« LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE, C'EST LE VOL », titrait, avec des accents proudhoniens, Le Monde, daté des 8-9 avril 2001, sous la plume de Daniel Cohen. L'article stigmatisait principalement l'attitude des firmes pharmaceutiques à propos du recours aux médicaments génériques en Afrique du Sud, mais l'anathème était néanmoins jeté, et sans nuances, sur la propriété intellectuelle en son ensemble (1) .
Dix ans auparavant, dans un numéro de la revue La Règle du jeu était publié, sans autorisation de l'héritier de Roland Barthes, un extrait de son cours sur « le désir du neutre prononcé au Collège de France en 1978. Invoquant dans son avant-propos « Le droit du public à l'accès au texte », Laurent Dispot présentait cette oeuvre, tout en condamnant « l'interdit absurde qui frappe la publication des cours de Barthes et la « rétention jalouse des propriétaires des précieuses cassettes de magnétophones, Harpagons de la pensée Un procès en droit d'auteur fut intenté...
À propos de la reproduction sur cartes postales de la Grande Arche de la Défense, les éditeurs avaient notamment fait valoir, pour s'opposer à tout règlement de droit d'auteur, que ce droit de reproduction portait atteinte « au droit du public à l'information et à la culture devant lequel doivent céder les droits individuels d'auteur et de propriété ,, (2)
À la suite de la diffusion d'un reportage sur l'exposition Utrillo de Lodève, l'ayant droit du peintre a assigné le diffuseur sur le fondement du droit d'auteur. La société France 2, pour justifier l'absence de demande d'autorisation de diffusion, a invoqué plusieurs moyens, dont le droit du public à l'information (3) , sur le fondement de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme (ci-après Conv. EDH).
Le succès de l'Internet suscite désormais une vaste offensive anti droit d'auteur avec l'idée sous-jacente que le droit d'auteur serait une entrave au développement de la société de l'information (4) .
Plus près de vous encore, le débat sur le droit de prêt a été l'occasion d'échanges virulents sur le droit à l'information et à la culture.
La liste est longue et ancienne des coups de butoirs ainsi subis par le droit d'auteur. Le droit des auteurs est, de façon récurrente et toujours avec beaucoup de véhémence, mis en accusation, et les auteurs, sinon cloués au pilori, du moins voués à plus ou moins long terme, dans cette logique, aux « restos du coeur »...
Je n'ai parlé que de " droit d'auteur », car dans les circonstances qui nous réunissent, ce congrès de l'ABF ayant pour thème « Information et lecture : droits de l'usager et service public -, c'est évidemment - dans ce champ beaucoup plus vaste de la propriété intellectuelle - la question du droit d'auteur qui retiendra mon attention et mes observations, voire mes emportements !
Dans tous les exemples que je viens d'exposer, le droit à l'information est brandi pour remettre en cause le droit des auteurs, pour des considérations pécuniaires, afin principalement d'éviter le paiement de redevances à l'auteur. Derrière l'intérêt culturel prétendument revendiqué se cachent des motivations purement économiques.
Voilà donc un bien mauvais procès fait à un droit qui s'est efforcé de prendre en compte cette dimension de droit à l'information dans sa construction tant législative que jurisprudentielle. Avant de vous le démontrer, je m'arrêterai quelques instants sur ces notions clés que sont le droit d'auteur et le droit à l'information.
Le droit d'auteur protège toute création de forme originale, sans considération tirée du genre, de la forme d'expression, du mérite ou de la destination de l'oeuvre. L'oeuvre, du seul fait de sa création, sera protégée si elle satisfait la condition d'originalité, c'est-à-dire, dans une acception classique, si elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur. La création intellectuelle de l'auteur ne doit pas se réduire à la mise en oeuvre d'une technique. La forme de l'oeuvre ne doit pas non plus être dictée par sa fonction. Mais il doit y avoir, à travers l'oeuvre, » formalisation d'une conception littéraire ou artistique (5) .
