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Pierre Leguay, officier de la légion d'honneur (1885-1965)

1965
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    Pierre Leguay, officier de la légion d'honneur (1885-1965)

    Par M.-T. Dougnac

    Pierre Leguay est mort le 6 février 1965.

    Comme à l'une des plus anciennes de la maison, de celles qui l'ont le plus longtemps et le mieux connu, me revient la difficile mission de faire revivre, en quelques lignes, l'attachante figure de notre ami disparu. Difficile, certes, car si Pierre Leguay était, aux yeux de tous, le collègue le plus aimable, le plus courtois, il était aussi le plus réservé, le plus secret, le plus inaccessible des hommes.

    Tenter de dévoiler sa personnalité profonde serait forcer son intimité et non plus servir sa mémoire, mais la trahir. Tâchons donc, en rassemblant nos souvenirs et tant d'images diverses, souvent contradictoires, qu'il voulut bien, au jour le jour, nous laisser de lui, esquisser la figure de 1' « honnête homme » qu'il fut, absolument.

    Pierre Leguay naquit, le 8 septembre 1885, à Chablis - par accident peut-on dire, ses parents n'ayant que peu de temps séjourné dans cette ville, avant de s'installer définitivement à Paris. En fait, Parisien il vécut, Parisien il mourut, amoureux d'une ville qu'il avait parcourue, explorée en tous sens, et dont chaque pierre levait en lui un souvenir.

    La carrière administrative de Pierre Leguay fut marquée d'un faux départ : licencié ès-lettres et en droit, diplômé d'études supérieures d'histoire et de géographie, il entrait le 21 août 1911 au Ministère de la Marine, au titre de rédacteur-stagiaire. La guerre interrompit ses services pendant quatre ans et demi. Il reprit son poste dès son retour, et accédait en mai 1921 au grade de sous-chef de bureau. Mais, au milieu de ses dossiers, il s'ennuyait ferme : si bien qu'au ler juin 1922, il donnait sa démission, demandait et obtenait un poste de stagiaire à la Bibliothèque nationale, et, à 36 ans, repartait à zéro (ou presque...) avec un traitement deux fois moindre.

    Mais, cette fois, il ne s'était pas trompé. Les livres étaient, et devaient toute sa vie, rester son univers. Rue Richelieu, il avait trouvé son climat, et ne devait jamais regretter sa décision tardive. L'Administration qui l'avait accueilli, non plus.

    Quel bibliothécaire irréprochable il fut, on le sait. Après avoir été quelque temps attaché au « Catalogue », c'est à 1' « Inventaire général » que, de 1927 à 1951, il donna ses soins. Et comme, au goût des livres, à l'amour de son métier et à une exemplaire probité, il joignait des connaissances aussi étendues que solides, il fut au Service du Catalogue général le plus parfait des collaborateurs, puis le chef le plus efficace.

    Sa carrière à la Bibliothèque nationale est sans histoire : quelques traits, pourtant, éclairent d'un jour assez plaisant la figure de ce fonctionnaire désintéressé.

    Sous l'occupation - c'était en septembre 1940 - l'Administrateur général fit savoir à Pierre Leguay qu'un poste de conservateur-adjoint allait lui être offert. Explosion de colère, doublement étonnante chez ce pacifique. Sa modestie naturelle - il se prétendait incapable d'assumer les fonctions de ce grade - sa répugnance à se charger d'une direction administrative et surtout à exercer une autorité dont il n'aurait pas admis qu'elle pût être fictive, toutes ces raisons lui firent refuser un avancement alors très convoité.

    Un an plus tard, il se vit contraint d'accepter, bien qu'à contre-coeur, un poste de conservateur-adjoint avec la direction de l'Inventaire général.

