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    Intervention de Jean-Claude Groshens

    Par Jean-Claude Groshens, Président du Conseil Supérieur des bibliothèques

    Jevais être mauvais élève en ne répondant pas à la question posée, au risque de m'attirer l'observation sans appel : « hors sujet ».

    Pour me justifier, je pourrais dire que la question des rapports des bibliothèques et de l'économie ne me paraît pas la principale à laquelle bibliothèques et bibliothécaires aient à répondre en cette fin de siècle, ou encore que cette question en dissimule d'autres qu'il vaudrait mieux aborder en tant que telles.

    J'avoue ne pas me sentir capable de traiter des rapports entre l'économie et les bibliothèques, parce que je ne sais pas par quel bout prendre le sujet.

    • * 1. Faut-il découvrir avec une fausse naïveté que le service public un coût que nous connaissons mal ? Faut-il s'interroger sur les éléments qui devraient être pris en compte dans ce calcul ou sur la manière de les prendre en compte ? Aucune réponse ne va de soi. Caricaturons : quel peut être l'amortissement de ces trésors que représentent les livres anciens ? Ou leur valorisation ?
    • 2. Faut-il entreprendre une étude comparative du coût des bibliothèques et du coût d'autres équipements culturels ? Comparer la BnF à l'Opéra ou les BMVR aux centres dramatiques, alors que rien n'est comparable et qu'il n'existe aucune aune commune à ces pseudo-industries culturelles ? Que recherche-t-on au demeurant ? À définir les conditions d'un service rentable, donc rémunérateur ? Ou d'un service non lucratif mais équilibrant dépenses et recettes ; quelles dépenses et quelles recettes ? Ou encore à disposer d'éléments permettant une présentation budgétaire en trompe l'oeil ? Afin d'individualiser et de mettre en évidence certaines recettes ? Pour être franc, je doute que ce puisse être par le biais de telles comparaisons que doive être défendue la place de la lecture dans la cité, sauf à banaliser les bibliothèques dans je ne sais quel service public culturel aux contours vagues et sans vrai contenu.
    • 3. Faut-il tenter d'apprécier le poids des bibliothèques dans l'économie de la chaîne du livre ? S'interroger sur le poids de la demande de lecture publique par rapport à l'offre éditoriale, ou sur le poids de l'offre éditoriale par rapport à la demande de lecture ? S'interroger sur la tyrannie exercée par l'opinion des lecteurs, sur la tyrannie exercée par l'édition ou par certains groupes éditoriaux ? Vaste et difficile sujet, mais disposons-nous d'éléments aussi bien qualitatifs que quantitatifs sur lesquels fonder une telle analyse ?
    • 4. Faudrait-il alors se résoudre à parler des méthodes prétendument modernes de gestion ? Pour rester sur le mode caricatural, je ne résiste pas à la tentation d'évoquer les observations et les conclusions souvent citées de ce bureau d'études censé apporter des réponses pertinentes concernant la gestion d'un orchestre symphonique londonien : « Pendant de longues périodes, les quatre joueurs de hautbois n'ont rien à faire. Leur nombre doit être réduit, et le travail mieux réparti sur la durée du concert, de façon à éliminer les pointes d'activité. Les douze premiers violons jouent à l'unisson, c'est-à-dire des notes identiques. Le personnel de cette section doit subir des réductions massives. »

    Ni la culture ni le service public et ses usagers n'ont évidemment quoi que ce soit à gagner à se mettre dans le jeu de telles logiques, dont aucune n'est au demeurant ni négligeable ni méprisable.

    En prenant un peu de recul, je préfère vous livrer en vrac quelques remarques, si décousues ou si superficielles soient-elles.

    En cette fin de siècle, vingt-cinq ans après la création de la Direction du livre, plus de vingt ans après l'ouverture de la Bibliothèque publique d'information, quinze ans après la loi Savary et la création d'un service commun de documentation propre à chaque université, dix ans après le rapport Miquel, un an après l'ouverture complète de la BnF, le Conseil supérieur des bibliothèques aurait aimé pouvoir présenter un tableau éclatant de la situation des bibliothèques dans notre pays. Celui que je peux dresser devant vous est tout en demi-teinte.

    Si la satisfaction est grande de mesurer le chemin parcouru depuis le « tout est à faire ! de Georges Pompidou, force est de constater que beaucoup reste encore à faire. Et il est difficile de se départir du sentiment que, si le mouvement engagé se bornait à vivre sur sa seule lancée, son dynamisme s'épuiserait dans une rapide décélération.

