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    L'héritage patrimonial de J.M. Charcot

    La bibliothèque Charcot à la Salpêtrière

    Par Véronique Leroux Hugon, Conservateur bibliothèque Charcot

    La a bibliothèque Charcot, devenue Bibliothèque de neurosciences J.-M. Charcot depuis son rattachement à l'université Paris-VI, a connu plusieurs avatars : appartenance à des administrations diverses, accroissements variés, par des dons successifs, du fonds primitif... Le qualificatif de bibliothèque patrimoniale s'applique parfaitement à la bibliothèque personnelle de Jean Martin Charcot.

    Des donations multiples

    L'acte fondateur de la bibliothèque Charcot est le don que fit en 1906 Jean Baptiste Charcot, médecin et surtout célèbre explorateur, de la bibliothèque de son père. Jean Martin Charcot avait progressivement constitué une bibliothèque essentiellement médicale depuis ses premières années d'internat, en 1853, et, habitant l'hôtel de Varan-geville, boulevard Saint-Germain, avait fait dessiner les plans d'un mobilier sur le modèle de la bibliothèque des Médicis à Florence pour y installer ses collections.

    C'est ce précieux ensemble que Jean Baptiste Charcot remet solennellement en 1907 à l'Assistance publique, la Faculté de médecine, à laquelle il l'avait d'abord proposé, l'ayant refusé. Lors du discours d'inauguration, J.B. Charcot rappelle avec émotion : « Depuis que j'ai eu l'âge de comprendre, j'ai vu mon père, lentement, patiemment, connu de tous les bouquinistes, qui montrait son dos voûté penché sur les caisses du quai, recueillir un à un les livres dont il imprégnait sa pensée. {. . .} J'ai pensé que la seule place de [cette] bibliothèque était ici, et que l'âme de mon père, qui hante ces vieux murs, serait satisfaite de voir ainsi compléter son oeuvre. Peut-être, veillant sur le chercheur assidu, viendra-t-il parfois, invisible, indiquer le volume, tourner la page, montrer le passage qui éclairera le problème ardu... » Discours de circonstance, certes, mais je voudrais montrer en quoi ce rêve était prémonitoire.

    En 1965, à l'instigation du dernier titulaire de la chaire de Clinique des maladies du système nerveux (créée pour Charcot en 1887), le professeur Castaigne, la bibliothèque est réinstallée au premier étage de l'amphithéâtre Charcot dans son mobilier original, et enrichie de la bibliothèque des Internes de la Salpêtrière. À ces deux fonds vont s'ajouter plusieurs donations de collections spécialisées en neurologie : fonds des professeurs A. Souques, J. Lhermitte, P. Mollaret, J.-L. Signoret (1) .

    C'est sur ce substrat que va se greffer le fonds actuel de documentation spécialisée en neurologie, dont je ne parlerai pas ici, sauf à dire que la cohabitation de ces strates diverses est un facteur d'enrichissement réciproque.

    Le don Charcot se compose de plusieurs sortes de documents. Les imprimés comportent classiquement des ouvrages médicaux (traités, monographies) orientés vers la neurologie, mais aussi la rhumatologie ou la gériatrie, des collections de périodiques s'arrêtant à la mort de Charcot, en 1893, dont la collection du Progrès médical, des Archives de neurologie, de la Revue photographique des hôpitaux, mais aussi des périodiques anglo-saxons ou allemands, comme les Virchov Archiv. S'y ajoutent un très grand nombre de thèses dirigées par Charcot ou inspirées par ses travaux (hystérie, sclérose en plaques), et enfin une précieuse collection, reliée en une centaine de volumes de tirés à part envoyés à Charcot par ses très nombreux correspondants français, anglo-saxons, prussiens ou viennois, voire russes. Ces tirés à part sont souvent dédicacés.

