A près douze années de dictature nationale-socialiste, les bibliothèques allemandes n'étaient plus qu'un champ de ruines, un nouveau « Sodome et Gomorrhe " selon l'expression du bibliothécaire de l'université de Tùbingen (1) . Nous nous proposons ici d'analyser la restauration de ces institutions. L'enjeu était celui de la « dénazification et de la rééducation » des Allemands. La définition d'une telle politique incomba aux quatre occupants - Soviétiques, Américains, Britanniques et Français. La spécificité scientifique des bibliothèques universitaires (alpha et oméga de la recherche) allait-elle conduire les Alliés à envisager un traitement particulier de ces établissements?
Depuis 1933, les bibliothèques avaient été victimes d'une épuration idéologique visant essentiellement les écrits des auteurs juifs et de ceux dont les thèses politiques contrevenaient aux théories du régime en place. Le premier autodafé fut organisé par Goeb-bels dans la nuit du 10 mai 1933 à travers tout le pays. On jeta au feu, entre autres, les ouvrages de Marx, Trotsky, Heinrich Mann, Tucholsky, Remarque (2) . Outre cette épuration, les bibliothèques furent contraintes d'acheter la production nazie. L'acquisition de ces ouvrages constitua le deuxième versant de l'endoctrinement. Il va sans dire qu'au cours des années « brunes », les bibliothèques furent entièrement coupées du monde extérieur, ce qui devait provoquer un considérable déficit scientifique pour l'avenir (3) .
En plus du discrédit scientifique, les bibliothèques souffrirent des bombardements. A Hambourg, l'une des villes les plus touchées, on déplora la perte de 600 000 volumes environ à l'université. En revanche, malgré une destruction partielle du bâtiment, la bibliothèque universitaire de Fribourg conserva l'essentiel de ses ouvrages (4) . La relative préservation des fonds et des catalogues, en comparaison des pertes immobilières, résulta de mesures de sauvegarde prises très précocement (5) . C'est ainsi que la plupart des bibliothèques universitaires évacuèrent une partie de leurs fonds vers des dépôts annexes (caves, châteaux, mines de sel, etc.). Le Reich fut alors le théâtre du plus grand transport d'ouvrages jamais organisé. Ce furent des dizaines de millions de livres, de manuscrits, d'incunables, de cartes, qu'on mit à l'abri des attaques aériennes (6) . La conséquence de ces mesures de préservation se traduisit, au lendemain de la capitulation, par une extrême dispersion des fonds sur le sol allemand.
Bien avant la fin des hostilités, les Alliés avaient formé des projets de rééducation du peuple allemand. Les réflexions sur les bibliothèques universitaires, tout en restant marginales, ne furent ni entièrement négligées ni objet de consensus.
Au printemps 1944, les Britanniques se déclarèrent hostiles à une future épuration des bibliothèques universitaires allemandes afin d'éviter toute chasse aux sorcières » (7) . Le rejet de la censure reposait alors sur le refus d'user des mêmes méthodes que les nazis (8) .
Le Gouvernement militaire américain se montra lui aussi favorable à une réouverture rapide des bibliothèques et condamna l'épuration, contraire à l'idée même de démocratisation. Elle risquait tout au plus d'aiguiser l'intérêt pour les ouvrages censurés. Les Américains envisagèrent cependant un certain nombre de restrictions affectant la consultation des ouvrages (9) .
Le 4 septembre 1945, le Gouvernement militaire français promulgua des instructions plus limitatives encore : « Les bibliothèques universitaires (...) remettront à la disposition des lecteurs les livres mis à l'index par le IIIe Reich. Une commission nommée par le recteur, et composée d'au moins un membre de chaque faculté, décidera quels ouvrages devront être retirés de la circulation en raison de leur tendance nationale-socialiste. Ces livres ne seront pas détruits. Ils seront mis à part et gardés en sûreté. Ne pourront les consulter que les lecteurs qui justifieront de motifs scientifiques sérieux et qui auront auparavant obtenu l'autorisation du professeur compétent et du doyen. » (10)
Quant aux Soviétiques, ils déclarèrent que « la conservation de littérature nazie dans les bibliothèques de prêt et dans les bibliothèques universitaires favoris [ait] la propagande nazie sur la jeunesse déjà contaminée. [Il fallait] donc épurer les bibliothèques universitaires et (...) prendre la décision de ne pas restituer à ces bibliothèques les ouvrages qui éduqu [aient] l'idéologie nazie, ainsi que le matériel qui [aurait] pu augmenter le potentiel de guerre allemand ». (11)
Ces positions initiales disparates évoluèrent rapidement. En effet, ces directives furent bientôt remplacées, le 13 mai 1946, par un ordre émanant du Conseil de contrôle (seul organisme interallié quadripartite).
