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    La Bibliothèque russe de Diderot

    Par Anne Basanoff

    (1) C'est que la vie est un voyage... (Essai sur la peinture, Diderot, X. 495)

    Le désir qu'éprouve tout être humain d'étendre sa connaissance du monde par des voyages est l'un des thèmes les plus fréquents de l'univers vaste et imagé de Diderot. La présence de cette idée et sa persistance sont d'autant plus étonnantes que Diderot était singulièrement casanier et qu'il désapprouvait les perpétuels déplacements. « Il faut avoir perdu son père, sa mère, ses enfants, ses amis, ou n'en avoir jamais eu, dit-il, pour errer, par état, sur la surface du globe » (2) . Son projet d'aller en Italie n'aboutit pas. Dès 1750 en effet, Grimm, Rousseau et Diderot avaient rêvé de visiter la péninsule à pied, des Alpes jusqu'à la Calabre, une carabine sur l'épaule. Diderot, sans ressources, trop pris dans l'engrenage de l'Encyclopédie, ne pouvait quitter Paris et réflexion faite, « on n'est nulle part mieux que chez soi » (3) .

    Cependant l'Est exerçant une grande attirance sur les Français du XVIIIe siècle, Diderot finit par entreprendre, un peu tardivement, son voyage en Russie. Comme toute opération à froid demande une préparation psychologique, l'écrivain mit dix ans, onze ans même, à s'habituer à l'idée de présenter personnellement ses hommages de reconnaissance à Catherine II de Russie. L'impératrice avait invité Diderot à venir à sa cour dès 1762 mais il avait décliné l'offre. En 1765 Catherine attira sur elle l'attention publique en achetant la bibliothèque de Diderot et en en laissant la jouissance au « philosophe » qui prit le titre de garde de la bibliothèque impériale ; elle lui donna en outre une somme totalisant cinquante années d'appointements. Diderot fut ainsi à l'abri des tracas pécuniaires tout en gardant sa bibliothèque.

    De longues années laborieuses passèrent. Enfin, en 1775 le projet de voyage est mûr. Un an auparavant il a marié sa fille, fini le texte de l'Encyclopédie, assuré le sort de sa femme et de ses manuscrits, au cas où il viendrait à mourir et, puisque « comme un homme sage qui part pour un long voyage, il a pourvu pour tout » (4) , le 21 mai 1773, il quitte Paris.

    Parmi tous les Russes qu'il connut à Paris, Diderot se lia surtout avec le prince Dimitri Alekseevitch Galitsin, ambassadeur de Russie, nommé depuis 1768 à La Haye. C'est chez lui que l'encyclopédiste fit sa première halte ; il y passa trois mois agréables (5) en attendant son compagnon de voyage. A.V. Narychkin, futur sénateur et chambellan de Catherine II, vieille connaissance parisienne également. Le 20 août 1773, les deux voyageurs qui avaient laissé s'écouler la belle saison propice à leur longue randonnée, quittent enfin La Haye.

    Quel était donc ce compagnon avec qui Diderot roulera pendant 688 lieues du 20 août au 8 octobre ?

    L'ascension des Narychkin, famille de boyards illustres, datait du mariage du tsar Aleksei Mikhailovitch avec Nathalie Narychkin, beauté moscovite de l'époque. De ce mariage était né en 1672 Pierre le Grand. Depuis, par d'heureuses alliances, les Narychkin avaient été au premier rang des affaires d'État. Ils alliaient à la fortune, le goût, le raffinement et représentaient magnifiquement les grands seigneurs russes du XVIIIe et du XIXe siècles. Sous le règne de Catherine II, de Paul Ier et d'Alexandre II, le faste de leurs réceptions, auxquelles assistait la Cour, a laissé un écho dans les annales de la capitale. Les orchestres des Narychkin, au même titre que ceux des Stroganov et Chere-metiev, étaient très renommés. Au XIXe siècle la maison d'un des Narychkin. mécène éclairé, méritait d'être appelée « Nouvelle Athènes ».

    Aleksei Vasilevitch Narychkin (1742-1800) était le fils du gouverneur de Novgorod et d'Anna Panina. Auteur de chansons, d'épigrammes et de satires, poète à l'occasion, il accompagna l'impératrice dans son voyage sur la Volga. Le passe-temps de la tsarine et de la cour était alors la traduction du Bélisaire de Marmontel. Narychkin traduisit deux chapitres de l'ouvrage. On lui doit d'autre part la traduction de deux chapitres de l'Encyclopédie. Représentant de la Russie en Sardaigne, il parcourut l'Europe, et c'est au retour des eaux d'Aix-la-Chapelle qu'il cueillit Diderot à la Haye pour le conduire à Saint-Pétersbourg.

