Index des revues

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    Tribune libre

    Du choix

    Par Bernard Marrey

    L'établissement d'une collection est toujours un sujet de perplexité, souvent de désaccords et de querelles. Pour le discothécaire, comme pour le bibliothécaire, voire le directeur de l'O.R.T.F., le dilemme est le même : satisfaire les besoins exprimés, ou tenter de les stimuler et d'en susciter de nouveaux.

    Mais avant d'aller plus avant, il faut analyser la notion de besoin, car les besoins ont vite fait de paraître, par l'habitude, naturels, alors qu'ils sont en fait le plus souvent artificiels. Un exemple très matériel : les Français et avec eux, la plus grande partie des peuples d'Europe occidentale ont une alimentation à base de pommes de terre. Ils ont un besoin très réel de pommes de terre, et on les choquerait certainement en quali-fiant ce besoin d'artificiel. Mais avant que Parmentier (1737-1813) ne la découvre, les Français, et les autres, vivaient et se nourrissaient sans en avoir besoin. Parmentier, en découvrant la pomme de terre, en a inventé le besoin dans la mesure où cette découverte satisfaisait une appétence. Dès qu'il dépasse le stade élémentaire de l'ins-tinct, se nourrir, se vêtir, procréer, le besoin est donc artificiel, au sens où il est créé par l'homme, mais authentifié par la reconnaissance de la société. La voiture est devenue un besoin au point que certains disent même qu'elle est - pour eux - une nécessité, et qu'ils ne pourraient pas vivre sans en posséder une. Affirmation d'autant plus surprenante que des milliards d'hommes ont vécu et vivent encore sans voiture, même en France (1) ; mais la publicité et la pression sociale ont fait que, pour certains, la voiture est un besoin.

    J'ai voulu prendre des exemples matériels, car ce sont ceux pour lesquels le consensus social est le plus large. Mais le processus est le même pour Mozart que pour Parmentier. En créant la musique de Don Juan, Mozart a créé le besoin de cette musique que nul, avant qu'il ne l'écrive, n'aurait songé à demander. De même, les Beatles ou les Pink floyd.

    Le besoin étant artificiel, il s'ensuit que des esprits bien intentionnés, et d'autres qui le sont moins, cherchent à en créer de nouveaux. Entre Edith Piaf qui avait une poésie et un talent à exprimer, et Mireille Mathieu, fabriquée de toutes pièces par son impresario pour combler un besoin du public laissé inassouvi par la mort de Piaf, il y a toute la différence qui sépare une expression spontanée, bien que travaillée (Piaf), d'une analyse de marché. Non pas que l'analyse de marché soit méprisable en soi : elle donne des résultats sûrement appréciables dans le domaine matériel et dans la diffusion du répertoire, Mozart, Beethoven... mais elle se situe exactement à l'opposé de la création artistique. Car elle analyse un besoin connu, répertorié, alors que l'oeuvre nouvellement créée suscite, avec un décalage dans le temps plus ou moins grand (Bartok, Webern...), le besoin que l'on a d'elle.

    Dans cette perspective, la phrase si souvent répétée « le public nous demande » perd de son impératif, car le public demande ce qu'il connaît ; et comment pourrait-il en être autrement ?

    Mais qui lui fera découvrir ce qu'il ne connaît pas ?

    Le discothécaire est sans aucun doute le mieux placé pour l'y aider, pourvu qu'il comprenne son rôle, non comme celui d'un distributeur passif (le public me demande, je fournis), mais comme celui d'un conseil, d'un animateur comme l'on dit aujourd'hui. Dans la chaîne qui lie le créateur et l'interprète à l'éditeur et au disquaire, il est le seul à avoir l'indépendance et le recul nécessaire pour pouvoir apprécier sans avoir à tenir compte des critères commerciaux. Il est le seul à pouvoir corriger ce qu'un matraquage publicitaire fait croire au public. Car finalement ce que le public demande, c'est le plus souvent, ce que la publicité lui fait demander.

    Dès lors, la préoccupation du discothécaire ne doit pas être tellement ce que le public demande que plutôt ce qu'il cherche. C'est d'ailleurs un beau champ d'activités pour sa créativité personnelle que de chercher, dans les créations qui nous sont proposées, celles qui lui paraissent répondre à un besoin profond, authentique, mais encore non exprimé, du public, et de contribuer à leur fournir le consensus sans lequel elles risquent fort de rester artificielles.

    1. 36 % des ménages ne possèdent pas de voiture. retour au texte