L'auteur est investi sur l'oeuvre de prérogatives morales et patrimoniales. Le droit moral est attaché à la personne. Il est perpétuel, inaliénable, imprescriptible et comporte quatre prérogatives : le droit de divulgation, le droit à la paternité, le droit au respect et le droit de repentir ou de retrait. Quant au droit patrimonial, il comprend le droit de reproduction et le droit de représentation. C'est ainsi que le droit de prêt, explicitement reconnu par la directive communautaire du 27 novembre 1992 et qui est le « nerf de la guerre « de votre activité, s'analyse comme une composante du droit de reproduction, en vertu de la théorie du droit de destination qui permet à l'auteur de contrôler la circulation et l'utilisation des exemplaires de son oeuvre.
Fortement marquée par la conception personnaliste du droit d'auteur, la législation française garantit ainsi à l'auteur l'entière maîtrise de l'exploitation de son oeuvre, allant du choix de la divulgation, au mode de la divulgation puis de l'exploitation de l'oeuvre. En clair, toute exploitation qui n'a pas été expressément autorisée par l'auteur est, de ce seul fait, interdite. Vous êtes certainement confrontés aux rigueurs de cette règle avec la numérisation de vos fonds. Mais il faut comprendre que cette prérogative de l'auteur va bien au-delà du seul aspect patrimonial du droit. Le droit d'auteur n'est pas un simple droit à rémunération. C'est un monopole reconnu à l'auteur sur l'exploitation de son oeuvre, qui a aussi pour ressort la défense de sa personnalité. L'oeuvre est indissociable de l'auteur. Schématiquement, l'on dira que modifier l'oeuvre ou simplement l'exploiter contrairement à la volonté de son auteur, « c'est porter atteinte à l'homme lui-même (6) .
S'agissant du droit à l'information, l'exposé est moins évident. On assiste, à l'heure actuelle, à l'explosion de la revendication d'un droit du public à l'information comme élément d'un droit à la culture. Ce droit à la culture est proclamé bien haut dans les déclarations nationales et internationales. Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 énonce que la nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture ». L'article 27 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948 dispose, d'une part, que « 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent », d'autre part, que 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur » (7) . Pourtant toutes ces dispositions ne font pas naître de droits subjectifs, c'est-à-dire, pour l'individu, de prérogatives individuelles juridiquement garanties (8) . Elles ont seulement valeur de principes constitutionnels à respecter par le législateur, voire simplement de résolutions, d'objectifs à atteindre.
Le droit à l'information n'est pas un droit subjectif directement invocable par les particuliers devant le juge. Il n'est pas, non plus, un principe à valeur constitutionnelle, dont le respect s'imposerait au législateur. Tout au plus, comme le souligne E. Derieux, ce principe relève surtout de l'exposé de théories ou de la formulation d'espoirs ou de revendications (9) . Le droit à l'information est, à notre sens, indéfectiblement lié à la liberté d'expression, principe à valeur constitutionnelle, en ce qu'il en est le miroir du point de vue du destinataire de l'information. Il devrait, selon nous, le rester. Il s'analyse comme la possibilité de recevoir une information en raison de la liberté qui doit être garantie à l'émetteur de livrer cette information. Toujours est-il qu'il est désormais invoqué dans d'autres circonstances, où ses promoteurs voudraient qu'il fasse fonction, tour à tour, de droit-liberté ou de droit-créance : droit-liberté, en ce qu'est essentiellement revendiquée la liberté d'accès à l'information, droit-créance (10) , en ce qu'est parfois aussi revendiquée la gratuité d'accès à cette information.
Véritable slogan, ce concept est actuellement très utilisé pour attaquer le droit d'auteur, dans une savante confusion avec la problématique de la liberté d'expression. C'est pourquoi j'aurai à coeur de vous démontrer, peut-être de vous convaincre, d'une part que le droit à l'information n'est pas remis en cause par le droit d'auteur, et d'autre part que, bien au contraire, le droit d'auteur intègre la perspective indispensable du droit à l'information.
L'objectif du droit d'auteur est d'assurer la protection de l'auteur et la pérennité du processus de création. Il a pour fondement d'encourager la création. Il est bâti sur un équilibre visant à permettre aux auteurs de jouir pendant une période limitée du fruit de leurs créations tout en permettant au public d'avoir accès à la culture et à la connaissance. Le respect du droit des auteurs n'est pas antinomique du droit à l'information, bien au contraire. Il faut, en effet, avoir à l'esprit, d'une part, que les champs que couvrent ces deux notions ne sont pas identiques. La notion d'oeuvre n'est pas réductible à celle d'information. Il faut comprendre, d'autre part, que les finalités dont sont porteurs ces deux concepts ont des points communs. Le droit d'auteur participe à la diffusion de l'information.
