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    Intervention de Jean-Claude Groshens

    Par Jean-Claude Groshens, Président du Conseil supérieur desbibliothèques

    Depuis deux jours, vous avez analysé la fonction du bibliothécaire en tant qu'acteur - en tant qu'actrice - du changement.

    Je doute qu'il soit possible d'ajouter à vos réflexions, à l'échange de vos expériences, à vos pressentiments, des propos autres que très généraux. Ils ne peuvent échapper à la redondance que par leur caractère provocant. Je vais tenter de m'y employer.

    Au terme d'une année de fonctionnement du Conseil supérieur des bibliothèques, je suis tenté, en contrepoint de vos travaux, de poursuivre une interrogation sur ce qui fait la permanence de votre profession et de ses métiers. Sous des formes renouvelées ne reste-telle pas dans son essence, celle qui avait été décrite par un auteur cher à Claude Jolly, Gabriel Naudé, lors-qu'il écrivait en 1644 « en vain celui-là s'efforce de faire quelque dépense notable après les livres, qui n'a dessein d'en vouer et consacrer l'usage au public et d'en dénier jamais la communication ?

    Ne croyez pas pour autant que le Conseil supérieur ne se soit pas, depuis un an, préoccupé du changement, des changements intervenus dans vos établissements et dans l'exercice de vos responsabilités.

    Le Conseil a ainsi pris acte de ce que vous êtes aux prises avec une double mutation. Tout d'abord, celle qui résulte de la confluence de plusieurs réformes administratives qui ont fait de l'univers des bibliothèques un monde éclaté ; le Conseil a pris la mesure de la complexité et du morcellement des structures des bibliothèques françaises ; pour ma part, je connais peu d'autres secteurs d'activité où la décentralisation soit à ce point poussée : décentralisation territoriale, décentralisation universitaire, décentralisation des services érigés en établissements publics administratifs ou en établissements publics à caractère industriel ou commercial. À cette première mutation s'ajoute celle qui résulte de l'introduction dans vos établissements de ces technologies que l'on dit encore parfois nouvelles mais qui ne le sont plus pour vous.

    Il est toujours difficile pour évaluer la portée d'un changement de définir le modèle par rapport auquel ce changement s'apprécie. Comment échapper aux stéréotypes du passé, aux pesanteurs de modèles dépassés ? Être au coeur d'une mutation n'en a jamais facilité la compréhension et le risque est grand de s'en tenir à des apparences qui peuvent n'être que des leurres ; et corrélativement de s'en tenir (la formule est de Jacques Lesourne) à « la partie visible de l'iceberg qui est tout juste bonne à amuser les enfants » ; de passer à coup sûr à côté de la vraie signification du grand chambardement que nous vivons.

    C'est la raison pour laquelle le CSB a consacré l'essentiel de ses réunions plénières à rassembler témoignages, analyses ou commentaires sur l'entrée de notre pays dans la société de l'information, dont les conséquences économiques, culturelles, sociales vont bien au-delà de ses manifestations immédiates. Tout le monde en convient, mais seul un nombre restreint d'analystes en France ont tenté de cerner le problème dans toute son ampleur ; Jacques Lesourne l'a fait au cours de notre réunion du 18 décembre dernier qui s'est tenue symboliquement à la médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie. Le compte rendu est sur notre site Web.

    La conviction du CSB est que les bibliothèques sont une pièce centrale de l'entrée dans la société de l'information. Nous voudrions que nos travaux contribuent à en convaincre vos partenaires, qu'ils soient politiques, universitaires et scientifiques, ou administratifs, sans parler des usagers. C'est d'ailleurs dans cet esprit et à leur intention que notre rapport a été rédigé ; et c'est le thème de la lettre par laquelle je le présente au Premier ministre. Je cite : « toutes les bibliothèques sont concernées, et non pas seulement les établissements prestigieux ou à la pointe de l'innovation, dès lors que doit être poursuivie la desserte documentaire du territoire national tout entier. L'enjeu économique, scientifique, culturel est tel qu'il est inutile de souligner le risque qui serait pris à laisser se constituer une catégorie de citoyens exclus de l'information ».

    Décentralisation, autonomie, mise en réseau : tous changements dont les effets pour les bibliothèques sont positifs coïncident ainsi avec des évolutions, des bouleversements dont on ne discerne qu'encore imparfaitement la profondeur. Il serait vain de se livrer à un exercice de science-fiction ; mais il n'est pas impossible d'être attentif aux dérives qui pourraient affecter votre profession au-delà des changements auxquels vous êtes préparés.