    Outre les imprimés, nous conservons également deux types de documents manuscrits : les leçons que Charcot a professées de 1861 à 1893 et les observations des malades vus par Charcot, soit à l'Hospice-Vieillesse-Femmes qu'était alors la Salpêtrière, soit au cours de consultations externes qu'il avait ouvertes à l'hôpital. Il est à noter que les supports de ces documents, et particulièrement des observations, sont hétérogènes : dossiers de malades, revers d'enveloppe, fragments de notes et d'articles arrachés aux numéros, ce qui rend leur conservation difficile et le microfilmage impossible.

    Enfin, parallèlement à la constitution de sa bibliothèque, Charcot, bibliophile, a réuni une centaine d'ouvrages des XVIIe et XVIIIe siècles : c'est un fonds qui reste à exploiter, mais dont la richesse, notamment iconographique, est prometteuse.

    Une remarque de Léon Daudet résume bien cette rapide évocation : « Cette bibliothèque était remplie d'ouvrages de sorcellerie, de thaumaturges, et était comme un répertoire de tous les détraquements du cerveau. Il émanait d'elle un prestige malsain, mais elle ne devait pas renfermer de grandes richesses [sic]. Charcot lisait couramment l'anglais, l'allemand, l'espagnol et le latin, puis il savait feuilleter les êtres et il devenait attentif aussitôt que quel-qu'un lui apportait, sur un point quelconque, un renseignement précisa (2) »

    Dorénavant rattachée à la bibliothèque Charcot, celle des Internes, que ces derniers avaient constituée à partir de 1866 grâce à des cotisations et aux subventions municipales, est également riche et prend souvent le relais chronologique des collections de Charcot.

    Notons qu'un des plus ardents défenseurs des bibliothèques d'Internes (3) se trouve être Désiré Magloire Bourneville, lequel, collaborateur de Charcot, a très largement contribué à la publication et à la diffusion des oeuvres du maître. Ce point explique aussi la continuité des collections.

    Il s'agit d'un fonds médical classique, mais qui reflète l'orientation des services de l'Hospice : psychiatrie, neurologie, gériatrie. Les grands noms de la psychiatrie française - Pinel, Esquirol, Baillarger - se retrouvent ici, dans leurs traités ou leurs contributions abondantes à des revues qu'ils ont souvent fondées, comme les Annales médico-psychologiques, l'Encéphale ou la précieuse Revue de l'hypnotisme. Classiquement encore, la bibliothèque des Internes, dont une plaque commémore la création, possède les innombrables volumes du « Panckoucke » ou du « Dechambre soit de célèbres dictionnaires des sciences médicales qui ont contribué au rayonnement de la médecine du XIXesiècle.

    Le hasard, mais certainement aussi l'attachement des neurologues formés dans ce sanctuaire de la neurologie qu'a été avec Charcot la Salpêtrière, expliquent les donations suivantes : A. Souques, élève de Charcot, a « lui aussi légué au vieil hospice ses livres et ses corps de bibliothèque,, ; Jean Lhermitte, Pierre Mollaret, Théophile Alajouanine, plus récemment Jean-Louis Signoret, ou leurs descendants, adoptent la même démarche. Il s'agit ici de fonds concernant le xxe siècle, où la prépondérance anglo-saxonne s'affirme tant dans les ouvrages que dans les périodiques : ainsi, les Archives de neurologie, fondées par Charcot, ont disparu et ce sont les Archives of Neurology, de Chicago, qui prennent le relais, tandis que s'affirme au cours des années la séparation nette, officialisée en 1968, entre neurologie et psychiatrie.

    Ces derniers fonds reflètent bien l'évolution de la neurologie française. La Société de neurologie fête cette année son centenaire : bon nombre des présidents et des membres de cette société ont fréquenté la bibliothèque Charcot, alors bibliothèque dite « de service », où ils ont déposé les archives de leur société savante, et lui ont souvent légué totalité ou partie de leur propre bibliothèque.

