Dans la collection « Que sais-je ? », où déjà, parmi tant, deux volumes ont paru, que doivent connaître tous les bibliothécaires, l'Histoire du Livre, de M. de Grolier et la Bibliographie de Mlle Malclès, voici les Bibliothèques, par M. André Masson et Mlle Paule Salvan.
Inspecteur général des bibliothèques, bibliophile, collaborateur plein d'érudition et de goût des Trésors des bibliothèques de France, auteur, dans les récents Mélanges Franz Calot d'une étude sur le décor des grandes bibliothèques du XVIIIe siècle, et, à l'Académie des Inscriptions, de communications sur le décor des bibliothèques médiévales où il a apporté des vues nouvelles dans la question de la fresque des Arts Libéraux du Puy, M. André Masson, grand voyageur, de surcroît, a réussi à résumer en cinquante pages, sans lourdeur pédante et sans rien omettre de capital, ce que, dans la très longue histoire des bibliothèques, il appelle « l'héritage du passé » et qui forme la première partie de ce petit livre très dense : bibliothèques de l'Antiquité; du haut Moyen-Age; de l'époque monastique; de la période que l'auteur, d'un mot juste et qui fait image, désigne comme celle «du livre enchaîné»; de l'Humanisme et de la Réforme; «de l'âge du mécénat »; pour terminer par deux chapitres consacrés à l'influence de la Révolution française sur l'évolution des bibliothèques et leur expansion au XIXe siècle.
Mlle Paule Salvan, Conservateur au service technique de la Direction des bibliothèques, et qui traite, dans la seconde partie, des « ressources actuelles », ne parle, elle aussi, que de ce qu'elle connaît parfaitement : organisation générale des bibliothèques d'aujourd'hui, bibliothèques nationales, publiques, universitaires, spécialisées, centres de documentation, services communs et techniques nouvelles.
Ainsi, des tablettes babyloniennes du 3è millénaire avant J.-C. et des papyrus de l'Egypte au microfilm et à la microfiche, le lecteur parcourt en 125 pages la glorieuse histoire, qui peut-être touche à sa fin, de ce qu'on a appelé, voilà un quart de siècle, d'un mot qui restera et dont il est juste de nommer «l'inventeur» M. Julien Cain, - la civilisation écrite.
Cela dit - et sans davantage insister sur les mérites de ce mince volume, commode, utile, précis et agréablement écrit, on notera quelques points où il semble permis d'être en désaccord avec les auteurs. Ce n'est pas leur information, clairement présentée et généralement impeccable, qui est en cause, mais l'interprétation que parfois ils en donnent, ou, si l'on ose ainsi parler, leur façon de voir les choses...
« Le jour est proche, lit-on dès la première page, le jour est proche où n'importe quel citoyen dans n'importe quel pays du monde pourra obtenir soit la communication, soit la reproduction de n'importe quel livre ». Et l'on entend bien que si l'auteur ici tremblait, ce ne serait pas d'épouvante, mais du désir de voir bientôt briller ce jour. Ne conviendrait-il pas pourtant de mesurer, de préciser, de distinguer ? Une bibliothèque d'étude n'est pas un centre de documentation (ou plutôt, si elle l'a toujours été, jamais ce ne fut au sens, créateur de déplorables équivoques et de vaines querelles, qui est aujourd'hui communément admis). Une bibliothèque nationale n'est pas une bibliothèque où la présence des livres trouve sa justification dans les activités de l'atelier de photographie, en attendant le jour où, n'y ayant plus rien à photographier, la migration pratique des collections étant terminée, il ne restera plus qu'à fermer les portes de l'atelier et de la bibliothèque, remplacés par une microthèque : quel gain de place ! Bref, conservatoire ou self-service ? Les deux conceptions sont légitimes. Elles ne doivent pas se mêler, et, faute de l'avoir marqué plus nettement, ce très bon petit livre est quelquefois en porte à faux.
Bien sûr, c'est un louable dessein que « d'engager un large public à profiter davantage des ressources si variées qu'offre la gamme des bibliothèques ». Mais enfin, Degas disait : « Il faut décourager les Beaux-Arts. On n'aime bien que ce qui a coûté quelque effort à acquérir, on ne sait bien que ce que l'on a eu quelque peine à apprendre ». Qui songerait à marchander aux apôtres de la lecture publique et du bibliobus l'admiration que méritent leur foi et leur dévouement, à nier les résultats d'ores et déjà obtenus ? Mais au risque de passer pour un obscurantiste laudator temporis acti, on se demandera si la médaille n'a pas de revers - ou pour parler net, si l'on ne va pas un peu vite : logiquement, quand, par la profusion coûteuse du livre gratuit éveilleur de vocations, les étudiants s'étoufferont encore davantage à la Bibliothèque de la Sorbonne, combien seront-ils alors à mettre en pièces le Bailly ou le Gaffiot loqueteux qu'ils ne sont guère aujourd'hui qu'une dizaine à s'arracher ?
