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    Synthèse du préséminaire

    15 mai 1998, Bourges

    Par Dominique Arot, Secrétaire général Conseil supérieur des bibliothèques

    C'est donc dans le cadre de cette très belle médiathèque de Bourges, qui en dit à elle seule plus long que tous les discours sur la formidable évolution des bibliothèques publiques, que nous nous sommes retrouvés hier après-midi pour explorer l'une des facettes du thème de ce congrès "bibliothécaire, acteur du changement » à partir de ce sous-titre : « les profils professionnels en mutation : diversification des fonctions ? éclatement des statuts ? »

    Je crois pouvoir me faire l'interprète de tous les participants de ce précongrès pour dire qu'interventions et débats ont permis de faire avancer notre réflexion commune. D'autant plus que nous n'avons pas cédé à cette tentation qui est parfois la nôtre consistant à ressasser de manière stérile des questionnements identitaires. Même s'il y a assurément lieu de s'interroger sur la place des professionnels de l'écrit dans une société où prédomine l'image, ou, comme le disait très justement hier matin Élisabeth Dousset dans Le Berry républicain, sur le rapport des bibliothèques, institutions de la durée, avec ce monde de l'éphémère dans lequel s'inscrit notre action.

    Avant même de rendre compte du contenu du précongrès proprement dit, je voudrais très brièvement esquisser le contexte social et économique à l'intérieur duquel s'inscrit toute réflexion sur notre devenir professionnel. Je le ferai à la lumière des analyses développées devant le Conseil supérieur des bibliothèques par Jacques Lesourne, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (1) . Ces quelques remarques envisagent les évolutions parallèles ou contradictoires du secteur public et du secteur privé. J'insiste sur le terme « évolutions qu'il ne faut bien sûr pas confondre avec celui de « progrès », pas plus qu'il ne faut perdre de vue les missions de service public des établissements du secteur public. Le secteur public a été construit sur un recrutement pour des carrières longues avec des substitutions lentes entre domaines professionnels. Cette lenteur des évolutions du secteur public peut conduire à plaquer des approches technologiques nouvelles sur des structures obsolètes, au moment même où le secteur privé se livre à des réorganisations drastiques. Rappelons que, dans le secteur privé, on assiste à la diminution de la partie centrale des activités (la production) au profit de l'amont (la préparation des investissements intellectuels, la formation, la recherche) et de l'aval (le service aux clients, la publicité, la communication, le service après-vente). Secteur public et secteur privé s'interrogent selon des logiques différentes sur quelques point essentiels.

    • * Le lieu de travail, avec en particulier l'avenir du « télétravail ».
    • * La durée du travail : on sait qu'il s'agit d'un sujet sensible dans les bibliothèques, avec en corollaire la question des horaires d'ouverture et celle du temps partiel. On constate dans l'industrie que, hormis quelques tâches de maintenance, il n'est plus nécessaire que tous soient présents au même moment dans l'entreprise.
    • * Le contrat de travail : il est différent dans le secteur privé suivant qu'une activité est stable ou variable dans le temps. À ce sujet, il y aurait lieu d'analyser la permanence dans les bibliothèques d'un volume à peu près constant d'emplois précaires (11 % en 1996 dans les bibliothèques municipales).
    • La rémunération du travail: le secteur privé joue sur une combinaison de rémunérations fixes et dépendant des résultats. C'est, sans pousser trop loin la comparaison, la combinaison salaire fixe-primes que l'on retrouve dans le secteur public. Les tendances aujourd'hui à l'oeuvre dans l'ensemble de la société semblent privilégier l'individualisation de la rémunération (à la performance, au mérite) plutôt que la conception collective sur la base de grilles de salaire catégorielles.

