Nous étions nombreux le 18 décembre pour dire un dernier adieu à Geneviève Gaschard, encore que la discrétion dont elle s'était toujours entourée eût empêché beaucoup de ceux qui la connaissaient d'apprendre sa disparition et tout au long des mois suivants la triste nouvelle a poursuivi sa route, semant l'étonnement, les regrets et ce sursaut de révolte que provoque la mort d'un être encore plein de vie et d'activité.
Elevée dans de solides traditions de rigueur morale, Geneviève Gaschard avait dès son enfance senti le poids des réalités concrètes, plus contraignantes encore pendant les années de guerre pour une famille de six enfants. Loin des facilités amollissantes elle avait très tôt appris le courage devant les tâches les plus matérielles, le sens de sa responsabilité au sein de la collectivité familiale d'abord, sociale plus tard. Des dons intellectuels évidents lui permirent de faire des études brillantes au Lycée Racine. Malgré une attirance certaine vers les sciences, après un année de mathéma-tiques élémentaires, elle entreprit une licence de lettres classiques, où les études grecques comblaient ses goûts de précision et de clarté. Rondement menée, promptement obtenue, la licence n'ouvrait pas pour autant de débouché professionnel, alors que, pressée de gagner sa vie, Geneviève refusait de poursuivre plus longtemps des études pour lesquelles le goût qu'elle éprouvait n'allait pas sans susciter en elle des scrupules, comme s'il se fût agi d'un luxe auquel elle ne pouvait prétendre. La rencontre fortuite d'une bibliothécaire décida de son avenir et l'orienta vers la Bibliothèque nationale.
Il n'était bien sûr pas question de briguer un poste de bibliothécaire. Ceux-ci, fort rares, étaient alors pourvus par le seul choix de l'administration parmi des candidats qui remplissaient en fait les fonctions depuis un nombre d'années plus ou moins important. Il était utile de ne pas se laisser oublier et les candidatures étaient âprement défendues. Geneviève dût s'estimer heureuse en obtenant une place d'assistante au Catalogue collectif des Périodiques.
Plonger à 20 ans, au sortir de la Sorbonne, dans un travail austère de catalogage, au fin fonds d'une immense salle crasseuse sous les caillebotis métalliques de deux étages de magasins, c'était, malgré le pittoresque, une rude épreuve, qu'elle affronta avec son habituel couraqe. Tout de suite son esprit clair, précis, rigoureux fit d'elle le meilleur élément de l'éauipe encore très hétéroclite, qui tirait tant bien que mal la charrette du Catalogue collectif. Sa gentillesse, sa courtoise modestie eurent tôt fait de lui gagner l'amitié de tous, qui, sans aigreur, reconnaissaient sa valeur. Ce climat amical l'aida sans doute. Bien mieux elle se prit au jeu de la recherche bibliographique.
Cependant le temps passait et sa situation matérielle ne s'améliorait pas. Sa discrétion, son horreur des intrigues la faisaient désespérer de parvenir jamais à décro-cher un poste de bibliothécaire. Pourtant peu à peu la profession se structurait. Le corps des sous-bibliothécaires était créé en 1950 et le concours de recrutement permit à Geneviève d'obtenir au moins un poste de titulaire. Enfin en 1952 le statut du personnel scientifique imposait également le recrutement des bibliothécaires par concours. Déjà en possession du D.S.B., où l'enseignement de Mlle Malclès l'avait encore confirmée dans son intérêt pour la recherche bibliographique, elle passa en 1953 le concours de bibliothécaire (il y avait 5 postes) dans la crainte et le tremblement pour être reçue première, ce qui n'étonna qu'elle. Elle aurait pu alors changer d'horizon. On la demandait ailleurs. Elle hésita, puis se laissa retenir par les liens amicaux qui la rattachaient au Catalogue collectif, Dar des scrupules envers ceux qui l'avaient, bien peu en fait, aidée. Longtemps elle le regretta, sans pour autant se donner moins assidûment à ce travail sans éclat, qui, par les qualités de conscience, de rigueur intellectuelle et même d'abnégation qu'il requiert, réoondait à ses tendances profondes.