Le droit d'auteur protège l'oeuvre de l'esprit et, par voie de conséquence, son auteur. Le monopole d'exploitation qu'il confère n'est pas un monopole sur l'information. Le droit d'auteur saisit les oeuvres. leur forme d'expression et non pas l'information elle-même. C'est pourquoi l'on dit que le droit d'auteur protège la forme et non le fond. On dit aussi qu'idées et informations restent de libre parcours, pour reprendre la célèbre expression de Desbois.
Or, toute information n'est pas une oeuvre. Toute oeuvre ne se réduit pas à une information. L'accès aux oeuvres d'un peintre via le droit d'exposition, voire le droit de représentation audiovisuelle, ne se confond pas avec le droit à l'information sur l'existence de cette exposition. Ainsi, dans l'affaire Utrillo précitée, l'information sur l'exposition pouvait être librement livrée, mais pas la représentation des tableaux, sauf autorisation particulière ou bénéfice de l'exception de courte citation.
Quant aux oeuvres dites factuelles (compilations, bases de données), elles sont protégées en qualité de réservoirs d'information. La protection du droit d'auteur s'attache au contenant et non pas au contenu, à la structure, à l'architecture de la base de données et non pas aux données qu'elle contient (sauf mise en oeuvre du droit suigeneris qui est distinct du droit d'auteur) (11) .
Le droit d'auteur postule la diffusion de la création protégée, ne serait-ce que pour permettre à l'auteur de percevoir les fruits de cette exploitation. C'est un droit essentiellement tourné vers la « publication ». Les droits d'exploitation sont un moyen de subsistance pour l'auteur, de même qu'ils permettent la circulation de l'information véhiculée par l'oeuvre.
La liberté d'expression n'est pas en cause avec le droit d'auteur. L'information est évidemment diffusable et accessible. Le droit d'auteur ne met pas en place un processus de censure de l'auteur (pas plus, d'ailleurs, qu'il ne le protège contre d'éventuelles poursuites en diffamation) mais seulement des modalités particulières d'exploitation de son oeuvre. C'est pourquoi l'affaire Utrillo a fait l'objet d'une " bombe » dans le milieu de la propriété littéraire et artistique, puisque, pour la première fois, l'article 10 de la Conv. EDH est frontalement opposé au droit d'auteur. La décision a été largement commentée, notamment sur le point de savoir comment le droit d'auteur constituait une mesure nécessaire à la protection des « droits d'autrui » susceptibles de faire échec au droit à l'information, en se fondant sur l'art. 10 al. 2, ou comment l'article 10 pouvait être neutralisé par l'article 17 de la Conv. EDH. Tout cela est très technique et je n'ai pas le temps de m'y arrêter...
Mais je voudrais surtout insister sur le fait qu'il me paraît tout à fait erroné et inopportun de se situer sur le terrain de l'article 10 de la Conv. EDH. Le contrôle de finalité et de proportionnalité qui en découlerait annonce d'ailleurs la défaite, à plus ou moins long terme, du droit d'auteur. Il faut rappeler énergiquement que l'art. 10 vise la liberté d'expression (12) . Il a vocation à préserver la liberté de la presse contre toute censure préalable. Pas plus que la liberté d'expression n'est entravée par le droit d'auteur, pas plus l'article 10 de la Conv. EDH ne peut être invoqué à propos du droit d'auteur, dès lors que cette disposition a pour seule vocation de réguler des litiges portant sur la liberté d'expression.
En outre, deux dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle (ci-après CPI) permettent de sanctionner tout abus dans l'usage du droit d'auteur, abus qui priverait le public du droit d'accès à l'oeuvre. Il s'agit de l'abus du droit de divulgation et de l'abus des droits d'exploitation, post mortem. Ces deux dispositions sont opposables aux représentants de l'auteur décédé (13) et ont vocation à préserver les droits de la collectivité par rapport à l'oeuvre, après le décès de l'auteur. Comme le souligne fort justement A. Lucas, « on peut trouver normal que l'autorité judiciaire puisse parfois passer outre au nom de la défense de l'oeuvre et aussi au nom de la collectivité, à un refus de divulgation ou d'exploitation » (14) . Dans le même sens, A. Françon a pu déduire de l'extension, en 1985, de l'article 20 de la loi de 1957 aux droits d'exploitation, le souci du législateur de « stimuler la vie culturelle en France (15) .