    Ces quelques préalables posés, il faut être reconnaissant aux organisateurs du précongrès d'avoir, par le choix très heureux des intervenants, permis de privilégier une approche concrète, et tonique, de ces problèmes ; puisque, selon la formule utilisée au cours de l'après-midi par Bertrand Calenge, les bibliothécaires, acteurs du changement, sont tout d'abord les acteurs de leur propre changement ". Comme bien souvent, c'est en explorant d'abord un secteur extérieur aux bibliothèques, même s'il ne leur est pas étranger puis-qu'il s'agit de la politique de la ville, que la réflexion sur notre métier a pu s'approfondir. On sait que l'urgence et l'ampleur des problèmes sociaux dans un certain nombre de villes et de quartiers ont conduit les pouvoirs publics (l'État, les collectivités locales) à imaginer de nouvelles formes d'action dans le cadre de ce qu'il est convenu de nommer "la politique de la ville », ou plus précisément « le développement social urbain » (DSU) : politique et action qui reviennent à mieux coordonner des services agissant de manière isolée, mais aussi à imaginer de nouveaux dispositifs. À quelle catégorie d'agents doit-on et peut-on confier ces missions ? Quelles formations sont nécessaires ? Quel est le profil de ceux qui mettent ces politiques de développement social en oeuvre pour le compte des collectivités locales ? C'est ce qu'Elisabeth Dugué, chercheur au Conservatoire national des arts et métiers, et Philippe Mouton, de l'Observatoire de la fonction publique territoriale, ont cherché à établir en enquêtant sur quatre sites et en interrogeant une quarantaine de professionnels engagés dans ces actions. Pour mettre en place et appliquer des dispositifs, qui ont la caractéristique de reposer sur l'expérimentation et sur une politique contractuelle, on trouve sur le terrain deux catégories d'acteurs : d'une part des travailleurs sociaux, agents issus du monde de l'animation sociale, et, d'autre part, des spécialistes de la conduite de projets de développement urbain. En schématisant, d'un côté, des hommes et des femmes de terrain, de l'autre, des hommes ou des femmes de dossier ayant une formation plus lourde, par exemple de niveau DESS. À cette première distinction vient s'en ajouter une autre: certaines collectivités font le choix d'intégrer fortement les projets de développement social urbain à l'organisation traditionnelle et verticale de leurs services, on peut parler alors de « municipalisation ; d'autres préféreront conserver au dispositif un caractère plus souple et spécifique et le maintenir à l'extérieur des structures administratives municipales.

    Deux chiffres illustrent ces diverses stratégies. En 1995, sur l'ensemble des personnes engagées dans des programmes de développement social urbain, seulement 30 % appartenaient à l'un ou à l'autre des cadres d'emplois de la fonction publique. À Toulouse, en 1984, le développement social reposait sur un unique chargé de mission. Dans la même ville en 1998, le DSU est organisé à l'intérieur d'une direction administrative classique de 45 personnes.

    L'approche des animateurs peut être généraliste : impulser partout des dynamiques nouvelles, pour parler familièrement être le poil à gratter » des différents services. Elle peut être spécialisée : le sport, la culture, l'aménagement urbain. Elle peut reposer sur une pratique du terrain ou être plus axée sur une maîtrise des circuits institutionnels de décision et de gestion, être le fait d'agents titulaires ou de contractuels hors fonction publique. Dans tous les cas de figure, Élisabeth Dugué et Philippe Mouton identifient une double approche de la formation professionnelle : faut-il mettre en place des formations qui homogénéisent les qualifications sur l'ensemble du territoire, avec ce que cela implique d'institutionnalisation et de pérennité ? Ou bien faut-il se résoudre à un éparpillement de microformations épousant à court terme les singularités du terrain ?

    On retrouve ici, au terme de ce qui n'est un détour qu'en apparence, des débats que nous connaissons bien. La dernière, et non la moindre, des observations d'Élisabeth Dugué et de Philippe Mouton, porte sur ce qui est commun à l'ensemble des acteurs engagés sur le terrain. Ils ont relevé deux composantes identitaires communes :

    • un très fort engagement personnel et une conception militante de leur travail,
    • un attachement tout aussi fort aux valeurs de la République.