De même (pp. 69-70), si la grande salle des Imprimés de la Bibliothèque nationale « n'accueille que 360 travailleurs à la fois », est-il vrai que ce chiffre soit « bien insuffisant » ? Le dénoncer comme la cause des queues aux heures d'affluence, n'est-ce pas superficiel ? Il n'y aurait pas de queues si la Bibliothèque nationale n'avait pratiquement renoncé à faire respecter son règlement tutélaire et à n'admettre que des travailleurs justifiant d'un motif sérieux de recherches. La carence de la ville de Paris, qui ne s'est jamais souciée de créer - et d'entretenir - une grande municipale digne de ce nom, pourra d'ailleurs être invoquée par la Bibliothèque nationale le jour que - non sans pharisaïsme - son libéralisme excessif sera jugé fort coupable. Mais doi-t-elle abandonner au feuilletage assidu de candidats fiévreux tel exemplaire - le seul connu en France - d'un livre italien moderne un peu légèrement mis au programme de l'agrégation ? Doit-elle prêter (à domicile) des juxta-linéaires de Hachette ou des volumes de la collection Que sais-je ?, à tel professeur d'une faculté de province, qui les estime « nécessaires à [son] cours » ? On peut dire qu'aujourd'hui, avec sept cents lecteurs par jour et près de trois mille communications, les collections des Imprimés sont à bout de souffle : des centaines de milliers de volumes, provenant en grande majorité du dépôt légal, salis, déjetés, surmenés, justifient ceux qui trouvent bien suffisante une salle de 360 places.
On approuvera M. André Masson et Mlle Paule Salvan d'avoir « volontairement laissé dans l'ombre beaucoup d'aspects professionnels des problèmes exposés », mais leur livre eût gagné à mettre en un jour plus cru les caractères essentiels qui différencient, parfois si profondément, les catégories de bibliothèques, et les problèmes particuliers à chacun de ces catégories, qu'il était peut-être de l'intérêt d'un lecteur cultivé d'entrevoir. C'est ainsi qu'on lit (p. 72) que « la Bibliothèque nationale n'est pas en mesure de jouer, dans le domaine bibliographique, le rôle qu'assume par exemple la Bibliothèque du Congrès». Oui, mais 1°) quelle est la date de fondation de la Bibliothèque du Congrès, et quelle, celle de la Bibliothèque nationale ? 2°) quel est le nombre des bibliothécaires à Washington et à Paris?.. Il est exact aussi que la Bibliothèque nationale « n'a pas pu proposer un système normalisé de classification » et que celui qui a été adopté pour ses collections, quoique « péniblement révisé », est « aujourd'hui dépassé ». Mais le cadre de classement de la Bibliothèque nationale remonte au XVIIe siècle. C'est le cadre traditionnel français en cinq sections. Si, vers le milieu du XIXe siècle, on l'a révisé (pas si « péniblement ») au lieu d'y renoncer, si l'on a reculé devant la création d'un nouveau fonds, ce fut par principe, pour maintenir dans le même ordre tous les « objets » du département, et pour la raison pratique que reclasser, recoter deux millions de volumes était une entreprise surhumaine - et inutile. Aujourd'hui, ce n'est plus de deux millions de volumes qu'il s'agit, mais peut-être du triple...
Que la Bibliothèque nationale, d'autre part, n'ait pas encore réussi à mettre au point (p. 73) les moyens de diffuser les fiches imprimées de la Bibliographie de la France, c'est vrai; et c'est assurément fâcheux; mais (si l'on a bien compris ce passage) ce n'est pas tant la négligence de quelques éditeurs, trop lents à « déposer », qui « freine » la Bibliothèque. Pourquoi laisser le lecteur s'égarer à la recherche de la véritable explication ? Là encore, il était facile de sortir de l'ombre le très prosaïque « aspect professionnel » du problème, - problème de réalisation matérielle, problème d'effectifs.
On s'épargnera le ridicule de relever quelques lapsus. L'information, il faut le redire est tout à fait sûre. On dissipera seulement l'équivoque (p. 71) qui semble dater de 1942 la création de la section des cartes et plans de la Bibliothèque nationale. A cette date, la section reçut en dépôt les collections de la Société de Géographie, mais elle existe depuis le XVIIIe siècle et fut même un département autonome de 1828 à 1839, avant de le redevenir en 1943.
Quant aux chiffres de 6.000.000 de livres imprimés que compterait la Bibliothèque nationale, de 12.000.000 d'ouvrages et brochures de la Bibliothèque du Congrès, de 5.000.000 d'ouvrages du Musée britannique, de 20.000.000 d'imprimés de la Bibliothèque Lénine, on ne leur accordera aucune valeur absolue ou relative, d'abord parce que les « objets » sont comptés selon des règles qui varient d'une bibliothèque à une autre, ensuite parce que, à la Bibliothèque nationale du moins (mais probablement ailleurs aussi), les façons de compter ont changé au cours des siècles. La sagesse, pour comparer, serait d'évaluer en mètres linéaires la longueur des tablettes.