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    Par Suzanne Honoré
    Michel Bruguière

    La Lecture publique en France

    Rapport du groupe d'études. (Rédacteur : Michel Bruguière).

    Paris, la Documentation française, 1968. - 27 cm, 19 p. (Notes et études documentaires. N° 3459).

    Il est impossible de rendre compte d'un document de ce genre - rapport officiel d'un groupe interministériel ayant siégé entre décembre 1966 et février 1967 - comme on le ferait d'un ouvrage ordinaire. On devine bien, à travers les seize minces pages imprimées, la somme de documents préparatoires, d'enquêtes, de rapports, de démarches, d'arbitrages et de cotes mal taillées dont il est l'aboutissement prudent et circonspect. Au reste, il se trouve amputé - par rapport à l'article du Monde qui l'avait présenté au grand public (1) , bien avant que les organisations professionnelles aient pu en avoir connaissance - des trois propositions chiffrées de développement décennal qui concrétisaient les conclusions. On ne nous dit pas lequel de ces trois plans a été retenu ; mais à en juger par le montant des crédits alloués en 1968 pour cet objet à la Direction des bibliothèques et de la lecture publique, il est bien évident que seule la « réalisation de certaines expériences » peut être envisagée dans l'immédiat.

    Ce n'est pas ici le lieu de faire une critique détaillée de ce rapport. Nous voulons simplement, en attirant l'attention de nos collègues sur l'importance de ce document, livrer ici quelques réflexions personnelles sur ses mérites et sur ses lacunes.

    Le rapport s'ouvre sur une définition de la « lecture publique », intéressante en ce sens que « l'Etat, dit le texte, considère qu'il est de son devoir de mettre à la disposition de chaque citoyen les ouvrages dont la lecture peut être agréable ou utile, en enrichissant sa personnalité, et en le préparant mieux à son rôle dans la société » ; et l'on enchaîne sur la définition de l'Unesco : la bibliothèque publique est un « centre d'éducation populaire ».

    Suit une analyse de la situation actuelle en France ; analyse sévère, réaliste, qui ne cherche pas à dissimuler, mais au contraire souligne le retard considérable que nous avons en ce domaine par rapport à certains pays étrangers : 0,65 F de dépense annuelle par habitant contre 10,5 en Grande-Bretagne ; 0,74 prêts annuels par habitant contre 9,4 en Grande-Bretagne ; ce sont des chiffres qui parlent. Les raisons historiques de cette situation sont exposées, la nécessité d'une action clairement dégagée.

    Passons aux mesures proposées. Le problème majeur, qui est esquivé, me paraît être de nature politique ; d'où la gêne du rapport à l'aborder franchement : quels doivent être les rôles respectifs de l'Etat et des collectivités locales en matière de lecture publique ? Dans les pays étrangers qui nous sont cités en exemple, il est bien certain que ce n'est jamais l'Etat qui prend en charge la lecture publique ; tout au plus les Länder allemands, c'est-à-dire des Etats fédérés de la taille de nos régions, aident-ils les collectivités locales. Dans ces pays, généralement, une loi sur les bibliothèques fixe des normes de développement et impose des obligations aux collectivités locales. Certes, le rapport indique en une phrase, très justement, qu'« une telle mesure serait sans doute prématurée ». Au moment même où les municipalités ne cessent de se plaindre des charges trop lourdes que leur impose l'Etat, le vote d'une loi sur les bibliothèques risquerait d'aller droit à un échec. Peut-être cependant le rapport aurait-il pu mieux marquer qu'une telle loi doit être l'aboutissement des efforts entrepris par l'Etat ; car il n'est pas concevable qu'une organisation cohérente de lecture publique n'ait pas, très démocratiquement, ses assises dans les collectivités locales intéressées.

    Dans l'immédiat, donc, l'Etat a décidé de se borner à un rôle d'incitation : il accroît sa participation à la construction de nouvelles bibliothèques (50 % au lieu de 35 %), il participe aux frais de fonctionnement ; mais rien n'est envisagé, par exemple, pour la prise en charge plu; large de personnel payé par l'Etat dans les bibliothèques municipales.

    Il reste que ces moyens donneront des suppléments de ressources aux municipalités qui ont déjà le souci de leur bibliothèque, mais seront probablement insuffisants pour inciter celles qui ne font rien à démarrer. Il faut espérer que la publicité qui devra être donnée aux quelques réussites en matière de bibliothèque publique, à des expériences pilotes, suffira à créer le mouvement d'opinion publique nécessaire pour que le vote d'une loi sur le développement des bibliothèques publiques ne relève plus en France de l'utopie.

    Un des éléments positifs du rapport est qu'il préconise le maximum de liaisons entre tous les organismes intéressés (écoles, maisons des jeunes et de la culture, groupements culturels, etc.) et propose de désigner un représentant de la Direction des bibliothèques par département, pour être l'élément de coordination nécessaire.

    Restent les moyens dont l'Etat a la libre disposition : le réseau des bibliothèques centrales de prêt ou bibliobus, pour les communes de moins de 20 000 habitants. Là, l'effort particulier qui s'est marqué dans ces dernières années par la création accélérée de bibliobus, va être poursuivi et développé, en encourageant tout spécialement la formule du bibliobus à prêt direct, petite bibliothèque ambulante où chacun peut choisir librement ses livres, comme dans une bibliothèque permanente. Solution très appréciée des ruraux, d'après les expériences qui ont été faites, notamment dans le Bas-Rhin ; solution coûteuse assurément, en matériel et en personnel, mais moins que celle qui consisterait à parsemer les villages de bibliothèques qui, faute de personnel compétent et d'apports extérieurs, risqueraient de se scléroser rapidement.