    Le rapport de l'an passé avait insisté sur le fait que l'attrait des technologies nouvelles, l'attention légitime portée à leur introduction dans les bibliothèques ne devaient pas faire perdre de vue aux différentes catégories de personnes travaillant dans une bibliothèque ce qui fait le « coeur du métier » et de leur responsabilité intellectuelle : la constitution de collections et l'accès à leur contenu, étant entendu que l'une et l'autre méritent la même attention. Ce rapport suggérait le retour à une réflexion sur le métier qui est aussi une réflexion sur les services rendus aux usagers. Cette réflexion sur le service est commune à tous au-delà des conséquences institutionnelles de la décentralisation, qu'elle soit territoriale ou universitaire. Réflexion sur le service et sur les objectifs qui lui sont assignés dans le cadre des institutions dont il dépend.

    Le Conseil a constaté avec intérêt qu'un nombre croissant de bibliothèques de toute taille ont développé parallèlement des initiatives en matière d'accès aux ressources électroniques, qu'un certain nombre d'établissements s'emploient à dresser des plans de développement des collections ou des chartes d'acquisitions, et que des organismes de formation proposent des programmes de stages ayant trait aux collections. Les associations professionnelles ont de leur côté elles-mêmes joué leur rôle dans cette partition.

    Cette année, je voudrais mettre l'accent sur la double contrepartie que comporte pour les bibliothèques un système administratif décentralisé : d'une part, l'évaluation de leur fonctionnement et, d'autre part, leur indispensable coopération, contreparties dont l'État ne devrait pas se désintéresser, sauf pour lui à s'exonérer de toute responsabilité en la matière (en dehors des quelques établissements dont il assume directement la tutelle).

    Pour le domaine qui nous occupe, l'évaluation est balbutiante. Je crois qu'il n'est pas inutile de définir sommairement ce qu'est une procédure d'évaluation, qui n'est ni une simple mesure statistique, ni cet ensemble de ratios propres aux techniques de contrôle de gestion ; le contrôle technique tel qu'il est accompli par l'Inspection générale des bibliothèques ne relève pas non plus à proprement parler de l'évaluation. La démarche n'a été pratiquée jus-qu'à ce jour qu'au bénéfice des services communs de documentation par le biais du programme du Comité national d'évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel. L'évaluation repose sur une méthodologie simple qui implique la participation active de l'établissement concerné. Confrontant, en dehors de tout jugement de valeur, objectifs et résultats, l'évaluation suppose que ceux-là soient clairs et ceux-ci connus. Or, la formulation d'objectifs précis est chose rare et, s'il y a dans nos structures actuelles autant de politiques possibles que d'opérateurs, la réalité est qu'en matière de bibliothèques c'est le plus souvent l'absence de politique qui règne.

    Ce n'est sans doute pas par hasard que les réussites exemplaires de ces vingt dernières années reposent sur la définition d'objectifs clairs. Citons-en trois : la Bibliothèque publique d'information, qui a su constamment « réactualiser » son projet à la lumière de ses réussites passées ; la bibliothèque municipale de Lyon, qui, en tenant compte de son environnement urbain et universitaire, local et régional, a réorganisé son offre de services ; la bibliothèque de l'université de Paris-VIII-Saint-Denis enfin, qui développe son activité de service commun de documentation tout en osant une ouverture maîtrisée sur l'extérieur, bibliothèque dont le bâtiment a été conçu à partir d'une programmation exigeante actée contractuellement afin que l'architecture soit au service du service et non pas au service de l'ego du maître d'oeuvre (1) .

    D'autres exemples pourraient être évoqués, mais mon propos n'est pas là. Il est de rappeler qu'une organisation décentralisée suppose définition d'objectifs et procédures d'évaluation. Telle est la logique des choses.

    Le Conseil a de multiples raisons d'être convaincu de l'intérêt qu'il convient de porter à cette démarche d'évaluation qui, toutes choses égales par ailleurs, se substitue dans un système d'administration décentralisée aux « comptes-rendus » des systèmes hiérarchiques. Mais, si l'une et l'autre se situent en aval de la définition et de la mise en oeuvre d'une politique, l'évaluation suppose l'intervention d'un regard extérieur, indépendant de l'une et de l'autre. Notons qu'un programme d'évaluation peut tout aussi bien concerner un établissement qu'un thème ou un secteur tel que celui des bibliothèques scolaires, que le CSB a inclus dans le champ de ses préoccupations.

