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    Rencontre avec Alain Rivière

    Autour du don de manuscrit et d'archives de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier à la Médiathèque de Bourges

    Par Jacques Rivière, Médiathèque de Bourges
    Par Alain Fournier, Médiathèque de Bourges

    C'est à l'occasion de la création de la Fédération nationale des Maisons d'écrivains et des patrimoines littéraires, en décembre 1997, qu'Alain Rivière annonça son souhait de faire, à la Ville de Bourges, le don exceptionnel du fonds de manuscrits et d'archives dont il est détenteur. Fils de Jacques Rivière, qui fut le directeur de la NRF entre 1911 et 1925, et neveu du romancier il a tenu à ce que ce fonds d'importance historique et littéraire soit désormais consultable dans le pays même du Grand Meaulnes.

    Elisabeth Dousset, directrice de la médiathèque qui s'est vu confier la conservation et la communication du fonds, a commencé à en dresser l'inventaire (voir encadré).

    Le récent congrès de l'ABF à Bourges a été l'occasion opportune d'inviter Alain Rivière à rencontrer les congressistes venus nombreux pour l'entendre parler de ce prestigieux fonds littéraire et découvrir les aspects d'un « métier » parfois insoupçonné : les grandeurs et les servitudes de l'héritier. Nous en publions quelques propos choisis par l'auteur.

    Philosophie de l'héritier par Alain Rivière

    Héritier de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier, en tant que fils et neveu, j'ai souvent à défendre ma situation qui n'est pas seulement un privilège mais aussi un droit, un devoir et un métier.

    À sa naissance, l'héritier reçoit un patrimoine. Il n'a pas le droit de le dilapider, ni de le laisser tomber en poussière, ni de l'enfouir dans la terre comme le mauvais serviteur de l'Évangile. Il a au contraire le devoir de le faire fructifier et donc de le conserver soigneusement et de le développer par tous les moyens.

    Quelques règles objectives s'imposent alors pour la gestion de ce patrimoine. Tout d'abord, la nécessité d'une connaissance appronfondie de son contenu. C'est l'oeuvre d'une vie. Elle est facilitée et enrichie par les contacts avec les chercheurs ou les simples amateurs, curieux ou passionnés qui veulent tout connaître de ce que vous possédez et vous obligent à commencer par le savoir vous-même.

    Vient alors le problème de l'interprétation. Le détenteur des droits ne peut se permettre de faire servir son patrimoine à l'exploitation de ses idées personnelles. Il a, plus que tout autre, un devoir d'impartialité et d'objectivité. Il ne doit non plus rien cacher ni déformer, ne parlons même pas de falsifier quoique ce soit de ses archives. Il ne peut refuser la communication de son fonds, même si cela peut lui poser des problèmes. En cela, il est en droit d'attendre des visiteurs ou emprunteurs la même retenue et le même tact dont il aura lui-même fait preuve.

    Tout ceci requiert une inlassable activité, pour maintenir l'actualité du message dont il a le dépôt, par des publications, conférences, colloques, annotations d'éditions, lectures de thèses et conseils aux étudiants qui peuvent lui prendre beaucoup de temps quand ce n'est pas un plein temps.

    Il aura à faire face alors, avec la plus méritoire impassibilité, aux critiques et aux accusations, aux calomnies même dont on n'est pas avare à l'égard des héritiers. Ceux qui ne sont pas héritiers sont en général les plus virulents à dénoncer chez lui l'une ou l'autre des formes d'infidélité signalées plus haut, sinon les premiers à contester sa façon de gérer son patrimoine. En tout cas, de mettre systématiquement en doute sa compétence, surtout s'ils ont eux-mêmes déjà formulé quelques théories hâtives sur l'interprétation de l'oeuvre.

