(1) Monitrice à la bibliothèque universitaire de l'université du Mirail en 1998, j'avais pour mission d'aider ponctuellement et de former les étudiants à l'utilisation de cédéroms bibliographiques. Cette expérience m'a permis de prendre conscience des difficultés particulières rencontrées par cette population. Celles-ci n'étaient pas uniquement liées à leur degré de familiarité, leur éventuel manque de connaissances techniques du fonctionnement des cédéroms, mais aussi bien souvent à la manière dont ils les perçoivent, à la relation qu'ils instaurent avec l'outil informatique. L'aspect parfois irrationnel de leurs attitudes et leur attente de résultats immédiats provenant de cette boîte magique ", leur livrant d'utopiques trésors cachés (2) , me laissaient perplexe. Le Diplôme d'études approfondies de sciences de l'éducation dans lequel j'étais engagée m'a permis de formaliser, d'approfondir ces premières interrogations et d'y répondre dans le cadre d'une enquête dont les principaux résultats sont présentés ici .
Cette recherche poursuivait deux principaux objectifs :
Pour répondre à cette double interrogation, qui rejoint celles soulevées par le Sénat, notamment concernant l'utilisation de ces outils et la politique documentaire des BU, j'ai choisi de mener une enquête par questionnaires comprenant des questions ouvertes et fermées, construits sur l'analyse d'entretiens exploratoires et d'une revue de littérature concernant les NTIC ainsi que les outils de RDI (4) . Ceux-ci ont été soumis à un échantillon représentatif de quatre-vingts étudiants de l'université du Mirail. Leur analyse se présente en deux temps :
Le principal avantage de ces techniques réside dans le fait que leurs interprétations s'étayent réciproquement pour parvenir à une analyse complète des données.
Cette enquête s'inscrit au sein des Sciences de l'Éducation dont l'une des spécificités épistémologiques réside dans l'articulation de la théorie et de la pratique afin d'expliciter leurs relations. Par ailleurs le choix du champ théorique de la psychologie sociale, cette « science du conflit entre l'individu et la société, entre la société du dedans et la société du dehors (7) ", », offre sur la psychologie ou la sociologie les avantages d'une lecture ternaire. Elle permet en effet d'expliciter les relations entre l'objet à étudier, le sujet individuel et le sujet social.
Parmi les différents concepts développés dans ce champ théorique, celui de représentation sociale apparaît pertinent pour répondre à mon premier objectif. Les représentations sociales sont à la fois un processus, qui permet aux individus de construire une connaissance socialement partagée, mais aussi le résultat de ce processus, son produit, qui permet à chacun d'appréhender pareillement son environnement et de guider ses conduites quotidiennes.
Cette définition semble impliquer que les représentations sociales sont à l'origine des pratiques. Toutefois, certains auteurs comme M. Linard (8) considèrent au contraire que ce sont les pratiques ou plutôt les moyens techniques qui modifient les représentations : « Cette nouvelle vague (de technologies) ne se contente pas d'enrichir nos moyens d'expression et de communication (...) Elle modifie aussi profondément notre vision du monde parce qu'elle nous impose de nouveaux moyens de représentation et d'action sur le réel ". Pour ma part. je privilégierai, à l'instar de J.-M. Barhid (9) , la conception d'une relation dialectique entre pratiques et représentations sociales qui s'érigeraient mutuellement.
Les représentations sociales paradoxales (10) , telles que les évoque S. Moscovici, se rapprochent de la notion de double contrainte (G. Bateson), dans le cadre d'un contexte de changement social propre à engendrer stress et malaise. L'innovation que représentent de nouveaux outils de communication tels qu'Internet est ici la source des perturbations et par là de représentations paradoxales chez les étudiants, ainsi que le montrent les résultats présentés ci-après.
Les éléments de représentations sociales recueillis auprès de ces étudiants révèlent en effet de nombreuses attentes et craintes qui se mêlent en autant de paradoxes. Cet article sera axé sur ces derniers. analysés à la lumière des différentes lectures effectuées en amont de l'enquête et regroupées en quatre principaux thèmes qui sont ici développés. Suivra une brève présentation des résultats concernant les pratiques de RDI chez ces étudiants, et leur mise en relation avec leurs représentations sociales des NTIC.
