Lors de l'inscription de leurs lecteurs, les bibliothèques municipales demandent en général comme pièces justificatives une pièce d'identité, une autorisation parentale pour les mineurs (souvent un formulaire imprimé à compléter) et un justificatif de domicile récent. Ce dernier document est destiné à s'assurer que le futur lecteur-emprunteur pourra être contacté, soit pour lui réclamer des documents non rendus, soit pour lui adresser personnellement des informations sur le fonctionnement et les services de la bibliothèque. Il est par ailleurs indispensable pour vérifier l'exactitude de la résidence indiquée par le lecteur, en particulier lorsque les droits d'inscription perçus par la municipalité sont plus élevés pour les lecteurs n'habitant pas la commune ou n'y travaillant pas.
L'exigibilité du justificatif de domicile est en général assise sur le règlement, ensemble de dispositions ayant fait l'objet d'une délibération et d'un vote de l'assemblée élue, promulgué le plus souvent sous la forme d'un arrêté municipal et comme tel, sous réserve du contrôle de sa légalité, opposable à l'usager. Certains règlements, d'une grande précision, dressent une liste limitative des pièces admissibles comme justifiant le domicile ; la plupart du temps, ces listes reprennent celles établies par d'autres services administratifs comme l'état civil des mairies. L'intérêt pour l'établissement est, en imposant de telles listes, de pouvoir refuser des pièces douteuses ou insuffisamment probantes sans risque de contestation de l'usager. D'autres bibliothèques, au contraire, se contentent de formulations très générales, qui leur accordent une plus grande marge d'appréciation mais sont plus fragiles en cas de refus ou de contestation de l'obligation de justifier.
Il est possible d'ajouter à ces précisions liminaires que, selon le Code civil, une personne fixe librement son domicile et qu'il lui appartient donc de le déclarer dans la mesure où le lieu de son établissement pourra lui être opposable aussi bien dans ses relations avec autrui (dans un cadre contractuel, par exemple) que dans ses rapports avec l'Administration. Cette déclaration peut être expresse, dans les conditions fixées par l'article 104 du Code civil, ou bien résulter d'une démarche faite librement pour l'exercice d'un droit quelconque, par exemple l'inscription sur une liste électorale.
Plein de bonnes intentions - mais nous savons bien que l'Enfer, et tout particulièrement l'enfer administratif, en est pavé -, le Premier ministre Lionel Jospin a pris le 26 décembre 2000 un décret « portant simplification de formalités administratives et suppression de la fiche d'état civil » (1) , qui prévoit dans son article 6 que « les personnes physiques qui déclarent leur domicile dans les procédures instruites par les administrations, services et établissements publics de l'État ou des collectivités territoriales ne sont pas tenues de présenter des pièces justificatives ». est précisé dans le même article que « la déclaration ainsi faite leur est opposable », ce qui signifie que toute fausse déclaration peut constituer une infraction punie par le Code pénal.
Cette suppression du justificatif de domicile accompagne un dispositif visant à dispenser l'usager, dans ses démarches administratives courantes, de produire certains documents justificatifs (de l'identité, de l'état civil, de la situation familiale, de la nationalité française, etc.). Cependant, l'article 4 du décret exclut du champ d'application de la mesure la délivrance de titres et actes tels que la carte nationale d'identité, le passeport, les titres de séjour, le livret de famille, etc., et par voie de conséquence maintient l'obligation de produire un justificatif à l'appui de la déclaration de domicile nécessaire à l'obtention de telles pièces et de quelques autres.
La liste en est précisément rappelée au titre II, paragraphe B, de la circulaire prise par le ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l'État Michel Sapin pour l'application du décret. Elle inclut d'une part la délivrance de pièces (CNI, passeport), l'inscription sur les listes électorales (on comprend pourquoi) ou encore les procédures liées à la nationalité, et d'autre part, à titre transitoire jusqu'au 1 janvier 2003, les inscriptions dans les établissements scolaires et les universités. Les bibliothèques n'étant pas expressément exemptées sont donc bien, en première analyse, concernées par le décret et, depuis le 29 décembre dernier, ne peuvent plus exiger la moindre pièce justificative prouvant le domicile.