L'ordre n°4 du Conseil de contrôle, intitulé «suppression de la littérature et des publications ayant un caractère nazi et militaire» stipula dans son article 2 : «Tous les directeurs des anciennes bibliothèques nationales ou municipales, tous les recteurs d'universités (...) devront (...) retirer des bibliothèques dont ils ont la charge toute littérature nazie et militaire mentionnée au paragraphe 1 [littérature « faisant preuve d'un esprit de propagande en faveur du nazisme, du racisme, de la conquête de territoires étrangers, ou contenant de la propagande dirigée contre les Nations Unies. Tout ce qui contribue à l'entraînement militaire, à la conservation et au développement du potentiel militaire (...) ainsi que tous règlements, instructions, prescriptions, cartes, plans schémas, et destinés à toutes espèces d'unités et d'armes ] et après l'avoir cataloguée et classée avec soin dans les locaux spéciaux, la remettre, avec les fiches correspondantes, aux représentants de la Kommandatura militaire ou d'autres Autorités alliées.» Le dernier paragraphe précisa : Toutes les publications et matériels mentionnés dans la présente ordonnance seront mis à la disposition du Commandant militaire de la zone, aux fins de destruction.» (12)
Ce document témoigne à la fois de l'effort des quatre occupants pour définir une politique commune et du durcissement des « conceptions initiales des Occidentaux. Pour la première fois sont mentionnées l'épuration des ouvrages à caractère militariste et la destruction des documents censurés. Il est clair que les trois Occidentaux ont accepté de se conformer aux directives soviétiques. En revanche, malgré les réserves des Soviétiques, les Américains parvinrent à faire adopter un amendement permettant de « sauver de la destruction certains livres qui présen[taient] un intérêt scientifique ». (13)
L'étude de la remise en marche des bibliothèques reflète de nouvelles divergences dans la manière dont les Alliés appliquèrent les directives élaborées en commun.
La restauration des locaux constituait la première condition de la réouverture des bibliothèques. Aussi, les Américains, après avoir réquisitionné la bibliothèque universitaire de Heidelberg, évacuèrent-ils les lieux dès la fin de l'année 1945 (14) .
La préoccupation majeure des bibliothécaires fut alors de récupérer les fonds disséminés. Les occupants négocièrent les rapatriements d'ouvrages entre les quatre zones d'occupation. Les tractations furent délicates avec les Soviétiques (15) . Les collections mises à l'abri dans les régions orientales, passées sous administration polonaise après la Conférence de Potsdam, ne furent jamais rapatriées (16) .
Comme dans tous les autres secteurs d'activité, le personnel des bibliothèques fut soumis aux mesures de dénazification. Seuls les plus compromis furent limogés définitivement, les autres furent suspendus ou maintenus conditionnellement.
Pour ce qui concerne la sélection des ouvrages, un rapport du professeur Rest, bibliothécaire de l'université de Fribourg, permet de reconstituer le processus. Les ouvrages les plus récents - et donc les plus suspects-furent examinés en priorité. Dans un deuxième temps, on inspecta ceux antérieurs à 1930. L'épuration fut effectuée à partir des catalogues alphabétiques et les fiches des ouvrages incriminés, retirées des catalogues accessibles au public. Au fur et à mesure de la parution de « listes noires » établies par les Soviétiques et les Américains (17) , l'épuration fut complétée (18) . Un exemplaire de chaque ouvrage « épuré » fut gardé dans une réserve accessible aux seuls enseignants et chercheurs sur autorisation du directeur de la bibliothèque ou du Gouvernement militaire (19) . Les autres furent mis au pilon. Si les Américains et les Soviétiques établirent les listes des ouvrages qu'ils voulaient voir disparaître des rayonnages, il semble qu'il n'en ait pas été de même pour les Britanniques et les Français. Inversement le contrôle français sur le travail d'épuration fut très pointilleux. A Fribourg, en mars 1948, un incident éclata lorsque les autorités françaises découvrirent sur les rayonnages un lot d'ouvrages à connotation militariste (20) . Le directeur de la bibliothèque fut aussitôt sanctionné (21) . Pour sa défense, l'université argua de l'imprécision des consignes françaises en matière d'épuration. Elle demanda que la suite du processus fût menée de concert avec le Gouvernement militaire (22) . Cette affaire constitua la crise la plus grave ayant affecté les bibliothèques universitaires dans les trois zones occidentales. Il est très révélateur que l'incident éclata, non au sujet de la dénazification stricto sensu, mais de la « démilitarisation
Afin de pallier les pertes et les lacunes résultant de douze années d'isolement, les bibliothèques universitaires s'efforcèrent de compléter leurs fonds. Elles acquirent des collections provenant d'institutions dissoutes ou de personnes privées. Les bibliothèques personnelles d'enseignants congédiés pour compromission avec le IIIe Reich furent saisies (23) . Certains professeurs firent don de leurs fonds privés à l'Université (24) .
L'acquisition d'ouvrages récents était quasiment impossible sur le marché allemand. Dans ces conditions, l'aide fournie par la Suisse fut fondamentale (25) . Bientôt - dès 1946 -, plus soucieux de contribuer à une rééducation constructive que répressive, les occupants fournirent eux aussi un soutien considérable : dons de livres et de journaux et organisation d'échanges entre bibliothèques. Des contacts furent noués entre les bibliothèques de Bonn et Cologne et la Bodleian Library d'Oxford (26) . Ainsi s'opérait la transition entre « dénazification et « coopération ».
Par rapport au reste de l'institution universitaire, les bibliothèques présentent un certain nombre de spécificités. Elles ne furent soumises qu'à une législation minimale de la part de l'occupant. Au lieu d'une épuration rigoureuse, les trois Occidentaux optèrent pour un contrôle de la consultation des fonds. Les usagers traditionnels n'avaient accès qu'aux seuls ouvrages autorisés mais enseignants et chercheurs pouvaient avoir communication des volumes « censurés ». Ainsi les Alliés préservèrent-ils la valeur de la bibliothèque comme lieu de mémoire et outil scientifique. En refusant la destruction radicale de la production nationale-socialiste ou militariste, ils marquèrent aussi leur rejet de l'autodafé et des pratiques de la barbarie qu'ils avaient combattue.