    Mais il lui advint, un jour, de déplaire au Secrétaire général d'alors. Il se montra vif ; la riposte fut une sanction. Le Catalogue général passa en d'autres mains, son chef fut envoyé aux « Périodiques ». Il abandonna, désolé, un service qu'il aimait, et où il réussissait parfaitement. Aux « Périodiques », il fit, sans plus, son devoir ; sans goût, sans éclat, sans histoire. Il se disait comme « égaré » dans ce Service, et demande officiellement à retourner au « Catalogue général », sans galon. Cette singulière faveur lui fut refusée. Il fallut la fin de la guerre et le retour à un régime de bon sens pour mettre un terme à son exil, et le rendre à son cher « Inventaire ».

    Que, dans les fonctions de chef, il fût capable de fermeté, d'autorité, de justice et de dévouement, on le sait, et lorsque sur la fin de sa carrière, il dut, à diverses reprises, remplacer le Conservateur des Imprimés, on le vit sur la brèche, de 9 heures du matin à 6 heures du soir, tenant le rôle de deux fonctionnaires, sans donner le moindre signe d'impatience. Si désintéressé que, lorsqu'il fut, au printemps 1951, « admis à faire valoir ses droits à la retraite », Pierre Leguay négligea, avec sa belle indifférence aux questions pratiques, de s'informer de la date précise, et assura son service tout un mois, alors qu'il était déjà rayé des cadres de l'Administration. Cet incident l'amusa.

    Au cours de 30 années de vie commune, tous les collègues de Pierre Leguay ont apprécié sa distinction naturelle, sa parfaite éducation, son urbanité qu'on eût pu dire d'un autre âge, son obligeance, l'absence en lui de toute mesquinerie. Peut-être certains l'ont-ils jugé un peu distant, cérémonieux, peu porté à la camaraderie. De fait, il ne s'intégrait jamais à un groupe, ne participait jamais à une conversation sans y être instamment invité, prompt à se retirer, à se replier sur lui-même. Tout en étant sociable, il n'était l'homme ni des confidences, ni des épanchements ; il n'avait cure d'être bien ou mal jugé. L'opinion des indifférents, il n'en faisait pas plus de cas que d'une fumée plus ou moins imaginaire qu'on dissipe d'un geste de la main...

    Mais le charmant compagnon qu'il savait être pour ses amis, attentif, prévenant, soucieux de faire plaisir - moins nombreux sont ceux qui l'ont connu : autre aspect d'un caractère à facettes, tout en contraste souvent déroutant. Il arrivait au solitaire de s'échapper de sa solitude ; le silencieux savait se faire causeur exquis, et tenir sous le charme des interlocuteurs que ne cessaient d'étonner l'ampleur de son érudition, sa prodigieuse mémoire où les années n'ouvrirent pas la moindre faille.

    Sa correspondance avec ses amis, alerte et vivante, complétait et prolongeait ces entretiens familiers. Tout événement, du plus grave au plus futile, était prétexte à de courts billets où les phrases, brèves et spirituelles, couraient imprégnées d'humour, d'une ironie légère, comme si le signataire se fût gentiment moqué de lui-même.

    Le sel de la vie, Pierre Leguay le goûta intensément, dans les jouissances de l'esprit. Il avait acquis une vaste érudition, tout un monde de connaissances qu'il se plaisait à toujours accroître.

    Passionné d'histoire, histoire religieuse, histoire littéraire, histoire de l'art, sa prédilection allait au XVIIe siècle. Il s'était si bien intégré à cette époque qu'à bien des égards, il fut lui-même un homme du grand siècle. Détaché de son temps, la vie politique du pays, les bouleversements d'aujourd'hui et ceux de demain ne faisaient que le chagriner; il lisait peu les journaux, préférant se réfugier dans le passé, et dans ses propres souvenirs.

    Pour cet historien, doué d'une inlassable curiosité, la lecture fut la grande affaire. « Pas de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé... » aurait-il pu dire. Aux heures noires de la déclaration de la guerre de 1939, bouleversé, désemparé, c'est à la lecture qu'il demandait l'apaisement. Et au soir d'une journée de travail parmi ses livres, il pouvait écrire : « Je remets mon âme dans ses plis ».