Aux termes de l'article L. 121-3 du CPI, « en cas d'abus notoire dans l'usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l'auteur décédé [...], le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s'il y a conflit entre lesdits représentants, s'il n'y a pas d'ayant droit connu ou en cas de vacance ou de déshérence. Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre chargé de la Culture. L'abus sera notoire quand l'auteur aura exprimé ses intentions de son vivant et que ses héritiers ne les respectent pas (16) . Il peut résulter d'un acte de divulgation (17) ou d'une abstention. Le doute sur la volonté de l'auteur défunt bénéficie vraissemblablement à l'ayant cause (18) .
Le mécanisme d'abus du droit d'exploitation, visé à l'article L. 122-9 du CPI est le même que pour l'abus du droit de divulgation, « en cas d'abus notoire dans l'usage ou le non-usage des droits d'exploitation de la part des représentants de l'auteur décédé ». Le juge peut mettre fin à une exploitation abusive ou, à l'inverse, autoriser une exploitation, malgré le refus du titulaire des droits (19) .
Dans l'affaire La Règle du jeu précitée, la Cour d'appel de Paris a ainsi retenu que Roland Barthes « attachait la plus grande importance à la distinction entre la forme orale et la forme écrite, considérait comme indispensable de revoir très soigneusement le texte de ses interventions orales avant qu'elles soient publiées, et avait plusieurs fois expressément indiqué qu'il refusait toute publication en l'état et sans réélaboration de ses cours » (20) . Elle en conclut qu'aucun abus dans le non-usage du droit de divulgation ne saurait être reproché à l'héritier de l'auteur.
À l'inverse, la même Cour d'appel a considéré qu'en s'opposant à la poursuite par la société Gallimard de l'édition des oeuvres complètes d'Antonin Artaud, l'héritier Serge Malaussena avait fait du droit de divulgation post mortem un usage notoirement abusif. La Cour relève notamment que « cette communication recherchée par l'auteur sans la moindre réticence ni réserve explique, en grande partie, l'enthousiasme que l'idée de la publication de ses oeuvres complètes a suscité auprès de lui et l'impatience, parfois agressive, dont il a fait preuve, dans sa correspondance de l'époque, de la voir se réaliser (21) ». Elle valide aussi la nécessité d'une transcription des manuscrits et l'impossibilité d'une édition en fac-similé proposée par l'ayant droit, parce qu'irréaliste et contraire à la volonté de l'auteur.
Tout le dispositif du droit d'auteur est donc construit autour de la diffusion de l'oeuvre et, le cas échéant, de l'information qu'elle véhicule. L'exploitation de l'oeuvre est toujours possible, moyennant l'autorisation de l'auteur ou de ses ayants droit, et parfois, en dépit de leur résistance.
Mais, me direz-vous, il faut bien être ou chercheur ou juriste, pour faire preuve d'une aussi grande naïveté. Ce régime d'autorisation moyennant rémunération peut s'avérer, de fait, un empêchement à l'accès, quand le prix est prohibitif. C'est certain, mais ce coût est la condition de la survie de l'auteur. Il y a clairement un choix à opérer de politique culturelle, sachant qu'il existe des moyens juridiques de réguler ce coût, s'il est excessif :
La prise en compte du droit à l'information est une réalité de la construction du droit d'auteur. Cette perspective a été intégrée tant par le législateur que par la jurisprudence. Elle se traduit aussi bien par le concept de domaine public (A) que par les mécanismes légaux d'exception aux droits patrimoniaux (B).
Le concept de domaine public a une double acception selon qu'il se réfère à « l'âge de l'oeuvre, c'est-à-dire à la durée de sa protection (1) ou à la nature de la création (2). Dans les deux hypothèses, le dispositif juridique exprime le souci de préserver le droit à l'information.