(11)
Plus rapide et mondialisée, la communication passe désormais par les nouveaux médias qui facilitent les contacts et permettent de constituer de nouveaux réseaux. Les NTIC sont perçues par certains étudiants (34%) comme des facteurs de resocialisation, permettant de nouvelles formes d'échanges, par-delà les habituels obstacles du temps et de l'espace, mais aussi dans les relations interpersonnelles comme le soulignent les résultats de l'enquête menée par A.-S. Chazaud-Tissot sur les usages d'Internet à la BPI (12) .
Toutefois, loin du retour à la société tribale de Mac Luhan, on remarque dans la plupart des discours la crainte de se retrouver piégés au coeur d'un réseau de communication de plus en plus informatisé, surmédiatisé, qui réduirait à néant les communications directes et interpersonnelles, faisant des NTIC un facteur d'isolation. Ce discours rejoint l'une des oppositions de V. Scardigli (13) entre les sept miracles et les sept plaies des nouvelles technologies : celle concernant la convivialité mais aussi le vide social qu'elles peuvent engendrer.
Une autre angoisse concerne la disparition de la vie privée sous une communication massive, incessante, mais aussi contrôlable par des tiers. Ainsi que le souligne F. Dupuygrenet-Desroussilles (14) , la lecture d'un document papier ne laisse pas de traces comme celle d'un document électronique. Cette inquiétude recoupe celle des bibliothécaires interviewés dans le cadre d'une autre enquête (15) . Ceux-ci s'interrogent au sujet de l'anonymat du chercheur et s'alarment de la mise en péril du secret de sa démarche de recherche d'informations via Internet.
(16) Internet se présente ici comme l'outil le plus représentatif de la nouvelle donne informationnelle. Il est en effet à la fois un outil de diffusion d'informations, permettant à chacun de donner accès à ses connaissances, ses opinions ou tout autre élément informatif ; mais il est aussi, surtout, un outil d'accès aux informations. Cette double fonction amène D. Baude (17) à le gratifier de « foire intellectuelle où « chacun pille allègrement son voisin avec le plein consentement de ce dernier ». Ainsi, si les étudiants (à 23 %) espèrent l'élévation du niveau intellectuel général grâce à la possibilité d'un accès encyclopédique au savoir, ils redoutent par ailleurs d'être submergés par cette masse, mais aussi que cet accès ne reste réservé aux individus qui en ont l'accès matériel (20 %). De même, parvenir aux informations pertinentes nécessite des compétences que 43 % des étudiants déclarent ne pas maîtriser du tout. Une nouvelle inégalité des « info riches info pauvres » évoquée par les « Cassandre » de J.-F. Jacques (18) , dont les conclusions rejoignent les éléments de représentation relevés chez les étudiants.
Un dernier paradoxe réside dans la nature même des informations diffusées et le couple liberté-censure. Si l'accent est mis sur l'avantage lié à la liberté de l'information, les étudiants (23 %) n'oublient pas les risques qu'elle implique et évoquent leur crainte envers certains sites Internet (pédophiles ou terroristes notamment) ainsi qu'envers la constitution de fichiers individuels d'informations par recoupement des données informatiques, puis le piratage de ces informations personnelles.
(19) Le paradoxe s'établit tout d'abord au sujet de la fonction des NTIC. Comme le souligne L. Sfez (20) , « l'ordinateur est-il simple instrument ou machine imposant son rythme ? Dans leurs réponses, 47 % des étudiants évoquent et redoutent une relation hommemachine où l'individu deviendrait dépendant, passif, face à un écran « tout-puissant ». Cette menace d'asservissement par les NTIC (21) se double de l'angoisse d'un dépassement des créateurs par leurs outils, qui les remplaceraient dans les tâches quotidiennes, provoquant un surcroît de chômage.
