Par ordonnance du 28août 1940, l'autorité d'occupation interdit aux associations toute réunion de plus de trois personnes - autrement dit toute vie associative... (voir fac-similé ci-joint). La loi du 15 septembre 1940 (J.O. du 5 novembre 1940) viendra quelque peu assouplir ce texte tout en précisant que les associations ne sont plus autorisées à se préoccuper de la défense des personnes (actions de types syndicales) (1) . Les statuts de l'ABF deviennent donc parfaitement contraire à la loi.
A la même époque, quelques circulaires en allemand arrivent à l'ABF qui lui précisent dans quelles conditions elle peut envisager de faire paraître son Bulletin. Un maigre numéro sortira daté "octobre 1940 - août 1941". Le Bulletin cessera ensuite de paraître, faute de papier a-t-on dit (2) .
Nos collègues réagissent à la circulaire du 28 août 1940 : ils obtiennent une décision de l'autorité militaire allemande du 30 juillet 1941 leur accordant le droit de réunion et se mettent en conformité avec la loi en rédigeant de nouveaux statuts où ne figure plus la phrase concernant la défense des intérêts des bibliothécaires. Le bureau profite de l'occasion pour proposer un schéma d'organisation en trois sections : Lecture publique, Études et documentation, Bibliophilie et histoire du livre. Reste à faire approuver ces nouveaux statuts par les adhérents. Une Assemblée générale est convoquée le 8 février 1942, précédée d'une enquête par voie postale : chacun peut faire connaître avant la réunion ses remarques ou propositions. Les réponses seront assez nombreuses, compte tenu des difficultés de l'heure (la France est coupée en deux par la ligne de démarcation). Les suggestions sont souvent de peu de portée, parfois intéressantes.
Mais il est une réponse plus troublante et qui aujourd'hui encore peut interpeller notre profession : un collègue propose que les nouveaux statuts prévoient d'éliminer les adhérents juifs ou francs-maçons! (voir document). Une lettre d'accompagnement, manuscrite se veut moins officielle, presque cordiale à l'égard du président - qui va devoir affronter "les discussions qui s'en suivront. Mais elle est plus précise encore sur la pensée de son auteur : "je sais que l'heure est trop grave pour que chacun ne prenne pas ses responsabilités [...] La question des Bibliothèques et de la lecture publique, dans leurs rapports avec la Révolution nationale, a été d'ailleurs à mon avis trop négligée jusqu 'ici. C'est pourquoi je compte, soit personnellement, soit par journalistes de mes amis interposés, entreprendre une campagne de presse à ce sujet où, naturellement, juifs, francs-maçons et tous ennemis du Maréchal ne seront pas ménagés. Je vous en parlerai d'ailleurs, notamment en ce qui concerne l'ABF (3) 'Et il envoie à son "cher confrère-ses . meilleurs et bien dévoués sentiments».
Que fit le président, ce «cher confrère-? Il n'a sûrement pas fait de réponse écrite. Et nous n'avons pas le procès verbal de la réunion du 8 février. Les propositions racistes du collègue de D. ont-elles été évoquées ? Y eut-il quelques remous ? Ceux-ci auraient-ils pu figurer dans les archives sans danger ? Probablement pas, et les statuts adoptés ont été transmis à la préfecture sans le moindre commentaire.
Les statuts ont été modifiés en février, mais la vie continue et les préoccupations professionnelles demeurent. Oublieuse des interdits, comme auparavant, l'ABF se préoccupe de défendre les bibliothécaires : dès avril 1942 elle écrit au préfet de la Seine pour réclamer pour les bibliothécaires parisiens le même statut que pour les bibliothécaires d'Etat. Plus courageuse est la lettre du président qui prend la défense de Mademoiselle Oddon condamnée à mort dans le cadre de l'affaire du musée de l'Homme - et ceci à peine dix jours après l'A.G. du 8 février (voir document) (4) .
Qui est ce collègue qui veut balayer de l'ABF les «ennemis du Maréchal- ? Un bibliothécaire modèle, ancien élève de l'École des chartes, auteur de plusieurs publications érudites qui font autorité, responsable actif de la bibliothèque et du musée de sa ville où il organise conférences et expositions...
Un fonctionnaire modèle, qui ne fait que mettre en oeuvre les options de sa municipalité, ralliée au Parti populaire français de Jacques Doriot (5) , qu'appliquer les consignes du Maréchal appelant à balayer de chez nous "cette vermine qui nous a fait tant de mal' (6) : engagé volontaire de la Grande Guerre il a probablement gardé le culte du vainqueur de Verdun...
Un citoyen exemplaire : il milite dans de nombreuses associations et sociétés savantes ; avant guerre, il a fait partie du comité de l'ABF où très confortablement élu, il s'était vu confier, par le bureau, des responsabilités importantes. Pendant l'Occupation, on le verra à la tête du comité local de ce que nous appellerions aujourd'hui une association caritative.
En 1945, le collègue de D. ne figure plus dans la liste des adhérents de l'ABF. L'Assemblée générale d'avril 1945 a en effet chargé le bureau d'examiner «s'il y a lieu de procéder à l'exclusion des membres qui ont fait l'objet de sanctions administratives ou judiciaires conformément à la législation sur l'épuration-. Il semble qu'il n'ait pas eu besoin de le faire, les intéressés s'étant d'eux-mêmes retirés. Et si sur ce point les archives de l'ABF sont restées muettes, nous savons d'autres sources que ce collègue a été frappé «d'indignité nationale,et révoqué en 1944, et qu'il ne fut pas seul dans cette situation. Un jugement de 1948 le lavera de l'accusation de «col-laboration", au motif qu'il avait sous-trait «aux autorités revendicatives des occupants-Aes plus précieuses des archives dont il avait la garde. En 1950, il sera décoré de la Légion d'honneur. Un bibliothécaire modèle vous dis-je ! Quant à Yvonne Oddon, dont la condamnation à mort avait été muée en peine de déportation, elle a eu la chance de revenir des camps d'internement. Elle entre en février 1946 au bureau de l'ABF comme archiviste et bien qu'elle exerce au Musée de l'Homme, elle poursuit son action en faveur de la lecture publique et fait partie du bureau de la section des bibliothèques publiques. Nommée commandeur de l'ordre de la Légion d'honneur, elle fera si peu état de ce titre que ses collègues semblent l'ignorer (7) ...
Dès mars 1945, l'ABF organise une réception en l'honneur des collègues alliés de passage à Paris. La paix revenue, MelleFoncin participe à un comité restreint de l'IFLA qui décide «qu'il ne saurait être actuellement question d'inviter des bibliothécaires allemands oujaponais»et que les échanges pourront reprendre quand les associations se seront reconstituées... En 1951 le président de l'ABF est invité au Congrès des bibliothécaires allemands.
L'heure n'est peut-être pas à l'oubli, mais sûrement à la reconstruction, aux constructions nouvelles...