Les droits patrimoniaux de l'auteur sont limités dans le temps, afin d'éviter que le monopole d'exploitation reconnu à l'auteur ne lui accorde pas un avantage excessif. Ainsi, aux termes de l'article L. 123-1 du CPI, « l'auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d'exploiter son oeuvre sous quelque forme que ce soit et d'en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l'auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l'année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ». Passé ce délai de protection, on dit que I'oeuvre tombe dans le domaine public ». On dit aussi qu'elle appartient au patrimoine commun de l'humanité. Son usage en est libre et gratuit, sous réserve de respecter le droit moral, perpétuel.
Certaines oeuvres sont exclues de la protection en raison de leur nature particulière, afin de préserver le droit à l'information du citoyen.
Actes officiels
Les actes officiels (textes législatifs et réglementaires, décisions de justice, rapports officiels des commissions parlementaires et exposés des motifs) ne peuvent bénéficier de la protection du droit d'auteur en raison de leur destination. Nul n'étant censé ignorer la loi, ces documents sont destinés, par nature, à être reproduits. Comme le souligne Desbois, toute entrave qui serait mise à leur diffusion contrarierait le destin des dispositions qui y sont contenues » (22) .
Dépêches d'agences de presse
Il est admis depuis le 19"siècle que les dépêches transmises par les agences de presse ne sont pas protégées par le droit d'auteur. Dans la célèbre affaire Havas, la Cour de cassation a énoncé, en 1861, que les dépêches télégraphiques portant à la connaissance du public des nouvelles politiques, scientifiques ou littéraires, ne peuvent être considérées comme des oeuvres de l'esprit et que « du moment qu'une nouvelle a été publiée par la voie de la presse, chacun a le droit d'en faire son profit, de la répéter et de la commenter », ce droit appartenant au journaliste comme à tous autres » (23) .
À l'argument parfois contestable de leur absence d'originalité du fait de leur brièveté, s'ajoute surtout la préoccupation d'éviter toute appropriation de l'information brute, dans le souci d'assurer le droit à l'information. Dans cet esprit, P. Sirinelli, jugeant l'exclusion de la protection parfois contestable dès lors qu'il y a mise en forme, considère que » l'exclusion repose, en réalité, sur le fondement pragmatique et réaliste de l'inefficacité d'une éventuelle protection en ce domaine la protection du droit d'auteur risquant d'être aisément tournée par un habile démarquage et une mise en forme différente de l'information contenue dans la nouvelle ellemême
» (24) . Toujours est-il que le principe de non-protection est acquis, sous réserve de la protection de l'activité des agences de presse par le biais de l'action en concurrence déloyale.
Le CPI comprend, en son article L. 122-5, un certain nombre d'hypothèses d'exceptions au droit de reproduction ou au droit de représentation. Certaines exceptions, comme l'exception de copie privée, ont des raisons pratiques tenant à impossibilité de faire respecter le droit d'auteur dans la sphère privée (25) , tandis que d'autres participent de justifications tirées des droits fondamentaux, notamment la liberté d'expression. C'est ainsi que l'on peut identifier, avec P. Sirinelli, des exceptions fondées sur le souci de favoriser l'information ou les débats d'idées et d'opinions » (26) .
L'exception de courte citation (27) est l'exemple majeur de cette prise en compte du droit à l'information par le droit d'auteur. Rappelons qu'aux termes de l'article L. 122-5 du CPI, « lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : [...] 3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source : a) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées [ ... 1 C'est indéniablement la notion la plus régulatrice de cet équilibre entre droit d'auteur et droit à l'information : la soupape de sécurité... La sagesse avec laquelle les tribunaux font et feront usage de cette exception est sans doute la meilleure garantie de « respectabilité du droit d'auteur.
Les revues de presse figurent en troisième position au titre des exceptions d'usage public de l'article L. 122-5, 3° du CPI. Elles ne sont pas définies par la loi mais la Cour de cassation les a caractérisées en posant que la revue de presse suppose nécessairement la présentation conjointe et par voie comparative de divers commentaires émanant de journalistes différents et concernant un même thème ou un même événement ,, (28) Cette pratique a le grand intérêt de permettre une comparaison dans les analyses et les commentaires de l'actualité et d'enrichir le débat démocratique. Elle est très fortement marquée par la tradition journalistique, elle-même pétrie de préoccupations de libre circulation de l'information. Heurtant le droit d'auteur en ce qu'elle concerne des articles de fond et non des informations de libre parcours, cette exception aux prérogatives d'auteur est essentiellement justifiée en opportunité par la condition de réciprocité qu'elle induit. L'emprunteur doit être un organe de presse, lequel doit pouvoir, lui aussi, subir un emprunt.