    L'oeuvre littéraire de Pierre Leguay fit peu de bruit : deux petits livres qui reflètent, savants et savoureux, l'histoire intellectuelle du temps de sa jeunesse studieuse : « La Sorbonne », dans la collection « Etudes contemporaines », B. Grasset, 1910, et « Universitaires d'aujourd'hui », B. Grasset, 1912. Une « Bibliographie du roman », dans la collection « Vingt-cinq ans de littérature française (1895-1920) ».

    Puis trois gros ouvrages, demeurés inédits : « Cherbuliez cosmopolite », « Le Cardinal d'Este, protecteur des affaires de France à Rome, 1650-1660 », et « Un archevêque de Paris sous Louis XIV, Harlay de Champvallon, 1625-1695 », ce dernier travail constituant la matière, très achevée, d'une thèse de doctorat, thèse jamais présentée. L'historien faisait bon marché d'un parchemin. Il s'était trop « amusé » pour ne pas s'estimer suffisamment payé de sa peine.

    Le reste de son oeuvre se trouve épars dans de nombreuses revues. Il donna pendant 25 ans des articles aux « Marges » où il tint brillamment la rubrique « Histoire et critique littéraires » jusqu'à la disparition d'Eugène Monfort (dont il avait été quelque temps secrétaire) et de la Revue. Il signa des articles dans nombre d'autres revues : Mercure de France, Feuilles d'histoire, Revue des Bibliothèques, Archives et Bibliothèques, Bulletin du Bibliophile, Histoire littéraire de la France...

    Critique savant et fin, on peut dire de lui ce que lui-même écrivit à l'un de ses maîtres : « Il a le style qui convient à cet emploi, sobre et précis. Dans sa phrase, tous les mots inutiles sont soigneusement biffés. Peu d'écrivains donnent comme lui l'impression de dire ce qu'ils veulent, et rien de plus ».

    Il participa enfin, collaborateur de qualité, au « Dictionnaire des biographies françaises ». De ses articles, on voudrait citer les meilleurs. Tous sont excellents, autant de pages d'anthologie, où la rigueur biographique, l'anecdote et la critique se parent des grâces d'un tour inimitable.

    Pourtant, au fur et à mesure qu'on le connaît mieux, on voit l'érudit s'humaniser. Son amour des livres, pour prédominant qu'il soit, n'est pas exclusif. Il aime l'art sous toutes ses formes, archéologie, sculpture... Amateur très averti de peinture, il ne manque pas une exposition à Paris, et le Musée du Louvre n'a pas de secrets pour lui. Il adore le théâtre, fréquente assidûment le « Français » et toutes les scènes parisiennes.

    Sans être vraiment musicien, il aime entendre de bonne musique classique, et trouve son plaisir, aussi, à applaudir - pour peu qu'elle ne soit pas vulgaire - l'opérette à la mode dont il fredonne, ensuite - très faux ! - les refrains.

    Il est trop artiste, aussi, pour n'être pas sensible à la nature. Tel un homme du XVIIe siècle, il préfère aux sites grandioses la sérénité d'un paysage classique, un horizon harmonieux, la belle ordonnance d'un jardin « à la française ».

    En quelques traits, dans ses lettres ou dans ses notes, il esquisse le paysage qui lui a plu, joignant parfois à sa description quelque réminiscence historique : « Vence m'a ravi. J'entends le vieux Vence aux rues étroites, avec des maisons qui ont vu passer Godeau, le nain de Julie ». Et : « Sous un beau soleil matinal, avec quelques touches annonçant déjà l'automne, je m'arrête pour admirer la Terrasse du bord de l'eau, la perspective de la grande allée. J'ai de la peine à m'arracher à ce splendide paysage urbain ». Et encore : « De recevoir ces coups du sort (Ussé, 23 juin 1939) dans ce beau pays calme de Touraine, adoucit peut-être un peu mon chaqrin. Magnifique paysage de la Vallée de la Loire, ses peupliers, ses prairies, la côte en face qui se relève doucement, le tout encadré dans la fenêtre de ma chambre, sous une belle lumière de juin ».