    Ces dérives peuvent résulter des quelques grands mouvements de fond que les politologues ont inventoriés : la perte de cohésion ou si vous préférez la décomposition de la société civile, la montée en puissance de la violence privée qui se substitue à la norme publique ou si vous préférez la décomposition de l'État de droit, la crise de la notion de service public, bref (le dépérissement de l'État, dépérissement de l'État en tant que référentiel social, dépérissement de l'État en tant que référence doctrinale de l'organisation sociale, en tant que valeur théorique). Le spécialiste de droit public que je fus n'entend pas, cela va se soi, évoquer par cette formule les simples soubresauts d'un Léviathan empêtré dans une cure d'amaigrissement.

    Ma référence au dépérissement de l'État peut vous paraître décalée par rapport à vos préoccupations en ce qu'elle se rapporte à un contexte doctrinaire bien précis et peut-être un peu oublié. Déformant ou pas, c'est pourtant au travers de ce prisme qu'il faut, me semble-t-il, apprécier les répercussions sur votre profession d'une crise qui n'est rien d'autre que celle de la modernité.

    Valeur sinon morte du moins moribonde - elle peut renaître de ses cendres - l'État, perdu dans les contradictions des règles qu'il s'est données ou qu'il s'est engagé à appliquer, n'a-t-il pas du mal à jouer ce rôle minimal de régulateur de normes qui lui reste pourtant reconnu ?Je m'en tiendrai à ce seul aspect et n'insisterai pas sur son rôle d'impulsion, d'incitateur et de partenaire : vous en appréciez la valeur et l'impact dans vos établissements. Je n'insisterai pas non plus sur le rôle d'incitateur à l'évaluation qui doit être celui de l'État ; tenons-nous en à sa place de régulateur. Ce rôle normatif est d'autant plus important à l'heure où bibliothécaires et documentalistes soucieux d'introduire dans leur établissement les technologies dites nouvelles d'accès à l'information se heurtent à des problèmes juridiques complexes. Ne serait-il pas à cet égard tout à fait nécessaire que l'État désigne de manière claire un correspondant unique susceptible de recueillir l'information sur les diverses pratiques en cours et d'assurer une mission d'expertise de ces pratiques ?

    Prenant tous les risques, je vais pour illustrer un propos qui peut vous paraître trop général, prendre un exemple : celui du droit de prêt. Entendons-nous bien : je ne vais pas prendre position dans ce débat difficile. Je n'ai pas à le faire et le faire serait déplacé à tous égards, notamment vis-à-vis de la mission confiée à Jean-Marie Borzeix. Mon propos se veut problématique.

    De fait, j'observe que ce vocable recouvre des problèmes différents qui répondent chacun à des centres d'intérêt différents et à des logiques juridiques différentes. Faute d'être dissociés, ils ne peuvent que conduire à l'une de ces disputes de mots dont l'auteur de l'Épître à Timothée (la seconde) m'a appris « qu'elles ne servent à rien qu'à la ruine de ceux qui les écoutent ».

    Logiques différentes : j'en vois au moins trois.

    En premier lieu, la logique du droit de propriété intellectuelle, ce droit à rémunération d'un auteur qui s'impose dès lors qu'il en revendique l'application.

    Toute autre est la logique de la rémunération d'un droit d'usage au bénéfice de l'éditeur, sorte de servitude pesant sur l'ouvrage par une bibliothèque et restreignant son droit de propriété. Cette restriction du droit du propriétaire d'un ouvrage peut trouver plusieurs fondements :

    • Par exemple, la rémunération du préjudice subi par l'éditeur, chaque emprunt étant considéré comme une vente perdue. Ce préjudice, à la fois éventuel et incertain, peut éventuellement être compensé par un forfait si telle est la volonté du législateur.
    • Cette restriction du droit de propriété peut aussi trouver son fondement dans la volonté de compenser l'effet de la dérogation consentie à votre bénéfice des règles relatives au prix public du livre ; elle s'analyse alors en une sorte de restitution de la réduction qui vous a été consentie.
    • Elle peut aussi s'analyser comme une sorte de droit de suite destiné à compenser le montant des investissements effectués par les éditeurs pour trouver des auteurs ; les auteurs sont alors considérés, j'emprunte cette expression à un éditeur dans un article récent de la revue Commentaires « comme une espèce en voie de disparition ». Dans cette logique et en application des idées dominantes qui ont donné un contenu au concept de discrimination positive, ne conviendrait-il pas de prévoir en même temps que le droit de prêt, son corollaire, le droit de non-prêt au bénéfice de ceux des éditeurs dont les ouvrages, certes achetés, ne sont pas empruntés ?

    À ces deux logiques, le droit de propriété intellectuelle, la restriction du droit de propriété et de son usage, s'ajoute la logique de la participation au coût de fonctionnement d'un service, le droit d'abonnement ou les droits d'inscription. Vous en connaissez les règles et les détours.

