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    Du sauvetage à la mise en valeur

    Le patrimoine textile de la Bibliothèque municipale de Saint-Quentin (Aisne)

    Par Alain Pecquet, Bibliothécaire BM de Saint-Quentin

    Les bibliothèques municipales sont suffisamment occupées à promouvoir les collections de toute nature dont elles ont la charge pour ne pas se laisser envahir par des objets parfois encombrants, n'entrant pas forcément dans les critères de définition du livre, encore qu'on s'apercevra que celui-ci n'est jamais trop loin...

    Il y a pourtant des exceptions notables, et beaucoup, parfois par affinités, surtout pour ne pas laisser perdre des ensembles uniques, ont accepté d'héberger des collections « insolites ».

    Je ne sais ce que penseront nos successeurs de l'accroissement en nombre et en volume des collections textiles déposées à la bibliothèque, mais il était difficile de ne pas prendre en compte un aspect essentiel de l'histoire locale dans une ville où 80 % des familles ont travaillé dans ce secteur, et de ne pas sauvegarder le peu qui restait.

    L'histoire qui suit montre comment une bibliothèque dont la lecture publique est la mission principale peut à son niveau constituer et mettre en valeur un patrimoine pour sa collectivité.

    Historique de la constitution des collections textiles de la bibliothèque

    Suite à une exposition réalisée par l'Association de sauvegarde du patrimoine industriel du Vermandois, et à la présentation des livres techniques de la bibliothèque, la Société industrielle de Saint-Quentin nous consulta en 1991 pour nous confier la conservation de ses 202 volumes d'échantillons. Représentant des indicateurs de tendance du textile et tissés pour la plupart de 1876 à 1933, ils comportaient des lainages, des fantaisies, des flanelles, des broderies et un fonds d'ouvrages techniques.

    Cette collection, destinée à l'origine aux industriels ainsi qu'aux élèves de l'école de tissage et de broderie, n'était plus exploitée depuis la disparition des enseignements. Pourtant, bien qu'acquise avec le mobilier qui l'abritait, elle ne permettait pas de faire apparaître le savoir technique des tisseurs en haute nouveauté, ni de donner la mesure de l'importance des tissus réalisés en broderie mécanique (près de 90 % de la production française était réalisée avant 1914 à Saint-Quentin).

    C'est avec le fonds Philippe Delaplace - regroupant les collections Dubly (astrakan, peluches) et celles d'Ismaïl Tavernier, dessinateur industriel à Bohain, près de Saint-Quentin (esquisses, dessins et mises en carte, échantillons de cachemire, broderies, velours, matelassés, zénanas...), réalisées pour les plus grands façonniers (1890-1930), en particulier pour la maison Rodier - qu'il a été possible de suivre l'évolution du travail réalisé sur place. Sont venus s'ajouter la collection Marc Weil, carnets d'échantillons prototypes pour les modèles haute couture couvrant les années 1890 à 1970, ainsi que des échantillons et des dessins provenant de l'usine de Maretz, façonnier de Coco Chanel.

    Ces collections uniques, réalisées en tout petit métrage (5 à 10 mètres) pour la haute couture - Tavernier, Dubly et Weil -, montrent que, contrairement à une idée reçue, la conception des tissus ne relevait pas uniquement de Paris mais aussi des savoir-faire du Saint-Quentinois.

    Un fonds documentaire, composé de manuscrits, cahiers de cours, livres de compte, livres techniques sur le tissage (dont de nombreuses impressions locales), la broderie et les apprêts, complète et permet d'appréhender les complexités techniques de la chaîne textile.

    Le traitement des collections

    Si les collections de la Société industrielle ne posaient pas de problème particulier, car elles étaient en bon état et bien conservées, il n'en allait pas de même pour les volumes du fonds Delaplace et pour ceux des collections Weil. Le sauvetage s'est effectué dans de très mauvaises conditions climatiques, sur une friche industrielle où les volumes étaient conservés à l'humidité. Une première vérification des documents ainsi que leur listage ont révélé leur mauvais état avec plus de précision qu'au repérage. Des moisissures étaient apparentes, et il était hors de question de les faire voisiner avec les imprimés sans risque de contamination.

    Ces collections ont été stockées dans un local indépendant et ont subi une opération de séchage sur des grilles Caddie. Il était nécessaire chaque jour de ventiler les volumes pour éviter un collage des feuillets et d'insérer des pinces à linge à chaque feuillet pour sécher les plus humides. Ensuite, chaque page était dépoussiérée et chaque échantillon nettoyé par aspiration avant d'être envoyé à la désinfection.

    Les Archives du monde du travail à Roubaix ont été sollicitées puisqu'elles étaient les seules dans le Nord à pouvoir traiter à l'oxyde d'éthylène une telle masse de documents. Cette technique bien connue pour le traitement des livres risquait néanmoins d'atténuer les coloris. Après quelques tests, nous n'avons constaté aucune détérioration et l'ensemble de la collection a pu être traité.