    La route de La Haye à Saint-Pétersbourg était l'itinéraire habituel au XVIIIe siècle pour se rendre en Russie. Nous connaissons toutes les étapes des voyageurs d'après les quelques feuillets intitulés Route que nous avons suivie de La Haye à Saint-Pétersbourg jalonnant le chemin suivi par Diderot à l'aller et au retour (6) . L'écrivain nota soigneusement les jours, les stations, les lieues et les « verstes » en même temps que quelques rares impressions sur ses malaises, sur les accidents de la route, sur les villes, fleuves et rivières traversés. Au trente-septième jour du voyage, excédé, fatigué, cahoté, plein de noirs pressentiments pour sa fille qui attendait un bébé, il notera : « à Teiglitz, ma vision, marie frejacques morte en couche. La rivière noire ; la maison noire. Je me suis écrié, ô ma fille, on est superstitieux malgré soi»... «endormi dans la voiture torticolis qui vous reprend». Certains noms de l'itinéraire sont écorchés à l'aller et transcrits plus correctement au retour. M. Dieckman pense que « Diderot a revisé et a corrigé ces mots pendant ou après son retour, car l'encre dont il s'est servi pour ces corrections ressemble à celle de la deuxième partie de l'itinéraire » (7) . Ne serait-il pas plus simple de supposer que Diderot ait revu son itinéraire de l'aller à Saint-Pétersbourg, avec l'aide de son compagnon de voyage, le même Narychkin ?

    Les deux voyageurs supportaient mal la fatigue du voyage. Diderot ne pensait-il pas qu'il serait peut-être forcé de laisser Narychkin en cours de route ? Narychkin de son côté assistait Diderot dans ses malaises. Ainsi s'épaulant mutuellement, après 48 jours de voyage, Diderot « écorché tout vif» «tous deux à l'unisson» (8) , ils atteignent Saint-Pétersbourg. L'ami Falconet ne pouvant le recevoir, l'écrivain accepte l'invitation de Narychkin, chez qui il s'installe. Ayant perdu sa perruque, sans bagages, Diderot suit, de ses fenêtres seulement, les fastes du mariage du futur tsar Paul Ier. Son compagnon de voyage aussi était absent du cortège à cause d'un « cataplasme qui embrassait toute sa machoire ».

    Lors de la visite de Diderot, Saint-Pétersbourg avait soixante dix ans d'existence. Déjà de beaux palais, des cathédrales, des églises et des hôtels particuliers dus aux meilleurs architectes du XVIIIe siècle, Trezzini, Rastrelli, Vallin de la Mothe, Schoedel, se dressaient isolés un peu partout. Catherine II parlant des deux cités rivales, Saint-Pétersbourg et Moscou, dira que la première ressemble au « commencement du printemps » la deuxième « à un vilain automne» (9) . Le nonce apostolique L.A. Archettio notera : « Petropolis jam ab omnibus pulcherrimas inter et florentissimas potentissimasque Europae urbes numeratur »... (10) ; mais telle ne fut pas l'opinion de Diderot.

    A l'angle de la place Vorovskoi et de la rue de l'Union s'élevait l'hôtel des Narychkin. Dans cette maison hospitalière où habitait Diderot, où quelques décades plus tard on entendra la voix de Mme de Staël, la légende veut que le « philosophe » ait aimé se tenir sur le balcon d'où il observait la vie pétersbour-geoise. Il constata certainement que. sur la Neva embâclée, il y avait autant de trafic que dans les avenues. Il a pu voir des sorties en traîneaux des nobles aux chevaux superbement harnachés, des courses de rennes amenés par les samoèdes, ainsi que le chauffage « urbain », sorte de grands fours installés dans les rues et les carrefours de la capitale pour permettre au menu peuple de se chauffer, enfin tout ce qui composait la vie quotidienne et disparate de Saint-Pétersbourg. L'aspect des avenues, larges, enneigées, balayées par le vent où tourbillonnait la neige mouillée, image chère à Dostoevski, et où les devantures étaient fort rares, n'avait rien de distrayant pour lui. La Palmyre du Nord, comme on se plaisait à appeler Saint-Pétersbourg au XVIIIe sièce, le déconcerta, ainsi que le prouve le chapitre des Mélanges intitulé Sur Pétersbourg : « puisque votre Majesté impériale prétend que Moscou ne peut devenir le séjour de la cour que dans cent ans (elle ne savait pas si bien dire), ne serait-il pas possible de peupler davantage Pétersbourg, de le rendre plus vivant, plus agissant, plus commerçant»...