    Une remarque pour terminer. Ces donations représentent quelquefois des cadeaux empoisonnés pour des raisons qui ne surprendront pas : d'une part, le manque de place pour des séries souvent redondantes et dépareillées, notamment de périodiques, très rapidement périmés pour des titres spécialisés ; d'autre part, le manque de moyens pour classer et valoriser ces fonds, inutilisables sans un repérage sommaire. L'extension de la rétroconversion des catalogues est une question d'actualité ; dans notre cas, une rétroconversion exhaustive s'avère délicate et nous avons dû fixer arbitrairement des dates-butoirs : 18501914 pour les ouvrages du fonds de Charcot et celui des Internes ; et à partir de 1990 pour le fonds actuel, dans le cadre de l'informatisation du SCD de Paris-VI.

    Après la description rapide de ces fonds, je voudrais donner quelques exemples de leur exploitation contemporaine : recherches terminées (ou interminables ?), recherches en cours menées par un public varié : neurologues et psychiatres soucieux de l'histoire de leurs disciplines, historiens, étudiants, journalistes fascinés par l'utilisation visuelle du lieu et de l'archive.

    Des recherches variées

    On ne s'attardera pas ici sur l'exploitation somme toute classique des ressources imprimées de la bibliothèque, sauf à dire que leur relative facilité d'accès simplifie le travail. Je vais plutôt citer deux types de recherches, thèses et monographies, qui ont pu se nourrir de ses fonds. Il s'agit évidemment de traiter non du contenu mais de la manière dont des thèses, par exemple, ont pu être menées.

    Voici trois exemples. Alain Lelouch a entrepris un gigantesque travail sur Charcot et la vieillesse, qui a fourni l'abondant matériel d'une thèse (4) suivie d'un ouvrage. Il a pour ce faire longuement compulsé le catalogue du fonds Charcot, qu'il a reproduit intégralement en fin de rédaction. Une démarche similaire a été suivie par Jacques Gasser pour une thèse à l'École des hautes études, suivie également de publication (5) . Cette considérable investigation lui a permis d'établir une chronologie extrêmement précise et exhaustive de la totalité des publications de Charcot, et de retrouver une observation non publiée : mise au point qui fera date. Enfin, Gérard Tillès a présenté l'histoire des bibliothèques médicales et des musées des hôpitaux de Paris, où la bibliothèque Charcot a sa place (6) .

    Dans Le Vrai Charcot (7) , Marcel Gauchet, pour les avoir brassées avec Gladys Swain, évoque « l'exceptionnelle richesse du fonds d'archives déposé à la Salpêtrière », fonds dont auparavant Michel Foucault avait noté l'intérêt. Ce dépouillement d'archives, acheva, dit M. Gauchet, de nous convaincre que ce qu'il y avait de plus parlant dans l'oeuvre de Charcot résidait dans son parcours même, que la priorité devait être à la reconstitution d'une trajectoire intellectuelle incomparablement instructive quant au travail de connaissance et de pensée qui a définitivement changé l'idée de l'homme psychologique dans le dernier tiers du XIXe siècle... » : tout est dit ici pour inciter à de nouvelles investigations.

    Appelé à devenir un classique, le Charcot, un grand médecin dans son siècle (8) , biographie écrite par un Américain (Christopher G. Goetz), un Français (Michel Bonduelle), tous deux neurologues éminents, et un Canadien (Toby Gelfand) titulaire de la chaire d'Histoire de la médecine à Ottawa, fait également le point sur Charcot. L'ouvrage s'achève par un essai historiographique sur les sources, en notant : « Si [la bibliothèque Charcot] n'était que le témoin de l'extraordinaire appétit de lecture de celui qui l'a réunie, elle serait déjà un trésor ; mais les livres de Charcot - les monographies portant sur tous les domaines de la médecine, avec une élection particulière pour le système nerveux, les séries de périodiques et les travaux de référence en plusieurs volumes - contiennent aussi les mentions en marges et autres annotations de leur lecteur. " C'est là encore dresser tout un programme de recherches à venir, par exemple sur la centaine de volumes de tirés à part envoyés à Charcot par ses collaborateurs du monde entier, et dont les thèmes, la provenance, les dédicaces et les notes personnelles sur l'exemplaire justifieraient une étude longitudinale, partiellement menée d'ailleurs sur des points spécifiques : misogynie et antisémitisme de Charcot, travaux sur la rhumatologie, l'hystérie, la chorée, pour n'en citer que quelques-uns.