    Le premier inventaire ayant été complété, il a été décidé de décrire minutieusement les volumes présentant des références d'industriels, de maisons de mode et d'informations techniques. La zone des notes de la description bibliographique en UNIMARC a été très utilisée, ce qui a permis de croiser les informations concernant un fournisseur, un dessinateur....

    La présentation d'un volume type comporte au dos les indications générales de contenu (nom des principaux fabricants, classement des échantillons par motifs...). L'ensemble des échantillons est numéroté en continu (500 à 700 par volume) et un index en tête du volume facilite la consultation.

    Les collections Weil et Dubly ne comportent au dos que l'année de fabrication et, à l'intérieur, des indications de montage technique et une numérotation. La correspondance avec le commanditaire est donnée dans des registres indépendants dont malheureusement certains manquent.

    Le catalogue des albums de dessin de Tavernier à Bohain (Aisne)

    Le catalogue qui en a ensuite été dressé a confirmé leur importance pour les historiens, historiens du textile (techniques et mode) et historiens locaux, ainsi que pour les dessinateurs contemporains. Le goût de Tavernier pour les nomenclatures, les annotations dont il a scrupuleusement doté chaque volume font de cette collection un témoignage unique.

    Les pièces collectées gardent trace de l'activité de son cabinet de dessin industriel installé de 1890 à 1936 rue du Dieu-Levé à Bohain ; mais les albums comprennent aussi des tissus anciens, des motifs glanés aussi bien dans des catalogues de grands magasins que sur du papier d'emballage. Comme cette collection poursuivait aussi un but pratique dans l'activité quotidienne du cabinet - pouvoir retrouver facilement un motif déjà mis en carte, mettre en face d'une esquisse un échantillon tissé pour juger du rendu - les volumes sont paginés, les pièces numérotées, des renvois faits d'un volume à un autre.

    Sur un petit carnet, Ismaïl Tavernier a répertorié les 50 volumes de sa collection après que le 51 eut brûlé. Il y fait aussi le compte des paquets d'esquisses volantes classées par types de motifs. Cette volonté de sauvegarde et de classification semble l'avoir accompagné jusqu'à la fin de sa vie.

    Les esquisses, exécutées le plus souvent sur un papier-calque, sont réalisées à la pointe mine ou au fusain. Des rehauts à la gouache sont parfois nécessaires, lorsque le dessin est compliqué, pour distinguer les motifs.

    Les Esquisses Lyon sont toutes gouachées et réalisées sur un papier huilé devenu très cassant. Elles contiennent un grand nombre de motifs cachemire. Tavernier en souligne l'ancienneté et la finesse d'exécution.

    Les volumes d'armures et de mises en cartes

    Chaque tissu est le produit d'une armure : de l'entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame. On distingue trois armures de base, dites armures fondamentales : la toile, le sergé, le satin.

    Le dessinateur en textile dispose d'un répertoire de schémas, dits armures peintes, et de couleurs qu'il exécute sur un papier quadrillé dit de mise en carte à destination du liseur. Ce dernier est chargé de perforer le carton qui, inséré dans la mécanique jacquard du métier à tisser, lèvera les fils au moment nécessaire selon le type de tissu.

    Les volumes d'armures contiennent des armures peintes et sont classés par nombres de fils ou cordes.

    Les volumes d'échantillons

    Il s'agit d'albums contenant soit exclusivement, soit en grande partie des échantillons d'étoffes. Des esquisses, mises en cartes, armures complètent parfois l'information, de même que les notes renvoient à d'autres volumes. De nombreuses indications de provenance permettent de faire un premier relevé du tissage du Saint-Quentinois. Noms des entreprises, de directeurs, dates d'activité, types de production, noms de dessinateurs et éventuellement références du commanditaire.

    Tavernier réserve à ses clients les plus fidèles le sort d'un album particulier : esquisses et mises en cartes y dressent le tableau d'une collaboration parfois entachée d'une remarque lapidaire : « impayé ".

    Y figurent aussi des esquisses non retenues, le nom de certains dessinateurs.

    Les recueils de motifs

    La collection se compose de recueils d'imprimés (planches de motifs décoratifs) et d'albums thématiques assemblés par Tavernier lui-même (papiers découpés dans divers catalogues et brochures, papiers peints).

    Ce répertoire est puisé dans le vocabulaire traditionnel des arts décoratifs et dans des sources imprimées.

    Il tirait de cet ensemble des idées de décors. Le motif retenu faisait l'objet d'une esquisse, plus ou moins grande, puis d'une mise en carte.

    Cette multitude d'esquisses, mises en cartes, échantillons donne le vertige. Impression renforcée par l'effet d'accumulation, notamment dans le cas des motifs de petite dimension et que seule une très légère différence fait varier les uns des autres. Mais cette accumulation était indispensable au dessinateur obligé à l'inédit chaque saison, malgré les contraintes d'une technique de pointe qui ne pardonnait pas l'approximation.

    Les mises en cartes nous donnent à voir le degré de technicité nécessaire à cette phase théorique où le tissu et son motif ne sont encore qu'abstraction, entrecroisement de lignes et de couleurs.

    La collection Tavernier offre à la recherche de nombreuses pistes dont le défrichement sera la conclusion heureuse de la passion de collecter qui animait Ismaïl Tavernier.

