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    Marie-Roberte Guignard (1911 - 1972)

    Par Françoise Py

    EVOQUER le souvenir, retracer la carrière de Marie-Roberte Guignard, c'est, le coeur serré, se mettre devant la cruelle réalité : notre amie a quitté son mari, sa fille, ses collaborateurs, ses travaux, ce 30 janvier, à la fin d'une semaine où elle avait assumé ses lourdes tâches professionnelles, après une journée où, malgré ses souffrances, elle avait pu se rendre à la messe, pour la dernière fois. Qu'il est douloureux d'en parler au passé ! D'elle, deux images s'imposent à la mémoire : celle de la jeune fille alerte et souriante qui, dans les premiers mois de 1939, traversait d'un pas de sportive la salle des manuscrits, à la Bibliothèque nationale ; il en émanait un rayonnement de sympathie et l'on se disait en voyant ce sourire un peu secret qu'elle devait donner au travail un goût de bonheur.

    L'autre image est encore celle d'un sourire, le sourire du courage par lequel elle s'efforçait de dissimuler les effets de souffrances physiques croissantes et dans lequel s'exprimait cette nature d'exception, alliage de sérénité et d'énergie au service du coeur et de l'intelligence.

    Sa vie professionnelle s'est alliée si harmonieusement à sa vie privée que l'on ne peut séparer l'une de l'autre. Née le 21 février 1911, Marie-Roberte Dolléans, qui, depuis 1939 était chargée des collections orientales du Département des Manuscrits, à la Bibliothèque nationale, avait épousé en 1944 notre collègue et ami Jacques Guignard, alors conservateur de la Réserve du Département des Imprimés. A ceux qui les entouraient en cette matinée ensoleillée où les sirènes d'alerte ne pouvaient les détourner de leur joie, est apparue l'évidence d'un rare accord de natures, de goûts, de cultures. Nul doute que Marie-Roberte Guignard n'ait puisé dans cette union le bonheur qui l'a soutenue dans ses travaux, puis, pas à pas, dans le cruel calvaire de la maladie.

    L'énergie dont elle n'a cessé de donner des preuves s'était révélée dès son entrée dans la carrière de bibliothécaire, la poussant à aller tout droit et avec simplicité vers ce qui s'offrait de plus difficile. De bonne heure privée de son père, le commandant Dolléans, mort pour la France en 1915, elle avait accompli ses études secondaires à Paris, au Lycée Jules Ferry. Un moment tentée par les métiers d'art, elle avait passé l'examen d'entrée au Lycée technique de dessin de la rue Duperré.

    Mais bientôt elle se tourne vers le milieu qui devait lui permettre de développer ses dispositions, d'élargir sa culture et qui allait, en contrepartie, s'enrichir de sa valeur et de ses travaux. En octobre 1930, Marie-Roberte Dolléans entre à la Bibliothèque nationale en qualité de stagiaire bénévole. Un conseil d'un conservateur va décider de sa vocation : « Ici, lui dit-il, nous avons besoin d'archéologues, d'orientalistes et de numismates. » Souvenir de visites fascinantes chez un vieux collectionneur chinois ami de sa famille, goût de la difficulté, l'un ou l'autre de ces motifs, les deux sans doute, la poussant, elle choisit d'étudier le chinois et le japonais. Dans les trois années qui suivent, elle obtient les diplômes de l'Ecole des langues orientales pour ces langues, tout en poursuivant son stage à la Bibliothèque nationale et en passant l'examen du diplôme technique de Bibliothécaire.

    En janvier 1934, elle est attachée au Département des imprimés. En octobre de la même année, un échange de bibliothécaires entre la France et la Chine est organisé. A la demande de l'un de ses maîtres, l'éminent sinologue Paul Pelliot, elle est désignée pour se rendre à Pékin, où elle cataloguera les fonds français de la Bibliothèque nationale chinoise, tandis qu'un savant chinois, M. Wang Tchong-Min, est détaché à Paris avec mission de rédiger le catalogue du tonds chinois, manuscrit et imprimé, de la Bibliothèque nationale.

    Pour une jeune fille douée comme elle de la passion de connaître et d'un don d'observation pénétrant, le voyage est une fructueuse aventure. Au cours de la traversée, elle noue une durable amitié avec la grande voyageuse qu'est Ella Maillart et, avec émerveillement, prend contact avec l'Extrême-Orient en faisant escale au Cambodge, où elle visite les temples khmers. A Pékin, elle ne tarde pas à conquérir l'estime et l'amitié des milieux français et chinois. Le directeur de la Bibliothèque nationale chinoise, M. Yuan Tong-li devait les lui manifester en faisant, à trois reprises, renouveler sa mission qui s'est ainsi prolongée jusqu'à la fin de 1938. Marie-Roberte Dolléans rassemble pendant ces années une riche moisson de science, de documentation et d'impressions. Non contente d'accomplir les tâches propres à sa mission, elle met à profit ses moments de liberté pour approfondir ses connaissances, consacrant plusieurs heures chaque jour à l'étude du chinois et à la calligraphie, se mêlant à la vie chinoise, en pénétrant les coutumes, visitant savants et bibliothèques. Les voyages auxquels la convie sa curiosité passionnée, pélerinages aux montagnes saintes, visites de sites historiques ou archéologiques, s'accomplissent dans des conditions souvent difficiles, dangereuses parfois, mais ni la difficulté ni le risque ne la rebutent.

    De mars à novembre 1938, elle séjourne au Japon, à l'Institut franco-japonais du Kansaï à Kyoto d'abord, puis à la Maison franco-japonaise à Tokyo, et se rend en Corée. Elle termine ces années de mission en organisant, à Pékin, une exposition du livre français.