    Valeurs et engagement, attachement au service public, dont nous savons qu'ils fondent aussi l'action des personnels des bibliothèques. À l'intérieur de ce personnel, il est une catégorie statutaire nouvelle depuis les réformes statutaires de 1991 et 1992, un nouveau corps dans la fonction publique d'État, un cadre d'emploi renouvelé dans la fonction publique territoriale, je veux parler des bibliothécaires, le terme étant entendu ici dans son acception statutaire précise. Bertrand Calenge, responsable de leur formation à l'Institut de formation des bibliothécaires, a dû inventer avec son équipe une formation et définir des objectifs de compétence. Il nous a présenté le premier bilan établi au terme d'une enquête menée en 1997 auprès de 465 bibliothécaires d'État (2) . Cette enquête portait sur les fonctions occupées après affectation, sur l'évolution des tâches, sur le sentiment identitaire des intéressés à l'égard de leur statut, une partie du questionnaire s'adressant également aux chefs d'établissement.

    L'insertion de ces nouveaux agents est bien sûr conditionnée par l'évolution générale des bibliothèques. Un certain nombre de tâches traditionnelles, du fait même des évolutions technologiques, du fait de l'augmentation du nombre des usagers et de la diversification de leurs demandes, est « revisité dans un contexte nouveau. Pour ne prendre que quelques exemples, aujourd'hui, classer des livres, c'est aussi se préoccuper de leur accessibilité et de la signalétique, établir un catalogue, c'est avant tout s'inquiéter de la qualité des points d'accès pour le public. L'un des résultats saillants de cette enquête, c'est que, le plus souvent, ce sont les nouveaux bibliothécaires eux-mêmes qui ont construit leur poste à l'intérieur de leur établissement d'affectation. Poste qui prend dans la plupart des cas la forme de responsabilités transversales déliées d'une véritable contrainte hiérarchique verticale. Les bibliothécaires sont, par exemple :

    • responsables du contrôle d'une base bibliographique,
    • correspondants formation,
    • coordinateurs de l'accueil et de la formation des usagers, etc.

    Au passage, il faut noter que plus du quart des bibliothécaires interrogés occupe des responsabilités liées à l'informatique.

    Ce que ce bilan fait donc apparaître, c'est que, oui, les bibliothécaires exercent des responsabilités, mais de manière horizontale, au service d'une équipe de travail et du public, non pas de manière verticale et hiérarchique. De plus, malgré un réel malaise identitaire (sous-conservateurs ? Super-bibliothécaires adjoints ?) les bibliothécaires arrivent dans les établissements, porteurs d'une culture professionnelle renouvelée. Nous nous trouvons ici, à première vue, dans une perspective inverse de celle des acteurs du développement social urbain. Dans le cas du DSU, on part du terrain et l'on essaie a posteriori d'imaginer des réponses statutaires. Dans le cas des bibliothécaires, on part d'un statut qui est donné a priori, et l'on imagine la manière de lui donner un contenu, une traduction concrète et fonctionnelle dans les établissements.

    Mais à vrai dire, est-ce le statut seul qui a été déterminant pour forger cette culture professionnelle des bibliothécaires ? Je pense, la modestie de Bertrand Calenge et de son équipe dût-elle en souffrir, que c'est aussi et surtout la qualité et l'adéquation de la formation qui sont le point de départ de ce renouveau. C'est le trajet ou le cycle souvent décrit par les spécialistes de la formation des adultes et de la formation continue : for-mation-changement-formation. Au moment où s'élabore le rapprochement institutionnel de l'IFB et de l'ENSSIB, il me semble qu'il s'agit d'une réalité et d'un acquis à faire vivre et à maintenir...