    La mise en valeur des collections textiles

    Depuis 1991, bon nombre de volumes ont été présentés au public, en particulier lors de l'exposition « Tisserands de légende réalisée par la DRAC-Picardie et l'Association de sauvegarde du patrimoine industriel du Vermandois (en 1993 à Compiègne et au musée Galliera à Paris), à l'écomusée de Fourmies, au musée de la Dentelle de Caudry, prochainement au musée Henri-Matisse du Cateau... et ils sont bien entendu consultables 254 jours dans l'année à la bibliothèque.

    La dernière exposition a débuté pendant les journées du Patrimoine 1998 à l'espace Saint-Jacques et à la bibliothèque. À cette occasion, nous avons réalisé une monographie volontairement grand public faisant le point des travaux de recherches sur ce sujet (1) .

    Des thèses très importantes ont en effet été soutenues et publiées, en particulier les travaux de Didier Terrier sur les tisserands du Cambrésis et du Saint-Quentinois (2) . Il nous a semblé important de demander à ces chercheurs de présenter une synthèse de leurs recherches. Hilary Spurling, qui vient de publier un livre à Londres sur la jeunesse de Matisse (3) , montre combien ont compté les premières années de l'artiste vécues au rythme des métiers de Bohain et comment l'émerveillement de l'enfant devant les couleurs et les motifs nés de ce pénible labeur n'a jamais quitté le peintre. Elle a pu mettre en relation des échantillons précis avec certains motifs dessinés par Matisse.

    Il était aussi intéressant de donner la parole à une ethnologue : l'article sur la maison Weil de Françoise Lafayel, au-delà des informations nouvelles qu'il diffuse, est une approche des méthodes de l'enquête de terrain et des entretiens avec les tisseurs de Bertry.

    Un accent particulier a été mis sur la découverte par le grand public des techniques modernes de conception des motifs textiles (CAO). Le métier à tisser ancien, classé Monument historique, ayant appartenu à la société Chanel a fonctionné grâce aux tisseurs de La Filandière. Un échantillon pied-de-poule fantaisie des années 1930 conservé dans le volume Chanel a pu être retissé à cette occasion. Des ateliers d'art plastique étaient proposés aux enfants.

    Il ne s'agissait pas uniquement de commémorer une époque florissante de l'activité textile du Saint-Quentinois. Il était important de montrer et de valoriser les recherches et productions du textile d'aujourd'hui : le procédé informatique XBROD en broderie, et aussi toutes les nouvelles techniques dans le domaine de la filature, des apprêts, du tissage, de la broderie.

    Des productions locales ont encore leur place sur le marché, mais le grand public méconnaît leur provenance. Les industriels, habitués à présenter leurs tissus dans de grands salons internationaux, étaient quelque peu réticents à les montrer devant un public local. L'accueil qui leur a été réservé lors d'une Foire aux tissus a démontré l'importance d'une information sur la qualité des tissus et sur les techniques et les matériaux utilisés. Ces industriels souhaitent aujourd'hui renouveler l'expérience.

    Cette Foire aux tissus s'est déroulée sur la place de l'Hôtel-de-Ville les 9, 10 et 11 octobre, renouant ainsi avec la tradition médiévale de la Foire aux draps qui s'y tenait chaque année et commençait le jour de la Saint-Denis.

    De l'abbaye bénédictine Saint-Quentin-en-1'Isle, transformée à la Révolution en filature et où fut formé Luc Dachery, ne subsistent aujourd'hui que les 6 000 volumes conservés à la bibliothèque. De même, en conservant plus de 250 000 échantillons textiles (600 volumes in-folio), la bibliothèque a sauvegardé les seuls vestiges d'un passé industriel local florissant : ces catalogues de matière que Rodier, pour ne citer qu'un exemple, faisait parfois détruire pour ne pas subir la concurrence. Ce qu'il reste bien souvent de ces tissus pour la haute nouveauté, ce sont les noms des grands couturiers et les ensembles que l'on peut admirer au musée de la Mode et du Textile.

    Grâce aux contacts avec les associations de sauvegarde du patrimoine, au rôle incitateur de l'État, à l'aide des collectivités départementales et régionales, à la bonne marche de la lecture publique dont résulte la confiance des élus municipaux, et à leur décision que ces collections soient conservées et mises en valeur, la ville de Saint-Quentin vient d'obtenir le prix Territoria Culture 1999 pour les manifestations de nos Fiertés textiles.

    1. Les Fiertés textiles : des tissus et des hommes en Saint-Quentinois. Ville de Saint-Quentin, 1998 (les bibliothèques peuvent se procurer cette monographie en écrivant à Bibliothèque municipale, 9, rue des Canonniers, 02100 Saint-Quentin). retour au texte

    2. Didier Terrier : « Les deux âges de la proto-industrie. Les tisserands du Cambrésis et du Saint-Quentinois : 17301800». Paris, thèse, EHESS, 1996. retour au texte

    3. Hilary Spurling : The Unknown Matisse : theearlyyears 1869-1908. Londres, 1998. retour au texte