    Son retour par les Etats-Unis lui permet de visiter les principaux centres d'orientalisme américains. Quand elle regagne Paris, en janvier 1939, elle rapporte une documentation bibliographique et iconographique remarquables, et ces biens inappréciables que sont l'expérience d'une civilisation, une culture élargie, des amitiés. Elle est alors nommée bibliothécaire au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale et se voit confier par l'Administrateur général, M. Julien Cain, la charge de la Section orientale, restée vacante depuis la disparition de l'islamisant Edgard Blochet en 1935.

    Elle allait désormais se vouer à la mise en valeur et à l'enrichissement de ces collections orientales si célèbres mais qui devaient s'adapter au développement de la recherche orientaliste. A l'accomplissement de cette mission, elle apportait une ténacité, douce mais ferme, la passion de la perfection, le désintéressement qui lui faisait préférer le service des savants à l'oeuvre personnelle. La compréhension et l'appui de l'Administrateur général soutenant ses efforts, elle sut faire aboutir un programme essentiel. En 1953, la création d'une salle de lecture réservée aux orientalistes avait été décidée : elle s'ouvrit en 1961, après des années consacrées à l'organiser, l'équiper, créer les fichiers, rassembler les instruments de travail nécessaires au public savant, sous la surveillance vigilante de Marie-Roberte Guignard.

    En mars 1937, M. Julien Cain avait obtenu du Ministère de l'Education nationale la création de la Commission des fonds orientaux qui s'est réunie régulièrement jusqu'en 1956. Membre de la Commission, Marie-Roberte Guignard s'est appuyée sur les voeux et les avis des orientalistes éminents qui la composaient pour élaborer et diriger la rédaction d'importants catalogues dont certains sont publiés et dont d'autres sont en préparation : Catalogue des manuscrits tibétains (1939-1961) ; Catalogue des manuscrits sanscrits (1941) ; Catalogue des manuscrits khmers, par Au Chhieng (1953) ; Catalogue des manuscrits éthiopiens, par Strelcyn (1954) ; Catalogue des manuscrits chinois de Touen houang, t. 1 (1970) pour lequel elle a composé une préface remarquable de science et de clarté. Sous sa responsabilité, ont été rédigés les catalogues des fonds mandchou, malais, khotanais de la mission Pelliot, arabes-chrétiens et le second tome du catalogue des manuscrits chinois de Touen houang, prêts pour l'impression.

    Soucieuse de ne pas laisser disperser ou partir hors de France des collections formées par des savants, elle a réalisé des achats nombreux et précieux, luttant parfois pour gagner de vitesse des acheteurs étrangers, obtenir en temps voulu les crédits nécessaires et convaincre les vendeurs de donner la préférence à la Bibliothèque nationale.

    Tout en assumant les lourdes responsabilités de son service, Marie-Roberte Guignard a contribué au rayonnement de l'orientalisme, à l'intérieur et hors de l'enceinte de la Bibliothèque nationale. Elle prit une part essentielle à l'organisation de plusieurs expositions : Ecritures et livres à travers les âges, à l'occasion du XXIe congrès international des orientalistes, en 1948 ; l'Art du livre à l'Imprimerie nationale, 1951 ; Rabindranath Tagore, 1961 ; Livres français d'orientalisme, à l'occasion du XXVIIIe congrès international des orientalistes, Canberra, 1971.

    Elle révéla les trésors des collections orientales et, spécialement, chinoises de la Bibliothèque nationale tout d'abord aux auditeurs de la Radiodiffusion française, au cours d'une série de causeries, puis, en 1966, aux élèves de l'Institut des hautes études chinoises de l'Université de Paris, en des conférences exemplaires. On lui doit le chapitre sur le livre en Orient dans l'Apparition du livre, sous la direction de L. Febvre et H.-H. Martin (Collection de l'évolution de l'humanité). Elle fut chargée de représenter la Bibliothèque nationale aux congrès internationaux d'orientalisme, à Cambridge (1954), Munich-Marbourg (1957), Moscou (1960), Ann Arbor (1967), Canberra (1971). Membre de la Commission des impressions orientales à l'Imprimerie nationale, elle a surveillé avec un soin particulier l'édition en fac-similé des plus précieux manuscrits du fonds Pelliot.

    Membre de la Société asiatique depuis 1939 et du conseil de cette société depuis 1963, membre ancien et fidèle de l'Association des bibliothécaires français, elle était chevalier de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre des Palmes académiques, chevalier de l'ordre des Arts et Lettres.

    Les tâches délicates et absorbantes qu'elle a menées à bien exigeaient une culture exceptionnelle alliée à une volonté assidue. Chez Marie-Roberte Guignard, ces traits allaient de pair avec une attachante simplicité, une parfaite maîtrise de soi, un idéalisme sans ostentation. La souffrance ne l'avait pas vaincue : elle poursuivait ses travaux, ses projets. L'avenir des collections orientales la préoccupait. Dans un rapport récent, qui est un ultime message en faveur d'une cause à laquelle elle s'était consacrée, elle a rappelé que les fonds orientaux de la Bibliothèque nationale, fruits d'une magnifique tradition, constituent une des plus anciennes collections d'orientalisme d'Europe, une des plus riches du monde. Elle souhaitait que leur place éminente fût affermie grâce à la création d'un Département oriental. Le destin ne lui a pas accordé cette satisfaction. Mais son oeuvre subsiste, elle se développera, portant témoignage de l'idéal qui l'animait. Sa souriante douceur, hélas, nous a été retirée. Il nous reste les leçons et les résultats de son énergie.