    L'éclatement des structures administratives traditionnelles permet une évolution différenciée des établissements. Cette évolution est d'autant plus heureuse qu'il existe entre eux une coopération raisonnée accroissant leur efficacité en respectant leur autonomie. Elle aussi suppose la définition d'objectifs communs partagés et la clarification des obligations réciproques. La coopération est le complément naturel d'une décentralisation qui encourage le développement spécifique des établissements. Il est vain d'imaginer que cette coopération se développe de façon spontanée, et surtout de façon pérenne. Elle reste (et à mon sens devrait rester) le domaine privilégié de l'action incitative de l'État. De fait, jusqu'à présent, cette coopération repose beaucoup sur l'attention et l'aide apportées à l'équipement informatique et, partant, à la mise en réseau des bibliothèques. C'est au demeurant sous cette rubrique qu'une partie du prochain rapport lui sera consacrée. Mais probablement convient-il de ne pas s'en tenir à ce seul aspect des choses, à ce Meccano high-tech. Ne conviendrait-il pas dans cette perspective de transgresser certaines frontières, en s'interrogeant par exemple sur la coopération qui pourrait s'instaurer dans les départements entre les CDI des collèges et les bibliothèques départementales de prêt, relevant les uns et les autres de la même administration (et qui conduirait probablement certaines BDP à optimiser leurs missions et les services qu'elles rendent). Le Conseil a relevé parallèlement des exemples de coopérations particulièrement fructueuses entre bibliothèques municipales et services communs de documentation, coopérations d'autant plus fructueuses que chacun évite toute confusion des genres et exerce la plénitude de ses responsabilités propres.

    Pour permettre une meilleure perception des services qui peuvent être rendus aux publics des bibliothèques, pour la faire partager par les autorités dont ces bibliothèques dépendent, qu'elles soient départementales, municipales ou universitaires, encore faut-il en avoir une vue rigoureuse. La spécificité du service public est fonction de la spécificité du métier, tout comme l'identification du métier conditionne l'identification du service. Or l'une et l'autre sont mal perçues et mal cernées, l'une et l'autre sont mal connues. C'est la raison des enquêtes qu'a commencé à lancer le CSB, enquêtes que je vais devoir vous présenter en quelques mots.

    Le Conseil souhaite en effet approfondir les intuitions qu'il a pu exprimer sur le métier de bibliothécaire et étayer ses convictions à ce sujet. Il tente de le faire en s'associant à l'Inspection générale des bibliothèques, l'autre instance qui avec lui est susceptible de porter un regard en quelque sorte transversal sur les bibliothèques. Le CSB a reçu dans son entreprise le soutien des directions d'administration centrale compétentes sur ces sujets. C'est là une caution qui nous paraît en conforter le bien-fondé.

    La perspective poursuivie par le Conseil est triple :

    • contribuer à recréer un milieu professionnel homogène et donc susceptible d'amalgamer au sens militaire et révolutionnaire du terme toutes les compétences autour d'objectifs communs ;
    • aider à dégager une image forte du métier identifiable par tous les partenaires, et en déduire un référentiel auquel tous puissent avoir recours et qui ne puisse pas être confondu avec un corporatisme frileux;
    • à partir de là, argumenter sur les conditions de la mobilité et des relations entre les fonctions publiques et contribuer, par exemple, à la redéfinition du contenu des concours de recrutement.

    L'objectif poursuivi par le CSB est à la fois simple et ambitieux. Il part du constat que dans notre domaine on ne dispose pas d'une mémoire collective, mais de matériaux éclatés entre administrations. L'objectif est donc de procéder en quelque sorte à un rassemblement de ces informations préexistantes, de reconstituer une information d'ensemble à partir des informations détenues par chacun.

    La claire identification du métier de bibliothécaire passe par l'examen des conditions concrètes d'exercice du métier. Sans doute faudra-t-il se préoccuper davantage des fonctions occupées que de leur traduction statutaire, tant il apparaît qu'au sein des établissements, du fait même de la diversité des statuts des personnels, l'on vive sur des schémas juxtaposés qui débouchent sur des logiques divergentes au lieu de produire un langage commun.