Enfin, l'auteur ne saurait interdire, aux termes de l'article L. 122-5, 3° c) du CPI, " la diffusion, même intégrale, par la voie de presse ou de télédiffusion, à titre d'information d'actualité, des discours destinés au public prononcés dans les assemblées politiques, administratives, judiciaires ou académiques, ainsi que dans les réunions publiques d'ordre politique et les cérémonies officielles ». L'exception est limitée à la presse et ne joue pas pour le support du livre. Elle ne vaut que très temporairement, pour le temps de l'actualité.
À ces exceptions prévues par la loi s'ajoute un courant jurisprudentiel favorable à l'activité documentaire. Il n'est point besoin d'évoquer devant une assemblée de bibliothécaires, l'affaire Microfor c/ Le Monde, aux termes de laquelle la Cour de cassation, dans un arrêt très contesté par la doctrine, a estimé qu'une banque de données pouvait être uniquement constituée de l'accumulation de courtes citations d'oeuvres, sans véritable oeuvre citante. Elle a ainsi aménagé un régime spécial d'exception de citation pour les oeuvres d'information, dérogeant à la nécessité d'incorporation des citations dans une oeuvre seconde.
La Cour de cassation a également considéré que « si le titre d'un journal ou d'un de ses articles est protégé comme l'oeuvre elle-même, l'édition à des fins documentaires, par quelque moyen que ce soit, d'un index comportant la mention de ces titres ne porte pas atteinte au droit exclusif d'exploitation par l'auteur » (29) . Cette solution n'a, cette fois-ci, soulevé aucune polémique, ne comportant aucun risque d'atteinte aux droits des auteurs.
Un arsenal législatif conséquent, doublé d'un travail jurisprudentiel de qualité, permettent d'atteindre un équilibre entre les impératifs de protection des auteurs et de droit à l'information. C'est à cette finalité qu'il convient d'oeuvrer dans la sérénité.
Je vous ai infligé, au pas de charge, un tour d'horizon bien accéléré du droit d'auteur et des craintes que font peser pour les défenseurs de ce droit des revendications parfois extrêmes, sous couvert de droit à l'information. Je suis la première à récuser toute idée d'appropriation de l'information, sous réserve de monopoles légitimes (30) . Mais le droit à l'information ne peut servir d'alibi à des aspirations remettant purement et simplement en cause les modalités d'exploitation d'une oeuvre de l'esprit.
En qualité de bibliothécaires, vous êtes, en quelque sorte, les « gardiens du temple » de la culture, confrontés, au quotidien, aux difficultés d'en assurer le libre accès aux citoyens par un service public de qualité, dans le souci d'une véritable démocratisation de la culture.
Vous êtes aussi entre le marteau et l'enclume dans un difficile, et parfois houleux débat sur le droit de prêt, entre la solution d'un prêt payant ou d'un prêt « payé » (31) .
Vous êtes un maillon indispensable de la chaîne du livre et des autres supports audiovisuels et numériques, maillon dont le droit d'auteur complique souvent la tâche.
Vous êtes, artisans de la lecture publique, les acteurs d'un véritable droit à la culture... pour tous.
Soyez-en chaleureusement remerciés.
Et, terminant sur ce ton quelque peu lyrique, je ne résisterai pas au bonheur de vous laisser sur ces délectables, tout autant que désuètes, réflexions d'Augustin-Charles Renouard, dans son Traité des droits d'auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts (32) , de 1838 : « Récompensez les auteurs ; payez-leur la dette sociale. | . . . | Priver un travailleur quelconque de son salaire, c'est toujours une injustice. En priver un auteur, le premier des travailleurs, l'artisan du premier des biens de l'humanité, d'une circulation des idées plus étendue, plus rapide, plus complète, ce serait une ingratitude ; ce serait, par le plus imprévoyant des calculs, frapper de stérilité la mine la plus abondante des richesses, la source de toutes les richesses ; ce serait un trouble social ».