    Ces trois logiques sont indépendantes l'une de l'autre. Elles sont de valeur juridique équivalente ; elles peuvent s'additionner dans leurs effets ou s'exclure ; leur régulation s'impose dans le respect des compétences constitutionnelles. Je ne me place pas sur le terrain qui pourrait paraître essentiel à certains celui de la conquête ou de la reconquête des lecteurs », pour employer une expression de l'éditeur que je citais tout à l'heure, mais je le répète, sur la possibilité qu'a sur ces différents terrains l'État régulateur d'arbitrer entre des normes et l'exercice de compétences.

    La question se pose en termes sinon identiques mais semblables lorsque doivent être considérées des principes de nature constitutionnelle, par exemple la libre administration des collectivités locales et cet objectif de valeur constitutionnel qu'est le pluralisme en matière de libre communication des pensées et des opinions. Je vous renvoie sur ce point également au rapport du CSB.

    Le rapport acte ces changements, ces incertitudes et la constante remise en cause de vousmêmes qu'ils exigent. Mais en même temps, il souhaite que vous soyez attentifs à ce qu'ils ne dénaturent pas votre métier. Restez fidèle à votre identité professionnelle, restez les gardiens de la mémoire du monde avec ses fientes et ses fulgurances. J'en reviens à Naudé « il n'y a point d'extravagances ou de dangers d'avoir dans une bibliothèque... toutes les oeuvres des plus doctes et plus fameux hérétiques » ; et plus près de nous, à Bourges le jour de l'inauguration de la Maison de la culture en 1964, Malraux évoquait par une phrase bien à sa manière « tout ce qui sur la terre a appartenu au vaste domaine de ce qui n'est plus mais qui a survécu ».

    N'envisager le changement que du seul point de vue des bibliothécaires procéderait d'un corporatisme étroit et stérile. Pour les bibliothécaires et les bibliothèques, être acteurs du changement, c'est certes précéder et accompagner nos concitoyens dans cette formidable mutation représentée par l'entrée dans la société de l'information. Les bibliothèques qui constituent l'équipement culturel de proximité le plus apprécié des Français, sont la pièce centrale, je le répète, de cette entrée ; et c'est pourquoi la responsabilité de ceux qui les animent dans la médiation auprès des usagers est à la fois si importante et si urgente. Cette responsabilité ne s'exercera dans sa plénitude que si n'est pas perdu de vue ce qui fait le coeur de votre métier. Notre rapport l'affirme avec une sorte de virulence tant est forte notre conviction : ce qui fait le coeur même de votre métier et sa justification, ce qui demeurera indispensable, quelles que soient les évolutions sociales et techniques auxquelles vous êtes confrontés, ce sont les collections et l'accès à leur contenu. Ce qui fait le lien entre tous les établissements, quel que soit leur statut administratif, c'est le patrimoine qu'ils détiennent, qu'il s'agisse des collections physiques de documents imprimés, graphiques et audiovisuels, ou de ces collections virtuelles numérisées qui s'édifient peu à peu. Ce qui fait la légitimité de vos interventions, c'est cette reconnaissance du rôle intellectuel qui est le vôtre et de la responsabilité qui en découle, rôle et responsabilité, à la fois premiers et au fond, immuables mais qui impliquent de votre part un retour sur vous-mêmes, et j'irai même jusqu'à dire un sursaut. Combien de temps consacrez-vous effectivement à la construction intellectuelle d'une politique d'acquisition qui aille vraiment au-delà de l'office des libraires, des fracas de l'actualité et de la lecture plus ou moins passive de bibliographies publicitaires ou strictement signalétiques ? Quelle est la part dans votre formation continue de la veille sur l'évolution des disciplines dans tous les domaines du savoir ?

    Dans vos préoccupations, distinguez celles de vos cibles qui sont accessoires et celles qui sont essentielles. À l'heure des réseaux, vous avez à sélectionner des sources d'information et à en valider le contenu : cette activité n'est nouvelle qu'en apparence, puis-qu'elle repose sur la même exigence intellectuelle. C'est elle qui fonde votre compétence et c'est elle seule qui vous permet d'échapper à tous les conformismes, qui vous autorise à vous imposer comme les interlocuteurs de vos hiérarchies administratives et qui vous met en situation de remplir votre mission.

    C'est ce qui permet de s'opposer à cette anomalie majeure qui consiste ici et là à confier la direction d'établissements à des agents sans formation.

    Votre mission n'a pas changé depuis 1664. Vieilles lunes ressassées, direz-vous ?... Delacroix, à propos de Byron, notait dans son journal, le 15 mai 1824 - c'est presque un anniversaire - « ce qui fait les hommes de génie ou plutôt ce qu'ils font, ce ne sont point les idées neuves, c'est cette idée qui les possède que tout ce qui a été dit ne l'a pas encore été assez ».

    Puissiez-vous être possédé par cette idée !