Beaucoup de collègues se sont émus de cette situation nouvelle, la considérant comme extrêmement dangereuse pour l'intégrité des collections, et ont alerté la communauté professionnelle, en particulier sur biblio.fr. (2) . On ne peut que partager leur inquiétude et regretter que, dans un louable souci de facilitation de la vie quotidienne des citoyens, les pouvoirs publics aient pris si hâtivement et visiblement sans la moindre concertation préalable une mesure aussi générale, sans en apprécier toutes les conséquences. Cependant, une analyse plus approfondie du décret permet d'espérer que les bibliothèques pourront être exemptées de l'appliquer, si la Commission pour les simplifications administratives (COSA), qui a été saisie, entend les arguments des bibliothécaires et de leurs tutelles, comptables des biens publics constitués par les collections.
La solution, proposée sur biblio.fr par notre collègue Jacques Cuzin, repose sur une distinction entre les procédures administratives telles que délivrance d'actes ou inscription sur des listes de bénéficiaires ou d'attributaires de droits, et les services que nous proposons, qui emportent une mise à disposition temporaire, sans caution ni dépôt de garantie, de biens appartenant au domaine public de la collectivité. Cette distinction permettrait d'affirmer, selon lui, que nos procédures d'inscription n'entrent pas dans le champ d'application du décret. On ne peut pas en être certain, car cela supposerait que les bibliothèques municipales ne sont pas des services administratifs et n'instruisent pas de procédures administratives, ce qu'il faudrait demander à un spécialiste incontesté de droit administratif.
Cependant, sur le fond, l'argumentation tient et peut sans doute permettre de justifier une exemption fondée sur la nécessité de subordonner le prêt à une garantie certaine de recouvrement des biens prêtés. Par ailleurs, une telle forme de cautionnement n'est pas contradictoire avec la philosophie du décret, qui repose, selon les considérants énoncés par la circulaire Sapin, sur une démarche consistant « à faire a priori confiance aux usagers» : vérifier le domicile devient dans le cas du prêt une façon pour le prêteur de dire à l'usager que, étant certain de l'exactitude du domicile déclaré, il fera reposer leurs relations sur une confiance à long terme et, par exemple, n'envisagera pas d'autres sanctions au retour tardif des documents que celles prévues au règlement, à l'exclusion de toute poursuite contentieuse tant que la bonne foi de l'emprunteur ne peut être mise en doute. La circulaire Sapin, tout au contraire - et avec un irréalisme frappant en ce qui concerne des services comme les nôtres - invite en cas de constat de fausse déclaration à saisir le parquet ; hélas, quand on en arrive à ce stade, c'est qu'on a depuis longtemps perdu la trace du lecteur, et dit adieu à nos Pléiade, nos Mazenod, nos Tétralogies en vidéo et nos compils de rap ! Cela sans parler du coût de la procédure.
En toute hypothèse, en attendant que les saisines officielles produisent leur effet, le décret est applicable. Pour réduire les risques que l'on vient d'évoquer, plusieurs solutions de bons sens ou de simple astuce s'offrent aux bibliothèques.
La première consiste bien entendu à maintenir la demande de justificatif, c'est-à-dire à ne changer ni règlements ni documents d'information remis aux lecteurs. Demander n'est pas exiger. Le lecteur est donc libre de satisfaire la demande ou non. Petit défaut : en ne précisant pas d'emblée à l'usager qu'il n'est pas tenu de produire le justificatif demandé, le fonctionnaire ne manque-t-il pas à son devoir d'informer ledit usager de ses droits ?...
La seconde découle de la première et relève du pur (et bien nécessaire) sadisme administratif. Elle consiste à décourager le lecteur soucieux de ses droits en lui demandant, s'il refuse de produire le justificatif, de rédiger sur-le-champ une attestation sur l'honneur dont il devra écrire la formule entièrement de sa main pour qu'elle soit recevable !
Dans le cas où l'obligation pour les bibliothèques de se conformer au décret serait confirmée définitivement et où il leur serait interdit de solliciter une présentation de document, même acceptée de bon gré par l'usager, il resterait alors une solution de nature à garantir aux établissements la régularité de la déclaration de domicile - solution évoquée dans plusieurs messages sur biblio.fr : l'envoi de la carte de lecteur au domicile. Cette hypothèse séduit beaucoup de collègues mais est également rejetée par beaucoup d'autres, parce qu'elle introduit un délai entre l'inscription et l'ouverture réelle du droit au prêt.
Même si cette forme de caution donne de bons résultats (et qui ne songe à l'intérêt de prendre des mesures aussi rigoureuses, quand vient le moment du récolement et du compte des vols et des « non-rendus et qu'on mesure l'ampleur des dégâts...), il serait tout de même regrettable que le génie technocratique de l'Administration, sous couvert de simplification, aboutisse finalement à une diminution de la qualité du service.