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    Le cas Balzac

    Par Robert Tranchida

    Parmi lesécrivains classiques les plus édités, étudiés et traduits, le cas de Balzac (1) est exemplaire quant aux lectures idéologiques auxquelles son oeuvre a donné lieu, avec des conséquences certaines sur sa diffusion publique, en librairie comme en bibliothèque.

    On pourrait même s'interroger sur d'autres écrivains aussi divers et opposés dans leurs idées que Bloy, Vallès, Zola, Barrès, Céline ou Aragon. Mais par son oeuvre monumentale ou protéiforme, Balzac a cristallisé des types d'interprétations radicales ou contradictoires. Dés l'origine, la tradition critique a cherché à l'opposer à lui-même : le conteur feuilletoniste à la mode au génial penseur, le romancier immoral à l'historien des moeurs, le mauvais styliste au narrateur inventif, l'observateur réaliste au visionnaire passionné, enfin le conservateur réactionnaire au révolutionnaire, progressiste malgré lui. Sur le plan esthétique et littéraire comme sur le plan idéologique et politique, les discours critiques ont souvent tenté de jouer « Balzac contre Balzac ", les intentions et les opinions déclarées de l'auteur contre les significations de l'oeuvre ; les unes ont conduit des familles d'esprit idéologiques opposées à annexer sa pensée et à s'en réclamer; les autres en connivence ou en rupture, à en multiplier les interprétations.

    On a vu ainsi, des jugements de Charles Maurras aux travaux critiques de Maurice Bardèche, se figer un Balzac traditionaliste, d'extrême droite, catholique et monarchiste tandis qu'Engels ou Paul Lafargue, relayés par des critiques marxistes comme Gyôrgy Lukàcs, André Wurmser et par les thèses de Pierre Barbéris, ont institué un Balzac révolutionnaire, analyste des rapports de force entre classes sociales et théoricien de l'évolution historique du capitalisme. Tenté, dans ses années de jeunesse, par des idées libérales ou attentif aux théories utopiques (saint-simonisme, fouriérisme), Balzac avait cherché à concevoir un système idéal où l'autorité politique puisse garantir l'ordre moral, justice sociale et progrès économique contre la toute puissance de l'argent et l'égoïsme des groupes sociaux. D'où, chez lui, cette pensée paradoxale entre une critique sociale sans concession et une position éthique rigide. D'où cet éclatement des interprétations.

    Une autre veine critique, courant de Gautier à Proust, a abouti à autonomiser l'oeuvre des données biographiques et historiques, à considérer avant tout le texte littéraire, plus comme oeuvre d'art que comme discours de savoir, et dont l'approche textuelle pure a pu faire les beaux jours de la critique structuraliste. Quant aux théoriciens du Nouveau roman, Robbe-Grillet en tête, ils n'ont eu de cesse de stigmatiser dans le roman balzacien le modèle du récit romanesque conventionnel, « bourgeois », historiquement condamné, à dépasser.

    Cependant l'oeuvre balzacienne échappe à tout système strict de références et s'apparente à un monument inachevé, une construction plurielle dont fait justement preuve le foisonnement des courants critiques qui ont été largement représentés sur les rayons de toutes bibliothèques d'études ou de lecture publique dignes de ce nom.

    Un bilan approfondi de ces positions critiques, radicales ou historiques, demanderait bien plus de nuances. Il mettrait en évidence la part fondamentale des véritables travaux universitaires qui se sont développées essentiellement à partir des années 1950 et qui ont eu pour principe de se mettre à distance de tout discours critique engagé , de remettre l'oeuvre en chantier", de renouveler les approches (biographiques, historiques, thématiques, poétiques, sémiologiques, psychanalytiques, génétiques,...), de jouer aussi bien "avec" que " contre » Balzac. Ce renouveau des études balzaciennes a eu des conséquences sur l'activité éditoriale, la diffusion et la connaissance de l'oeuvre. Si au XIXesiècle de nombreuses éditions populaires l'avaient rendu présent dans les bibliothèques familiales comme publiques, jusqu'au milieu de notre siècle on a continué à lire Balzac « tout nu ", la plupart des éditions étant dépourvues de notes ou d'appareil critique. Il existait bien quelques éditions d' "Oeuvres complètes" critiques et plus ou moins fiables, peu accessibles et plutôt onéreuses. Mais dans les années 1960-70, avec la collection des « Classiques Gar-nier» puis dans l'élan provoqué par la parution de La Comédie humaine dans la seconde "Pléiade" (1976-1981), les éditions d'oeuvres séparées se sont multipliées pour aboutir à la surenchère contemporaine d'éditions semi-critiques de poche, surtout depuis le divorce entre les collections Le Livre de poche" et «Folio". Si bien que, désormais, presque toute l'oeuvre est largement éditée et accessible pour la lecture publique, y compris les textes les moins connus ou les plus « introuvables ». De même, les travaux critiques sont bien vivants et bien diffusés au niveau national comme international : d'après l'Index Translationum, publié par l'Unesco, Balzac est le classique du XIXe siècle le plus traduit après Jules Verne, particulièrement en russe, en allemand et en espagnol. Nombreuses sont également les études critiques traduites dans au moins quinze langues différentes, cette activité éditoriale internationale étant bien entendu le reflet historique de la diffusion de l'oeuvre balzacienne et des discours critiques dominants dans chaque pays.

    L'oeuvre d'un classique comme l'est celle de Balzac semble toujours contemporaine du lecteur qui s'en empare, par les virtualités qu'elle recèle comme par les interprétations de tous bords qui la réactualisent.

    1. Pour l'ensemble des données bibliographiques auxquelles il est référé implicitement, on consultera le fonds de la Bibliothèque d'études balzacienne de la Maison de Balzac (tél. : 01 42 24 56 38). retour au texte