    L'héritier a beaucoup d'atouts, dont celui d'être à la source de l'oeuvre : il est tombé dans le chaudron à sa naissance comme Obélix et il n'a pas besoin de boire la potion magique. Mais il a un défaut qui en est la conséquence : il ne peut être entièrement impartial. On ne doit pas le lui demander. On n'a pas le droit de le lui reprocher car il donne ce qu'il a et ce qui a fait souvent partie de lui-même, au-delà de la conscience qu'il peut en avoir. Aussi faut-il qu'il ait assez de loyauté pour reconnaître sa faille et laisser courir les interprétations, sauf dans le cas où elles sont objectivement fausses. Il faut donc à la fois lui faire confiance pour son témoignage qui est irremplaçable, sans lui demander de se renier, encore moins de renier ses parents s'il réagit comme s'il était lui-même l'auteur.

    Ce que souhaite un héritier c'est que, passées les conventionnelles félicitations mondaines de salon qui le mettent mal à l'aise, les gens ne se détournent pas aussitôt de lui pour le vilipender par derrière de tout ce qu'il a fait ou n'a pas fait et qu'ils auraient eux-mêmes bien mieux su faire à sa place.

    Ceci dit, un héritier se doit de rendre hommage à tous ceux qui viennent à lui pour apprendre sincèrement ce qu'il peut leur apprendre, car lui-même a beaucoup à apprendre des autres, surtout de ceux qui modestement et consciencieusement cherchent la vérité. Celle-ci n'est jamais facile à découvrir lorsque, après bien des années, on se penche sur une oeuvre qui tenait par tant de liens à l'actualité, au tempérament de l'auteur, à son environnement, à ses amitiés et à ses influences. Un héritier peut avoir beaucoup de mal à démêler tout seul ces écheveaux. Il est souvent bien reconnaissant à un humble étudiant de l'y avoir aidé.

    Telle est, à mes yeux, la philosophie de l'héritier s'il veut pouvoir exercer son métier. Car il s'agit bien d'un métier qui absorbe non seulement son temps mais son esprit, toujours en éveil et en réflexion sur ce qu'il lui dit de faire pour continuer d'entretenir son patrimoine.

    Je ne citerai qu'un exemple : l'année du centenaire de la naissance de Marcel Proust, en 1971, la correspondance de ce dernier avec Jacques Rivière, publiée par Isabelle Rivière en 1955, était épuisée ! J'interrogeai l'éditeur qui me déclara n'avoir pas prévu de la rééditer et affirma n'en avoir pas l'intention. Je réclamai aussitôt qu'il me rende mes droits, ce qui fut fait par retour du courrier. Je me mis dès lors en mesure de rééditer la correspondance à laquelle je pus ajouter, dans la nouvelle édition parue en 1976, cinq lettres inédites de Proust découvertes entre-temps par un chercheur australien venu exprès en France pour préparer la publication de la correspondance de Jacques Rivière avec André Gide. Je découvris alors qu'à la mort de mon père en 1925, Jean Paulhan, qui lui succéda à la NRF, avait mis la main sur tous les documents que son directeur avait laissés chez Gallimard et n'en avait jamais rien dit à personne. On retrouva ainsi huit lettres de Claudel, une correspondance avec Valéry Larbaud et d'autres avec un grand nombre d'écrivains ainsi qu'une infinité de pièces inestimables. Mais quand il fut question de me les restituer, je me heurtai à un refus inébranlable qui fut tempéré seulement par l'autorisation de photocopier le fonds tout entier. Je le garde donc précieusement avec simplement le regret qu'on ait cru bon de barrer chaque manuscrit d'un tampon Archives Paulhan qui rend impossible leur reproduction photographique dans un ouvrage.

    Telle est la vie quotidienne d'un héritier lorsqu'il s'intéresse à son héritage : on pourrait en faire une chronique qui ne manquerait pas d'incidents palpitants et quelquefois même tragiques comme la mort de ce chercheur dont j'ai parlé qui mit fin à ses jours dans la misère et la solitude.

    Pour ne pas terminer sur cette note sombre, concluons que le « métier d'héritier est un métier passionnant et imprévisible, qui ménage à la fois des joies et des soucis, mais que l'on ne voudrait changer pour aucun autre.