Index des revues

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    Être Bibliothécaire...

    Par Jean Bonnerot

    Les lignes suivantes sont extraites de l'Avant-propos placé par Jean Bonnerot en tête d'une plaquette qu'il publia en 1951 chez E. Baudelot, imprimeur. Il rééditait le discours prononcé en 1780 à la Sorbonne par l'Abbé J. B. Cotton des Houssayes, intitulé « Des Devoirs et des Qualités du bibliothécaire ».

    Nous avons pensé que cette « esquisse au crayon » tracée par Jean Bonnerot complétait utilement l'hommage que nous rendons ici à notre éminent collègue récemment disparu.

    Etre bibliothécaire, c'est un métier, puisque la plupart de ceux qui l'exercent sont payés et en vivent : que ce soit un salaire ou une aumône, il importe peu. Mais quelque titre officiel dont ils se parent, tous ceux qui participent à l'oeuvre d'une bibliothèque sont égaux par la dignité de leur fonction ; le grade est un mot, une étiquette pour carte de visite ; entre les différents services il n'y a pas de hiérarchie ; chacun, dans sa salle de travail, ou à son bureau de fiches, accomplit un travail utile et nécessaire. Il n'existe pas là de travaux inférieurs, certains diraient dégradants. Il faut que toute besogne se fasse. Il n'y a de distinction vraie qu'entre ceux qui l'accomplissent bien et ceux qui l'accomplissent mal.

    Etre bibliothécaire, c'est avoir conscience que l'on est investi d'un poste, au sens plein du terme, que l'on remplit une fonction. Disons le mot : c'est une charge en même temps qu'une dignité. Il n'y a que ceux qui ne veulent pas ou qui ne savent pas comprendre, pour sourire et se moquer. Ce n'est pas une sinécure pour lettrés sans fortune ou pour oisifs qui rêvent d'une occupation d'apparat et commode. On ne s'improvise pas bibliothécaire. Des gens d'université ont pu créer cette légende : elle leur reste à charge, comme un mensonge. Il y faut un apprentissage, ou mieux une éducation. Il y faut un tempérament que nulle école n'enseigne, un dévouement à la science, une volonté et un goût de travail que nul diplôme ne remplace. Ceux qui sont entrés dans cette carrière par surprise y demeureront des parvenus. Leurs manières d'être audacieuses, leur curiosité mesquine, leur apparence de savoir les font vite remarquer : mais ils ne dupent que leurs semblables.

    La jalousie n'est pas de mise ici : c'est un non sens. Chacun tient à l'honneur d'apporter son aide à autrui, il est « le guide et l'indicateur fidèle » de quiconque vient s'instruire. Il ne peut pas ensevelir au plus secret des ombres les livres dont il a le dépôt et la garde. Ce qui ne sert à personne encombre sans utilité. Les livres sont faits pour vivre je veux dire pour être lus par tous. Etre bibliothécaire, c'est en être leur gardien, ou plus justement leur compagnon et leur ami. Ce n'est nullement se constituer leur maître et possesseur. « Il doit se défendre de cette disposition malheureuse qui le rendrait, comme le dragon de la fable, jaloux des trésors dont la surveillance lui est dévolue et qui le porterait à dérober aux regards du public des richesses qui n'avaient été réunies que dans la vue d'être mises à sa disposition. »

    Etre bibliothécaire ce n'est pas demeurer l'intermédiaire administratif et silencieux entre le lecteur et le livre. La charge exige un empressement plus discret : savoir offrir son modeste conseil, sans l'imposer ; signaler d'un mot l'intérêt d'un livre ou la valeur d'un article de revue, sans faire un étalage pédant de science ; prendre pour ainsi dire le lecteur par la main et lui servir de guide, « comme un fils empressé et respectueux précède son père pour diriger, éclairer ses pas et rendre ainsi sa marche plus facile et plus sûre », le diriger et faisant halte devant ceux qu'il cherche, à la cote choisie, alors, de rayons en rayons, l'introduire dans l'intimité de ces livres, les lui présenter pour qu'il puisse au regard les mieux reconnaître et lui dire : « Voici, vous aurez plaisir à causer avec eux : ils vous apprendront ce que vous demandez ; on ne les interroge pas en vain. » Il montre « une obligeance toujours prête, prodigue d'elle-même et pleine de grâce, une complaisance infatigable, heureuse de s'offrir, incapable de se refuser ». Il met à la disposition de chacun tout ce qu'il sait, comme un catalogue. Pour cela il lui suffit d'une mémoire bien en ordre où tout soit classé méthodiquement, rangé, étiqueté ; où d'éveil en éveil, le mot appelant l'idée, l'idée évoquant un titre, immédiatement se présente en image le livre demandé et cherché.

    C'est ainsi que le bibliothécaire devient l'aide de quiconque travaille dans la demeure des livres ; il est son conseiller caché, son collaborateur inconscient. Que de services il peut rendre ! que de travaux savants ne seraient point parvenus à bonne fin sans sa secrète intervention ! c'est lui qui prépare le lecteur et le dispose à mieux travailler. L'ambitieux aux aguets s'irritera de ce rôle qu'il appelle insignifiant il dira qu'il n'est qu'un comparse sans importance ; à son tour il voudra être auteur. Vaines plaintes ; il est plus humain, et plus digne d'aider à des oeuvres belles que d'en écrire soi-même de mauvaises. Malgré les apparences il n'est pas un sacrifié ! Il vit au milieu des livres, il y apprend chaque jour quelque idée nouvelle ; il participe à leur savoir, que désire-t-il de plus ? il s'est créé lui-même son bonheur.

    Où donc est-il le vieux bibliothécaire, qui surveille grognon, une salle de lecture, insensible aux questions qu'on lui pose, attentif seulement aux livres qu'il feuillette, et à l'heure du départ qu'il attend ? ou celui qui passe sa vie à estampiller les gravures hors texte, à remplir d'écritures compliquées les colonnes d'un registre, à copier machinalement des titres et des notes sur des bouts de carton ? Il existe peut-être, la caricature l'a dessiné ; desarticles de revue et des livres s'en sont moqué. Ce fut peine perdue. Ce n'était pas là un bibliothécaire.

    Cotton des Houssayes « appartenait à cette race... de savants modestes et laborieux qui cultivent la science pour elle-même et qui trouvent plus de charme à orner et à fortifier leur intelligence dans le silence du cabinet, que de satisfaction à mettre l'univers dans la confidence de leurs moindres travaux ou de leurs plus insignifiantes découvertes. » Il n'avait pas le goût de publier : sa timidité le gênait, mais il n'était pas de ces gens qui, toujours aux aguets, entreprennent cent travaux et commencent tout pour n'achever rien. C'est une pauvre originalité que de toujours préparer quelque chose, sans jamais le faire paraître ; c'est une étrange manie que de critiquer toujours, sans permettre aux autres qu'ils vous critiquent. Je ne blâme point que l'on me juge ; en publiant je me livre au jugement. Mais il faut savoir publier pour soi-même, pour ses amis, pour fixer sa pensée, la voir plus nette, la préciser. Et c'est ce que voulut Cotton des Houssayes.

    Il méritait que celui qui, près de deux siècles plus tard, eut l'honneur et la charge de diriger cette même bibliothèque de Sorbonne, se souvînt de sa gloire oubliée, parce que, selon le mot d'un critique de ce temps aboli : « Il n'y a rien qui orne plus une Bibliothèque que le Bibliothécaire, comme il n'y a rien qui fasse plus d'honneur à un Palais que le Prince qui l'habite. »