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    Madame Jacques Aubrun

    12 novembre 1900 - 28 août 1959

    Par R. Lemaitre

    Quand on avait passé l'élégant portail de pierre du Petit Château et traversé la cour ouverte d'un côté sur le parc de Sceaux, on entrait dans une vieille et belle maison pleine de livres, et ce n'était pas là une bibliothèque comme les autres. Non, le climat n'avait pas la froideur administrative, on était reçu, introduit auprès des livres par leur amie, celle qui les avait, peu à peu, réunis avec amour et les avait préparés avec soin afin qu'ils puissent être facilement retrouvés et empruntés.

    Mme Jacques Aubrun s'était lancée avec enthousiasme, aidée de son mari, dans une expérience de lecture publique moderne à l'époque où les livres des bibliothèques municipales gisaient, vêtus de noir, dans des placards soigneusement fermés. Dès qu'elle entra dans le vénérable réduit, de la mairie de Sceaux, en 1934, les armoires disparurent, les ouvrages les plus démodés aussi, une équipe de jeunes «Amis de la bibliothèque» fut constituée, on en vit jusqu'à une vingtaine fiévreusement occupés à coller les pochettes de prêt, à inscrire les cotes de la classification décimale, etc.

    Une carte payante de lecteur, des couvre-livres également payants permirent rapidement d'acheter les nouveautés. Les lecteurs affluèrent. Ce fut un succès immédiat. Mon père, Henri Lemaître, alerté par un article paru dans le journal Rive Gauche, accourut, émerveillé : « Vous avez réalisé sans bruit, sans encouragement officiel, ce que je souhaite voir réaliser partout en France », lui dit-il ; et c'est le début d'échanges fructueux d'expériences, c'est l'introduction auprès des premiers pionniers de la lecture publique en France : Ernest Coyecque, Charles Schmidt, Henri Vendel, Mme Védrine, c'est la visite des premiers centres modèles : Châlons-sur-Marne, Soissons.

    L'A.B.F. est reçue dans le parc du nouveau local : le petit château du parc de Sceaux, au cours d'une garden-party inoubliable où une piste de danse avait été dressée au centre de la pelouse sur le massif en forme de fleur de lys.

    D'autres fêtes réunirent les Amis de la Bibliothèque, dont une belle gravure de Decaris ornait les programmes, un bal, entre autres, au lycée Marie-Curie, où l'on put voir des vedettes de premier plan du film et de la danse. Ainsi était prouvé que l'on pouvait aimer la lecture et le silence, sans être forcément replié sur soi-même et en dehors de la vie courante. Oui, c'est bien là l'apport personnel de Mme Aubrun : comme elle-même dans sa vie personnelle avait su répandre amour et aide très dévouée à ses trois enfants et ses huit petits-enfants et être, pour son mari, une compagne remarquable, elle avait su, dans sa bibliothèque, joindre à une parfaite connaissance de la technique du métier, un sens humain chaleureux qui intégrait la bibliothèque dans la vie de tous.

    Les enfants avaient leur salle et étaient à leur place, les habitants de Sceaux de tous les milieux pouvaient y trouver les ouvrages qui leur convenaient. L'attention discrète qu'elle témoignait à tous lui faisait deviner les désirs, remplir les lacunes, contenter chacun.

    Son sourire chaud, cordial, résumait d'ailleurs son attitude, qui était s'encourager et de susciter toujours ce qui était constructif.

    Comment trouvait-elle le temps de lire tellement, afin d'acheter d'après son jugement personnel, elle qui était fonctionnaire à mi-temps et qui n'a jamais eu un personnel suffisant (jusqu'à l'année dernière, une seule personne, heureusement d'une activité exceptionnelle, a assuré le service du prêt et des rangements)? Il est certain qu'elle ne comptait pas son temps, c'était sa vie qu'elle avait consacrée à sa bibliothèque. Et quand, il y a quelques années, une collection plus spécialisée réunie par l'humaniste provençal Léon Ancely (qui d'ailleurs a élu domicile dans les combles du Petit Château au milieu de ses livres non encore catalogués) fut proposée, Mme Aubrun n'hésita pas à accepter cet enrichissement qui doublait le fonds de la bibliothèque (actuellement environ 32 000 livres).

    Toujours sur la brèche, malgré la maladie qui la fatiguait de plus en plus, on constatait avec beaucoup de peine que ses forces déclinaient.

    Elle nous fut enlevée le 28 août 1959. Que M. Aubrun, qui a partagé avec elle cette belle expérience de lecture publique, sache que les bibliothécaires conservent d'elle le plus vivant souvenir.