    D'après tous les témoignagnes de l'époque, Durand, Grimm et selon lui-même (11) Diderot, eut un succès retentissant, bien que superficiel, auprès de Catherine II; toutefois il ne cessa de travailler énormément. Les Mélanges philosophiques montrent l'intérêt évident que Diderot portait à la Russie. Il fit maints projets de réforme concernant l'instruction publique, mais l'impératrice n'en tint aucun compte : Ne dit-elle pas qu'il était un « bavard plein d'utopie dangeureuse » ? (12)

    Diderot resta pendant cinq mois dans la capitale russe. Bien que magnifiquement logé, et qu'ayant ses entrées chez l'impératrice, il se « surprend à tout moment soupirant après les siens » ; la veille du nouvel an, il écrit à sa femme et à sa fille : «je vous souhaite à toutes les deux, pour étrennes, de la santé, de la gaîté, du bonheur, et mon retour»... (13) Quand l'heure du départ approche, pour couper court à tous les bavardages, Diderot limite volontairement la générosité de l'impératrice à quatre dons : les frais de son voyage aller et retour, un objet appartenant à Catherine II, la possibilité éventuelle de s'adresser de nouveau à elle, enfin l'escorte d'un officier jusqu'à La Haye. C'est ainsi que le 5 mars Diderot quitte Saint-Pétersbourg.

    Dans ses bagages Diderot apportait un lot de livres russes qui témoignent de l'intérêt qu'il éprouvait pour la langue du pays où il avait été reçu, puisque certains sont annotés et sont chargés de traductions interlinéaires, en partie autographes.

    Pourquoi Diderot s'est-il penché sur l'étude du russe ? Est-ce en vue d'une édition de l'Encyclopédie en russe ? Est-ce pour être fidèle à son précepte qu'à quiconque visite une contrée étrangère la langue du pays soit tant soit peu connue ? ou tout simplement en raison de son immense curiosité d'esprit ?

    Au mois de mai 1775, il proposa à la Bibliothèque royale l'achat de ses livres russes. Comme le voyage de Diderot avait eu un grand retentissement et que l'intérêt porté aux choses russes allait croissant - n'existe-t-il pas un mirage russe au XVIIIe siècle? -qu'en outre le fonds russe de la Bibliothèque n'était pas excessivement riche, l'offre fut agréée par l'administrateur J.F.G. Bignon, sur l'appréciation des conservateurs, l'abbé Desaunnays et l'abbé Capperon-nier. Diderot reçut pour le tout 900 livres. Au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, dans le registre 24 de l'Ancien fonds français, en face des titres de chacun des volumes du « philosophe », nous ne trouvons aucune mention de chiffre ; la prisée estimative a dû être faite pour l'ensemble des ouvrages. Pendant plus de cent quatre vingts ans, ces livres restèrent dans le grand dépôt des magasins centraux du département des Imprimés ; ils font maintenant partie des collections de la réserve des Imprimés.

    D'après l' Etat des livres russes que Mr Diderot propose à la Bibliothèque du Roi, l'écrivain a réparti sa bibliothèque en sept catégories : grammaire, belles-lettres, politique, gouvernements civil et militaire, religion, géographie et manuscrits. A Saint-Pétersbourg, avant 1783, les livres ne se vendaient qu'au dépôt de l'Académie des sciences. Il est fort peu probable que Diderot ait fait lui-même l'acquisition de ces livres. Ceux-ci avaient sûrement été offerts à l'écrivain lorsque fut connu son désir d'apprendre le russe. Parmi ces volumes certains sont très rares et ont pour nous un double intérêt : celui de leur édition et celui de leur provenance. Si les disciplines telles que la grammaire, la religion, l'histoire, la géographie et les sciences sont peu nombreuses, par contre la collection est riche en jurisprudence et en belles-lettres, où abondent les tragédies, les comédies et les odes de Trediakovski, de Lomonosov, de Maikov, de Catherine II et surtout de Soumarokov.

