Index des revues

  • Index des revues

    Tribune libre

    Les bibliothécaires et les romans

    Par Jacques Letheve

    Peut-être s'attend-on à trouver sous ce titre une étude des connaissances que doit posséder un bon bibliothécaire pour répondre aux demandes des amateurs de fiction. En fait nous voudrions évoquer d'autres rapports de la profession avec la littérature romanesque. Et d'abord le bibliothécaire comme personnage de roman. Si la question n'a pas encore été traitée dans son ensemble, voilà un beau sujet de « mémoire » pour un futur conservateur. Beau sujet mais dangereux car propre à l'écarter par crainte de son futur métier. A part quelques personnages sympathiques évoqués par Anatole France, sympathiques mais un tantinet maniaques, les autres sont de pauvres bougres quand ils ne se révèlent pas franchement odieux. Seul peut-être le Suisse Robert Musil, dans son Homme sans qualités, a su présenter le bibliothécaire comme le modèle de l'être lucide et organisé.

    La tradition continue, car voici qu'on nous annonce une nouvelle oeuvre de M. de Montherlant, intitulée Un assassin est mon maître et dont le personnage principal appartient à notre profession. Si ce roman bénéficie d'une préface du professeur Jean Delay, c'est que ce dernier est orfèvre, moins sans doute dans le domaine des bibliothèques que dans celui des maladies mentales. Car dans sa page littéraire, Le Figaro (1) nous présente ainsi le héros du nouveau livre : « Un jeune bibliothécaire M. Exupère se croit persécuté par son chef M. Saint-Justin et sombre dans le délire ».

    Lorsque la fiction prend le masque de la réalité, celle-ci n'est pas plus bienveillante. Un romancier canadien d'origine bretonne nous raconte ses déboires à la Bibliothèque nationale, dans Satori à Paris (2) . Jack Kerouac, à la recherche d'ouvrages généalogiques, n'a vu dans ce lieu infernal que d'« étranges aides bibliothécaires... qui admirent plus que tout une belle écriture chez un érudit ou un écrivain ». Naturellement il a eu affaire « à un vieil employé en blouse » et à « une vieille bibliothécaire », et ces êtres étranges « sont tous partis par derrière consulter d'énormes dossiers poussiéreux et fouiller dans des rayons aussi hauts que le toit ». Comme on s'en doute, l'auteur ou son personnage n'a pu obtenir les livres souhaités et pourtant, dit-il : « ma fiche je l'avais rédigée en compulsant leur catalogue qui était incorrect et incomplet (3) ».

    Or l'on sait que, parmi leurs manies, beaucoup de collègues ont une regrettable habitude qui est d'accroître encore, en les rédigeant euxmêmes, les ouvrages nouveaux qui s'entassent sur les rayons de leurs bibliothèques, au risque de les voir sombrer au nombre de ceux que personne ne fait jamais sortir de l'oubli. Ce risque ne sera pas couru par deux romans récents. C'était cela notre amour de Marie Susini figure depuis plusieurs mois sur la liste des romans dont parlent les milieux littéraires. Et notre collègue de la Bibliothèque nationale n'en est pas à son coup d'essai. En ce qui concerne Guy Rohou, à la tête de la municipale de Nice après avoir dirigé celle de Caen, on connaissait jusqu'ici sa collaboration à la Nouvelle revue française. Si c'est un premier roman que son Bateau des îles, la presse a déjà salué sa publication avec sympathie.

    Regrettons toutefois que nos collègues n'aient pas songé à évoquer les bibliothèques et les bibliothécaires. Ils ont préféré prendre l'air du large ou céder à la nostalgie des souvenirs de jeunesse. Nous souhaitons que les bibliothécaires-romanciers introduisent dans leurs prochains livres des conservateurs de bibliothèques sortant de l'ordinaire, de l'ordinaire de la fiction, et qui ne soient ni des guignols ni des névropathes. Ils contribueraient ainsi à relever dans l'esprit du public ce que le jargon contemporain ne manquerait pas d'appeler notre « image de marque ».

    1. 19 mars 1971. retour au texte

    2. Publié dans Le Monde (des livres), 26 février 1971. retour au texte

    3. Souligné dans l'original. retour au texte