    Ajouterons-nous, pour compléter le portrait, que cet homme de cabinet, qui eût accepté de finir ses jours dans un grenier, pourvu que les murs en fussent tapissés de livres, savait à l'occasion apprécier le luxe. Bien qu'il vécut, à l'ordinaire, très simplement, il prenait parfois fantaisie à ce descendant d'une lignée de notaires, qui tenait ses comptes, de crever son budget quotidien, d'adopter pour un soir, une semaine ou un mois, la vie d'un grand seigneur... Revanche, disait-il, de trente-trois mois de captivité, au cours desquels son goût du raffinement avait durement souffert !

    Avec ses aptitudes si diverses, ses connaissances aussi variées qu'étendues, et surtout la satisfaction intense qu'il éprouvait à cultiver ses dons, Pierre Leguay était le type parfait du dilettante. Il se complaisait dans son dilettantisme, auquel le soupçon qu'un peu d'égoïsme pût s'y mêler, ajoutait, chez ce délicat, une pointe de remords.

    Quand vint la retraite, Pierre Leguay n'en fut pas affecté. Il trouvait trop de ressources en lui-même, dans les jeux de l'intelligence, pour qu'un surcroît de liberté lui pesât. En fait, ces quinze dernières années de sa vie marquèrent peut-être l'épanouissement de son dilettantisme.

    Pourtant le 8 septembre dernier, Pierre Leguay entrant dans sa 80e année, s'en montrait frappé : c'est sans doute parce qu'au poids des années s'ajoutait le souci d'une santé ébranlée. Maintenant, sa silhouette s'était alourdie, sa démarche ralentie. L'état de son coeur l'alarmait depuis quelques années, mais sans qu'il en fît confidence, tant il répugnait à livrer ses soucis. Il y avait, chez cet épicurien, un certain stoïcisme.

    Le 6 février, au lendemain d'une consultation mPourtant le 8 septembre dernier, Pierre Leguay entrant dans sa 80e année, s'en montrait frappé : c'est sans doute parce qu'au poids des années s'ajoutait le souci d'une santé ébranlée. Maintenant, sa silhouette s'était alourdie, sa démarche ralentie. L'état de son coeur l'alarmait depuis quelques années, mais sans qu'il en fît confidence, tant il répugnait à livrer ses soucis. Il y avait, chez cet épicurien, un certain stoïcisme.édicale dont le verdict ne devait guère lui laisser d'espoir, il tombait, terrassé d'un seul coup. Une fin qu'il n'eût sans doute pas souhaitée différente, un départ discret, sans drame et sans attendrissement, dans la plénitude de son intelligence. Lui qui redoutait tant d'être à charge à qui que ce soit, il ne « dérangea » personne...

    Ces aperçus sur l'homme que fut Pierre Leguay laissent encore dans l'ombre maints aspects de sa personnalité. Pour éclairer sa pensée profonde, connaître ses réactions intimes en face des événements qui ont traversé sa vie, et sa réponse aux problèmes essentiels que chacun se pose, il eût fallu se pencher sur ces lignes dont, chaque jour, sa fine écriture noircissait d'innombrables feuillets.

    Ceci dépasse notre propos. Mais peut-être, emportée par le désir de retrouver, parmi des souvenirs épars, l'ami perdu, ai-je parfois entr'ouvert la porte de son « jardin secret ». Qu'il me le pardonne.

    Aujourd'hui que sa destinée est achevée, et que le dernier mot est dit, nous pouvons nous demander : Pierre Leguay fut-il heureux ? La vie lui donna bien ce qu'il lui demandait. S'il fut trop peu connu, « C'est (je le cite, il parle ici d'un de ses maîtres) que Monsieur L. ne voulait point être connu. Il mit, à fuir le bruit, la réclame et les honneurs, autant de soins qu'un autre à les rechercher ».

    Il fut un homme heureux. Assurément. Pour ceux qui furent ses amis, quoi de plus consolant que cette certitude ?