    Nous avons terminé ce précongrès avec l'examen d'un cas concret : que se passe-t-il quand une bibliothèque (en l'occurrence, la bibliothèque départementale de l'Essonne) n'a pas eu de directeur pendant plus de cinq ans et que ses 26 agents vivent mal cette situation ? Comme la nouvelle directrice venue nous relater son expérience, Jacqueline Lévy-Bénichou, on commence par recadrer l'action de chacun dans un organigramme, par remettre à plat une série de problèmes réglementaires, de manière urgente, car « l'état de grâce » ne dure que quelques semaines. Mais, sur la durée, la directrice et ses partenaires du conseil général ont, compte tenu de la difficulté et de l'ampleur des problèmes rencontrés, souhaité confier à un consultant extérieur, Dominique Meier, une « mission d'accompagnement au changement ». À partir d'une série de concertations, souvent conflictuelles, ont été peu à peu redessinés les contours d'une stratégie de l'établissement vers son public ; les relations de travail, la communication, le développement personnel de chacun ont été repensés de manière collective, comme l'a expliqué lui-même Dominique Meier. Quelques mois plus tard, au terme de cette mission d'accompagnement au changement, les principaux objectifs ont été atteints ou sont en voie de l'être.

    De cette expérience concrète, je crois que nous pouvons tirer quelques leçons.

    • * Un nombre croissant de bibliothèques refuse la sous-administration et n'élude pas les remises en cause. Les établissements, en particulier à travers l'évaluation, cherchent à dépasser le quotidien. Les BDP, administrations de mission, longtemps prises par des urgences de desserte directe et immédiate, ont, décentralisation aidant, franchi ce cap.
    • * Un consultant extérieur (il en existe de sérieux) est en mesure d'apporter l'élément de médiation et de déblocage, les instruments méthodiques qui font défaut et qui permettent de sortir d'affrontements stériles.
    • ø J'ajouterai que le consultant joue souvent un rôle de "passeur entre des techniques de management en oeuvre dans le secteur privé et la gestion des ressources humaines dans le secteur public. En gardant présente à l'esprit la dimension propre du service public, il y a là une forme d'interaction intéressante.
    • * Cette expérience, présentée avec passion et réalisme par ses acteurs, montre comment, autour d'un projet, c'est toute une bibliothèque qui peut se remettre en marche, comment le projet constitue un vrai remède à la sclérose.

    Ces trois communications autour du DSU, des bibliothécaires et d'un projet d'établissement manifestent en commun un véritable souci du service public. Il est vrai que tous ceux qui détiennent et transmettent des savoirs se trouvent aujourd'hui à la recherche de nouveaux équilibres, après avoir été déstabilisés par le bouleversement des modes de transmission et d'appropriation des connaissances. La formation est indispensable dans la reconquête de ces équilibres. Cette reconquête est collective, elle est le fait d'équipes de travail. Cette dimension collective n'exclut pas l'intérêt qu'il y aurait à conduire aujourd'hui des études qui semblent faire défaut sur des parcours individuels de formation et de conduite de carrière. Faut-il rappeler une fois de plus, par ailleurs, que l'analyse des métiers des bibliothèques dans la fonction publique territoriale n'a toujours pas été menée de manière sérieuse ?

    Je souhaiterais conclure sur une mise en garde : améliorer l'efficacité des établissements, de leur gestion, de leurs services au public, des pratiques professionnelles qui y sont mises en oeuvre ne doit pas conduire à une vision à court terme de leur efficacité. Les processus d'accès à la connaissance, les cheminements intellectuels des usagers ne sauraient se mettre en équations et se réduire à quelques recettes, fussent-elles d'une grande complexité technologique ou technique. C'est la formation intellectuelle des bibliothécaires et la liberté de jugement qu'ils en recueillent qui occuperont toujours la première place.

    1. On pourra retrouver le texte intégral de cette intervention de Jacques Lesourne sur les pages web du CSB : http://www.enssib.fr/csb/ retour au texte

    2. Cette enquête a été présentée en détails dans le Bulletin des bibliothèques de France, t.42, n°6, 1997, p. 40-51. retour au texte