On retrouve par ailleurs, dans l'ensemble du corpus, l'idée d'un dialogue avec l'outil informatique et donc l'évocation de ce dernier comme une intelligence compréhensive. En écho à cette conception de la relation homme-machine chez les étudiants (47 %), P. Virilio (22) s'inquiète de la place de la réflexion humaine au sein de cette relation : « Nous sommes devant un phénomène d'interactivité qui est tendanciellement en position de priver l'homme de son libre arbitre, pour l'enchaîner à un système de questions-réponses qui est sans parade
Ce même auteur évoque par ailleurs le risque d'une hypertechnologisation qui mènerait la société à un accident global : "Je ne suis absolument pas contre le progrès, mais nous sommes impardonnables, après les catastrophes économiques et éthiques que nous avons connues, de nous laisser piéger par l'espèce d'utopie qui laisse croire que la technique apportera enfin le bonheur et une humanité plus grande ». (23)
À un moindre niveau, les préoccupations des étudiants (à 43 %) concernent plus précisément l'accès même à ces outils. Tous n'ont pas la possibilité financière d'acquérir le matériel nécessaire. Ils rencontrent par ailleurs des difficultés à les utiliser, ce que je développerai dans le paragraphe suivant. L'inégalité ici dénoncée rejoint une fois de plus V. Scardigli selon lequel les NTIC pourraient finalement s'avérer non pas comme un facteur d'égalité en permettant l'accès au savoir pour tous et à moindre coût, mais comme un facteur de maintien des inégalités sociales et culturelles.
C'est sous la forme d'un schéma que je présente l'ensemble des données recueillies au niveau des pratiques. À sa lecture, on constate que le principal avantage des outils de recherche documentaire informatisée (le recueil des données à partir d'un seul poste de travail, évitant de se déplacer dans chaque lieu de documentation) est englouti par les nombreuses difficultés d'utilisation que pointent les étudiants. En effet, ces outils ont en commun de mettre les usagers au coeur du dispositif en lui donnant l'initiative du cheminement. Une telle position peut paraître à première vue bien confortable. Pourtant, prendre l'initiative présuppose la capacité à ne pas se laisser dépasser par toutes les possibilités offertes et surtout la connaissance d'une méthode de recherche. Par ailleurs, tous estiment, à l'instar de D. Lahary, (24) que La variété de ces outils ne facilite pas l'utilisation. Les modes d'accès et de recherche varient selon les supports, les machines, les logiciels, tandis que les repères culturels intériorisés disparaissent ».
On notera toutefois que le corpus, malgré ces restrictions, se divise également entre :
Ces quelques données concernant les pratiques étant désormais précisées, voyons si les hypothèses de départ sont vérifiées.
Le premier objectif de cette recherche apparaît ici pleinement atteint. Cette recherche a en effet permis de mieux cerner de nombreux éléments des représentations sociales des NTIC chez les étudiants. Rappelons ici que cet article visait à présenter les attentes et, plus encore, les craintes des étudiants concernant ces nouveaux médias. Celles-ci se révèlent comme les éléments organisateurs de ces représentations dont les autres dimensions n'ont pas été ici précisées. Elles sont à l'origine des nombreux paradoxes relevés dans les discours de ces étudiants, ce qui m'amène à qualifier ces représentations sociales de paradoxales. Soulignons à ce sujet qu'une nouvelle recherche mériterait d'être menée afin de voir comment ces éléments s'organisent entre eux et pour définir la structure de ces représentations sociales.
Reste à vérifier la seconde hypothèse : celle d'un lien statistiquement significatif entre ces éléments de représentations sociales et les pratiques déclarées des outils de RDI. L'analyse des CDH et AFC puis les tris croisés entre les classes ne permettent pas de confirmer cette hypothèse dans son ensemble. Toutefois, il semble que les éléments concernant plus précisément les attentes et les craintes entretiennent un lien significatif avec les pratiques. La nature de ce lien n'est pas totalement élucidée ici. Rappelons néanmoins que le choix théorique concernant le lien entre ces représentations et pratiques était celui d'une interstructuration.
Pour conclure, il semble que cette recherche pourrait acquérir une portée praxéologique. En effet, la prédominance des attentes et craintes, donc de l'imaginaire, parmi les éléments de représentations sociales et les liens entretenus avec les pratiques pourrait avoir des conséquences au niveau des formations à l'utilisation de ces outils. Celles-ci sont le plus souvent d'ordre technique et ne tiennent que pas, ou très peu, compte de cet imaginaire, dont on a vu l'importance. Ainsi, il pourrait s'agir d'effectuer sur cet imaginaire un travail qui permettrait aux utilisateurs de prendre conscience de leurs fantasmes afin de faciliter leurs relations aux NTIC. Une possibilité dont les modalités restent toutefois à définir.