    La grande majorité de ces livres fut imprimée à l'officine de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Fondée en 1727, celle-ci joua un rôle important dans la vie culturelle du pays en favorisant l'installation d'autres imprimeries aussi bien en province qu'à Moscou et à Pétersbourg même. La typographie de l'Académie édita et imprima les ouvrages de toutes les disciplines mais, dès les années 1770-72, elle se réserva l'exclusivité des ouvrages de sciences pour lesquelles d'ailleurs elle avait été créée. Pour l'Académie, travaillèrent les meilleurs illustrateurs de l'époque : Kolpakov, Makhaev, Sokolov, Panin, Srebrenitski, Guerasimov, Karnovith et autres. L'animation de la vie sociale et culturelle, l'activité littéraire et polémique des Trediakovski, Lomonosov, Soumarokov et autres savants exercèrent une influence favorable sur le développement de l'imprimerie. Entre les années 1754-1770, le chiffre des éditions laïques passa de 180 à 1.050 titres. Dans le premier quart du XVIIIe siècle, on ne comptait que cinq moulins à papier ; vers la fin du siècle, il y en eut environ 72, mais on continua à importer du papier étranger (14) . De nouveaux ornements typographiques, des caractères importés de l'Occident, principalement de France, donnèrent à la typographie russe un nouvel essor.

    Il ne faut pas oublier que le début de l'imprimerie en Russie est fort tardif et si les problèmes bibliophiliques n'y sont pas les mêmes que ceux qui passionnent le monde du livre en Europe, il n'en reste pas moins vrai que les éditions russes du XVIIIe siècle sont à juste titre recherchées par les bibliophiles russes.

    La petite bibliothèque de Diderot contient presque tout ce qui a paru d'important entre les années 1739-1773. Elle représente ce qui reste de plus tangible de ce long voyage, de ces rencontres, de ces projets : quelques titres qui témoignent de l'attention et de la curiosité d'un grand russophile du XVIIIe siècle.

    1. Le point de départ de ces recherches est l'article de M. Jean Porcher, conservateur en chef du Département des Manuscrits, paru dans la revue russe Annales de la Société des Amis du livre russe, Paris, 1932, pp. 123-138. retour au texte

    2. Diderot. Salon, 1767, Robert XI, 218-219. - Steel (E.M.), Diderot's imagery, New-York, 1941. retour au texte

    3. Diderot. II. 206. M. Busnelli, Diderot et l'Italie. Paris, 1925. retour au texte

    4. Diderot, Salon. 1767, XI,420 (en parlant du suicide du président Desbrosses.) retour au texte

    5. P. Mesnard, Le Cas Diderot. Etude de caractérologie littéraire, Paris, 1952, p. 212 : « Mais surtout, il y a eu, à l'aller comme au retour, ce séjour béni en Hollande... Diderot connaît des jours qui comptent parmi les plus beaux de sa vie... » retour au texte

    6. Bibliothèque nationale, Manuscrit Na. fr. 24932 (ff. 62-64) deux feuillets doubles de 11,8 X 19 cm. retour au texte

    7. H. Dieckman, Inventaire du fonds Vandeul. Genève, Droz, 1951, p. 266. retour au texte

    8. Diderot. Jacques le Fataliste. VI, 244 et Poste de Koenigsberg à Memel. retour au texte

    9. Lettre de Catherine II à Falconet, éd. Polovtsev, 28 mars 1767. retour au texte

    10. Archettio (.J.A.), Commentarii ; p. 154. retour au texte

    11. Lettres de Catherine II et de Falconet, p. 289. Le 31 décembre 1773 M. Durand au duc d'Aiguillon : « Les conférences entre C. II et D. se succèdent sans cesse et se prolongent de jour en jour ». Dans une autre lettre du 6 novembre, l'ambassadeur écrit encore : «j'ai dit à M. Diderot ce que j'attends d'un français. Il m'a promis d'effacer, s'il est possible, les préjugés de cette princesse contre nous.. » On savait que Catherine II protégeant les philosophes français n'oubliait pas la politique de la France dans les affaires polonaises et turques. Ne disait-elle pas que « tous ses désagréments venaient de Versailles, toutes ses consolations de Paris. » A. Rambaud. Catherine II et ses correspondants, dans Revue des deux mondes, 1877. - Lettres de C.II et de F., p. 283, 19 nov. 1773. Grimm à Nesselrode. « Ce Denis a auprès de sa Majesté le succès le plus brillant et le plus complet.. » retour au texte

    12. A. Iatsevitch, Pouchkinskii Petersbourg, Leningrad. 1935, p. 104. retour au texte

    13. Ledieu. Le Voyage de Saint-Pétersbourg. Lettres inédites de Diderot. Lettre à sa femme, dans Revues des vivants, 1928, p. 943. retour au texte

    14. A. Sidorov, Istoriia oformleniia rousskoi knigui, Moscou, 1946. - L. Tcherepnin, Rousskaia paleografiia, Moscou, 1956, p. 489. Ainsi parvint à Arkhangelsk en 1797 un envoi de papier français portant en filigrane le bonnet phrygien. Par ordre du tsar Paul I le papier fut brûlé. retour au texte