    Un troisième aspect original des collections de Charcot a été abordé par le biais de la photographie médicale, à travers de fameuses revues qui ont vu le jour à la Salpêtrière : je parle ici de [Iconographie photographique de la Salpêtrière, dont les trois volumes, illustrés des magnifiques clichés d'Albert Londe (pour lequel Charcot avait fait construire un laboratoire photographique), ont fait couler beaucoup d'encre, et... de reproductions ! Entreprise poursuivie par la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière (1888-1918), où Charcot, son fondateur avec Henry Meige et le même Albert Londe, ont publié plusieurs articles. Ces publications témoignent de la modernité d'un médecin qui a su percevoir l'importance de ce nouvel outil d'investigation appelé à un avenir considérable ; plusieurs expositions récentes présentant ces clichés en témoignent, comme celles sur G. Duchenne de Boulogne ou Albert Londe.

    Comme il arrive fréquemment, la publication d'un travail sur Charcot, dans des disciplines d'ailleurs diverses, ouvre la voie à de nouvelles recherches : toutes les pistes ne sont pas encore explorées ; je pense notamment à ce fameux corpus d'observations de malades, -dont le décryptage est cependant délicat. Il y aurait aussi des tâches de longue haleine, comme une réédition argumentée de certaines parties de l'oeuvre de Charcot. Par exemple, ces Leçons du mardi. Charcot en Pléiade ?

    Certes non, mais du travail en perspective...

    Nous terminerons par une note optimiste. Le » sauvetage », ou plutôt la conservation du fonds Charcot, a bénéficié partiellement de techniques classiques et innovantes, allant d'opérations de dépoussiérage et de désacidification au microfichage (manuscrits) et au microfilmage d'une partie des documents, avec une attention particulière accordée au côté iconographique. L'inventaire des observations est en cours d'informatisation. L'ensemble bénéficiera évidemment de l'ouverture d'un Webpac et du site Internet du SCDM Paris-VI.

    Non, la bibliothèque Charcot, enclavée dans un prestigieux groupe hospitalier qui fête en 1999 le cent-cinquantenaire de la création de l'Assistance publique, n'est pas morte ! *

    1. Ph. Ricou, V. Leroux-Hugon, J. Poirier : La Bibliothèque Charcot à la Salpêtrière. Paris, éditions Pradel, 1993. retour au texte

    2. Léon Daudet : Devant la douleur. Paris, Grasset, 1931. retour au texte

    3. D.M. Bourneville : Rapport au Conseil municipal de Paris, 1877. retour au texte

    4. A. Lelouch : « Histoire de la vieillesse et de ses maladies... La contribution de J.M. Charcot et des médecins des hospices parisiens ». Thèse, doctorat de philosophie, université Paris-l, 1986, retour au texte

    5. Jacques Gasser : Jean Martin Charcot et le système nerveux. Étude de la motricité, du langage, de la mémoire et de l'hystérie à la fin du XIXe siècle ». Thèse, EHESS, 1990. - Aux origines du cerveau moderne. Paris, Fayard, 1995. retour au texte

    6. Gérard Tilles : « Histoire des bibliothèques médicales et des musées des hôpitaux de l'Assistance publique à Paris. L'exemple de l'hôpital Saint-Louis ». Thèse, lettres, université Paris-XII, 1995. retour au texte

    7. Marcel Gauchet, Gladys Swain : Le Vrai Charcot. Les chemins imprévus de l'inconscient. Paris, Calmann-Lévy, 1997. retour au texte

    8. Ch. G. Goetz, M. Bonduelle, T. Gelfand : Charcot. Constructing Neurology. New York, Oxford University Press, 1995. - Charcot, un grand médecin dans son siècle. Paris, éditions Michalon, 1996. retour au texte