Dire la nart qu'elle a prise à ce catalogue, ce serait compter les innombrables notices qu'elle élabora pendant 25 ans et les autres qu'elle corrigea, décelant du premier couo d'oeil l'erreur, guidant le travail de chacun inculquant à tous avec une inlassable et souriante patience une méthode faite de précision, de clarté, de rigueur, qui leur donnait une sorte de label de qualité reconnu et apprécié partout.
Profondément attachée à cette entreprise elle dut cependant s'en éloigner un peu en prenant en 1969 la direction du Catalogue général des périodiques de la Bibliothèaue nationale, auquel elle consacra quatre années de labeur et de réflexion. Ce n'est qu'en 1972 qu'elle décida d'abandonner tout à fait les périodiques Dour le Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale. Heureuse du renouvellement que lui procurait ce changement et du vaste champ de recherches qui s'offrait ainsi à elle, elle ne devait pas malheureusement avoir le temps d'en épuiser toutes les ressources.
Mais, si pleine et si prenante qu'elle fût, cette activité professionnelle, qui aurait pu être aussi quelque peu desséchante, ne pouvait suffire à satisfaire entièrement les aspirations d'une nature généreuse. Le monde vivant existait pour Geneviève Gaschard et aucun des grands problèmes humains de ce temps ne pouvait la laisser indifférente. Son expérience personnelle lui avait fait directement ressentir les inégalités et les iniustices de notre société. Syndiquée, d'abord timidement, par une longue évolution elle secouait peu à peu les préjugés, se dégageait de la lourde gangue des principes statiques pour s'ouvrir vers tous les horizons où l'on tente de lutter pour des solutions équitables.
En même temps, comme pour parfaire sa personnalité, les épreuves s'accumulaient sur elle : deuils, soucis et charges familiaux, maladie enfin. C'est en 1961 qu'elle subit la première atteinte du mal qui devait avoir raison de sa résistance. Pendant cinq ans allaient se succéder les rechûtes selon un scénario monotone : Hôpital, maison de repos, retours à la Bibliothèque nationale. Obligée par son état de santé d'abandonner à jamais le sport, et en particulier la montagne qui, sous la neige ou dans les fleurs alpestres, lui apportait tant de joies, elle reporta sur les activités syndicales toute son énergie, appliquant aux problèmes professionnels et sociaux ses qualités d'esprit et de coeur. Le répit de huit ans, que lui laissa la maladie, lui permit de donner dans ce domaine aussi la pleine mesure de son efficacité.
Cette vie si active faisait oublier la menace qui continuait à peser sur elle. Sans doute elle-même le plus souvent en écartait-elle la pensée, même quand la fatigue en rendait le souvenir plus obsédant. Se plaindre, s'apitoyer sur son sort étaient des attitudes tout à fait étrangères à son caractère. Refusant énergiquement tout rétrécis-sement de sa vie, elle s'appliquait, quand elle ne pouvait faire autrement, à compenser par le travail intellectuel les activités physiques qui lui devenaient impossibles. Cependant, après cette longue et trompeuse rémission, la fatigue, lentement et sans relâche, s'apesantissait et après des mois de lutte obligeait Geneviève à une nouvelle hospitalisation en juin 1973. Après des mois d'inquiétude croissante il nous fallut bien admettre que la partie était perdue. Jusqu'au dernier moment, à bout de force, elle lutta, sans révolte, simplement, gardant toujours sa parfaite clairvoyance, avec la volonté d'aller jusqu'à l'accomplissement suprême.
A la Bibliothèque nationale, dans toute la profession, elle laisse une grande place vide, plus grande encore dans le coeur de ses amis, de ceux qui ont eu le bonheur de travailler avec elle, de ceux qui ont pendant plus de 25 ans partagé ses joies, ses peines, ses luttes et à qui elle laisse par delà les regrets l'exemple de son courage tranquille et souriant.