    Si les premières enquêtes lancées s'intéressent d'abord à la population des conservateurs, c'est essentiellement pour des raisons de commodité d'échantillon. Le Conseil supérieur des bibliothèques souhaite bien entendu, chaque fois qu'il disposera de sources d'information crédibles et exploitables, pouvoir étendre ses analyses à l'ensemble des personnels des fonctions publiques travaillant dans les bibliothèques : corps des personnels des bibliothèques de l'État, cadres d'emploi de la filière culturelle territoriale, enseignants documentalistes de l'Éducation nationale, agents de statuts divers, sans oublier les moniteurs-étudiants ou les emplois-jeunes.

    Très concrètement, plusieurs enquêtes ont été lancées.

    • * Une première enquête s'est fixé pour objet d'étudier les parcours professionnels des conservateurs d'État à partir de l'examen des résultats des commissions administratives paritaires et des décisions d'affectations de ces cinq dernières années : mobilité entre ministères, mobilité entre types d'établissements, entre fonctions publiques, entre responsabilités. À travers l'examen concret de ces parcours, ce sont les modalités diverses de l'exercice du métier qui apparaissent, ce sont en quelque sorte des profils biographiques professionnels qui se révèlent.
    • * Une deuxième enquête a été lancée à propos de l'activité de publication des conservateurs. L'objectif ici est de mesurer si les conservateurs, qui se définissent statutairement comme un personnel scientifique, font de la publication (et de la recherche qu'elle implique) une exigence conforme à leur statut. Un premier échantillon a été aléatoirement constitué avec les conservateurs des promotions 1969 et 1982 de l'ENSB et de l'École des chartes et les conservateurs de la promotion DCB 3 de l'ENSSIB. Seront recensés les publications professionnelles, les travaux scientifiques, universitaires et d'érudition locale ou de création littéraire. Cette première approche, qui constitue une étude de faisabilité, pourrait être étendue en fonction de ses résultats et de la méthodologie qui pourrait en être dégagée. Un bilan des congés formation conduit par les administrations responsables viendra compléter cette réflexion sur l'un des aspects de l'activité scientifique des conservateurs.
    • * Une troisième étude, à laquelle nous attachons beaucoup de prix, s'intéresse aux organisations de travail à travers l'examen des organigrammes des établissements, la description et la répartition des tâches. Cette enquête a été adressée à l'ensemble des bibliothèques universitaires et des bibliothèques départementales de prêt, ainsi qu'aux cent bibliothèques municipales disposant des moyens les plus importants.

    Elle devrait apporter de précieuses informations sur les conditions concrètes d'exercice du métier. Elle peut être le révélateur de l'éclatement des structures de travail, de leur degré d'adéquation aux donnes nouvelles de la technologie, de la conception par chaque établissement de son rôle de service public, de la place de la bibliothèque dans son environnement administratif immédiat. Il n'est pas impossible qu'à travers cette enquête se dessinent des types de bibliothèques différents de ceux auxquels on pourrait s'attendre.

    L'ensemble devrait contribuer à imposer une définition concrète des services. Vous l'avez compris, je ne crois pas à une définition purement idéologique du service public, qui ne suffira pas à sortir cette notion de la crise qu'elle traverse. C'est ainsi que s'affirmera la vraie nature du métier avec ses valeurs que je n'ai pas à détailler. C'est ainsi que pourra s'affirmer aussi la place essentielle des bibliothèques dans l'appropriation et la transmission de l'écrit sous toutes ses formes, des plus traditionnelles aux plus innovantes. Cette place est à conquérir. La preuve : celle qui vous fut faite dans les causes nationales que sont la lecture au collège ou la lutte contre l'illettrisme ?

    Le CSB ne manque pas de pistes de travail. Il fêtera en octobre son dixième anniversaire. Il n'a existé et il n'existera que par l'audience que vous lui accordez ; s'il a un mérite, c'est de faire se rencontrer au-delà des clivages administratifs des partenaires qui sans lui n'auraient pas l'occasion de se retrouver, et de faire participer à ses travaux des personnalités extérieures au monde des bibliothèques. C'est dans ce même esprit qu'il conçoit son rapport comme un document destiné aux non-professionnels. Dans tous les cas, il espère contribuer ainsi à déjouer les ruses d'une société de l'information qui peut avoir pour pendant naturel, pour double - l'expérience en est quotidienne -, une montée en puissance de la désinformation.

    1. NDLR : Pierre Riboulet retour au texte