    Le rapport insiste aussi, très justement, sur les deux périodes où l'Etat prend en charge le futur citoyen, l'école et l'armée. Cette dernière est en train de créer, semble-t-il, un réseau de foyers culturels bien nécessaires, et la liaison avec la Direction des bibliothèques est évidemment très souhaitable. Pour l'école, le problème est beaucoup plus important, par la durée des études, par les habitudes d'esprit qui se prennent à cet âge, par l'augmentation constante du taux de scolarisation. Il n'est certes pas question de créer une bibliothèque dans chaque école primaire, encore que les grands groupes scolaires pourraient être dotés d'une bibliothèque d'établissement - tellement préférable à cette « bibliothèque de classe » démodée dont la Voix de l'édition nous a rebattu les oreilles. Les règlements devraient pourtant prévoir, même dans les écoles modestes, l'achat de quelques ouvrages de référence, atlas, dictionnaires, encyclopédies, qui serviraient autant au maître qu'à l'élève et l'accoutumeraient à un travail de documentation qui est celui des méthodes modernes de pédagogie. La seule solution envisagée dans le rapport est celle des bibliobus scolaires, lancée par M. Fillet à Tours et dans la région avec le succès que l'on sait ; formule heureuse certes, et qui ne mérite pas le dédain manifesté par la journaliste trop pressée du Figaro, qui aurait pu se donner la peine d'aller sur place s'informer.

    Mais ce qui me frappe d'un pénible étonnement, c'est l'absence de toute référence aux bibliothèques des établissements secondaires, lycées, C.E.S. et CE.G. Pas un mot dans le rapport, sauf la desserte des CE.G. et C.E.S. par les bibliobus scolaires. Quand on a un peu voyagé et vu la place très considérable qu'occupent les bibliothèques scolaires dans la formation des jeunes à l'étranger, on est effaré devant cette lacune énorme, en elle-même et dans ses conséquences. Et point n'est besoin de voyager : nous recevons, à la Bibliothèque nationale, des lettres de collégiens demandant des conseils de lecture ou des renseignements qu'ils trouveraient dans n'importe quelle encyclopédie, s'ils en avaient une à leur disposition. On ne peut donc que s'étonner du fait que la Direction de la pédagogie du Ministère de l'Education nationale n'ait jamais cru devoir décréter que tout établissement d'enseignement secondaire doit avoir sa bibliothèque, pourvue d'un local et de personnel qualifié, et n'ait jamais étudié la formation dudit personnel en liaison avec la Direction des bibliothèques, qui fait pourtant partie du même ministère. Le rapport peut bien insister sur l'importance pour les jeunes de prendre très tôt le goût de la lecture et l'usage des livres : tant qu'il n'y aura pas, dans les lycées, de bibliothèques dignes de ce nom - il y en a encore si peu, et aucun règlement ne prévoit la formation du personnel -, on ne peut espérer aucun développement sérieux de la lecture publique. Cette carence, qui pourtant ne relève que de l'Etat, est encore plus choquante au moment où l'Unesco, par la plume de M. Penna, préconise un développement des bibliothèques intégré au développement planifié de l'éducation (2) .

    Au reste, l'Etat obtiendrait-il du jour au lendemain les sommes nécessaires au développement de la lecture publique, que se poseraient les questions de personnel. Cette question est si importante que le rapport l'a traitée en premier, pour préconiser, comme unique solution nouvelle, la création de « bibliothécaires de lecture publique », corps nouveau recruté après deux ans de formation dans des Instituts universitaires de technologie « ouverts sur les carrières sociales » ; ce corps serait accessible aux sous-bibliothécaires actuels, après des stages d'« animation ». L'animation est bien plutôt une affaire de tempérament, de caractère, que d'étude ; et l'animation autour du livre est une chose bien différente de l'animation pure et simple dans une maison de jeunes, par exemple. Comment nous faire une opinion 7 Tout dépendra de l'enseignement et des techniques de sélection. On sait que dans certains pays étrangers, les bibliothécaires de lecture publique reçoivent une formation particulière, distincte de celle de leurs collègues des bibliothèques d'étude. Cette solution n'est donc pas à rejeter a priori ; mais dans ces pays, il s'agit toujours d'une formation donnée dans le cadre des bibliothèques, et non d'une formation hétéroclite ou commune avec des corps aussi différents que les assistantes sociales ou les éducateurs spécialisés.

    De ce rapport, pour conclure, on peut retenir l'esprit général : souci du développement de la lecture, incitation à l'action des municipalités, coordination instaurée entre administrations et organismes publics et privés. Attendons pour juger des résultats : quelques bibliothèques pilotes, quelques expériences réussies et suffisamment mises en relief peuvent faire beaucoup. Cela est nécessaire, au moment où de grands journaux se préoccupent du problème, trop souvent, il faut le regretter, dans un esprit de dénigrement qui ne peut aider en rien à l'amélioration d'une situation dont tout le monde est d'accord pour reconnaître les insuffisances.

    1. GAUSSEN (Frédéric). - Des bibliothèques sans lecteurs, in : Le Monde, 1" août 1967, p. 6. retour au texte

    2. PENNA (Carlos Victor). - La Planification des services de bibliothèques, in : Bull, de l'Unesco à Vintcntion des bibliothèques, vol. XXI. n° 2, mars-avril 1967, pp. 64-104. retour au texte