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Réflexions incongrues à propos de quelques chiffres ou le triomphe des grands nombres

1980
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    Réflexions incongrues à propos de quelques chiffres ou le triomphe des grands nombres

    Par Jacqueline Gascuel

    Les rapports d'activité, bilans et statistiques se succèdent, les chiffres tombent régulièrement sous nos yeux; impressionnants parfois : 1 million de prêts à la Bibliothèque municipale de Grenoble (1 015 243 pour être précis), 6 millions dans les bibliothèques du personnel de la S.N.C.F.; dérisoires souvent aussi : 1 Français sur 12 fréquente les bibliothèques municipales qui n'ont acheté que 3 des 375 millions d'exemplaires produits par les éditeurs (2 215 015 sur 374 588 179 pour demeurer précis) soit 0,8 %.

    Comme vous probablement, je me plonge avec beaucoup d'intérêt dans la lecture de tous ces comptes rendus, de tous ces tableaux, j'y découvre mille choses passionnantes, mais je les oublie bien vite : amnésie élective peut-être !

    Car de quoi pouvons-nous nous réjouir aujourd'hui? De ce que la lecture publique progresse ? Oui bien sûr, mais combien de siècles faudra-t-il encore pour que nous ayons rattrapé nos collègues anglo-saxons ?... De ce que le livre se porte bien ? Oui bien sûr, mais à qui profite cette bonne santé évidente ?

    Sous mes yeux, la danse des chiffres a fait naître un dialogue incongru du « pour » et du « contre », du « tout va très bien » et du « rien ne va plus » que je voudrais vous livrer aujourd'hui, avec l'espoir de ne pas trop vous désespérer!

    Tout va très bien :

    La progression des bibliothèques françaises depuis quelques années est spectaculaire. Tout d'abord, sur le plan des constructions : la surface des bâtiments abritant une bibliothèque est passée de 270 000 m2 à 300 000 m2 entre 1959 et 1969 et de 300 000 m2 à 600 000 m2 entre 1969 et 1979.

    Rien ne va plus :

    En 1975 ont été établies des normes pour la construction de bibliothèques municipales. En m'y référant, j'ai constaté qu'il manquait encore plus d'un million de m2 pour que l'ensemble des villes françaises de plus de 10 000 habitants dispose de bibliothèques conformes aux voeux de l'administration. Or le budget de la Direction du Livre pour 1980 permet de subventionner la construction de 16 000 m²... 16 000 seulement et probablement moins en 1981. A ce rythme, il faudra attendre un siècle encore pour que les normes de 1975 soient enfin respectées : elles seront totalement inadaptées bien avant d'avoir été appliquées !

    Quant au problème de l'autre moitié des Français, de ceux qui habitent les petits bourgs, les campagnes, quand et comment va-t-il être résolu? N'est-ce pas comique de penser qu'ils sont environ 120 000 à se partager les services d'un malheureux bibliobus et 3 pour un seul livre ? Comique ? Non, je voulais dire tragique ! Heureusement qu'ils ne connaissent pas tous l'existence des bibliothèques centrales de prêt...

    Croyez-vous que la loi sur les bibliothèques permette de résoudre cet immense retard?

    Tout va très bien :

    Je l'espère car elle fait obligation à toutes les villes de plus de 10 000 habitants d'avoir une bibliothèque... En attendant.

    Et pourtant le prêt des bibliothèques progresse très régulièrement : depuis dix ans il a été multiplié par 2 dans les B. M. et par 2,4 dans les B.C.P. Il faut dire que la qualification du personnel s'est améliorée et que les effectifs sont passés de 2 800 à 6 000 (B.M. et B.C. P. réunies) ce qui n 'est pas mal par rapport aux effectifs de l'édition qui ne compte guère plus du double de salariés : 13 887en 1978. Et peut-être y a-t-il un équilibre qu'il est difficile de bouleverser : peu de personnes exercent le métier d'écrivain : en effet le Centre National des lettres estime à 500 le nombre d'auteurs vivants de leurs écrits, les associations d'écrivains situent ce chiffre aux environs de 200. Il y aurait donc 12 ou même 30 fois plus de personnes employées à prêter des livres aux lecteurs.

    Rien ne va plus :

    Aucun de ces chiffres ne me satisfait : 13 000 personnes touchent des droits d'auteurs, mais le prix de la création est si faible (les droits d'auteurs ne dépassent que très exceptionnellement 10 % et peuvent descendre à 2 % pour certains livres d'art) que la très grande majorité d'entre eux doivent exercer un autre métier. Quant aux bibliothèques, n'assiste-t-on pas à un transfert tout aussi regrettable : pour appliquer les normes, que j'évoquais tout à l'heure, il faudrait multiplier par 3 le personnel des B.M. ; par 5 ou 6 peut-être celui des B.C.P.

    Nous sommes obligés de compter, aujourd'hui, sur les dépositaires ou animateurs bénévoles, sur les associations culturelles pour prendre le relais des bibliothèques publiques défaillantes. C'est ainsi que les bibliothèques gérées par l'association « Culture et bibliothèques pour tous » consacrent 6 millions de francs lourds à l'achat de livres, prenant ainsi le relais des Bibliothèques centrales de prêt dont les achats, sont certes plus importants, mais pas beaucoup plus (entre 2 et 3 fois ce chiffre).

    Tout va très bien :

    Les crédits dont disposent les bibliothèques municipales sont en augmentation constante, puisque les statistiques indiquent qu'entre 1969 et 1977 ils sont passés, pour l'ensemble des bibliothèques de 100 millions de francs à 520 millions de francs (fonctionnement et investissement réunis). Et grâce aux subventions du C.N.L., la part de l'Etat dans le fonctionnement des B.M. a doublée en trois ans.

    Rien ne va plus :

    Cette participation de l'Etat demeure dérisoire même si elle atteint 7,34 % pour le fonctionnement, elle est tombée à moins de 14 % pour l'équipement. On est très loin des 50 % promis en 1968 pour les constructions et des 20 % pour le fonctionnement que laissait espérer le rapport du groupe d'études (1) .

    Quant au budget global de 520 millions de francs, il ne me paraît pas impressionnant : il est à peine supérieur à ce que rapporte la T.V.A. sur la vente des livres (460 millions pour un chiffre de vente de 7 milliards en 1977).

    Par rapport à ce dernier chiffre, le budget total d'acquisitions des Municipales est bien dérisoire : 56 millions de francs pour les livres, les périodiques, disques et tous les autres documents, moins de 0,8 %. Même le chiffre total des prêts réalisés (51 532 000) est bien ridicule en face des 375 millions d'exemplaires mis sur le marché ou même des 80 millions de livres de poche vendus en un an !

    Tout va très bien :

    Mais bien sûr, il serait ridicule de mesurer la vitalité des bibliothèques uniquement au nombre de prêts réalisés : une bibliothèque c'est le prêt de livres, mais c'est aussi tout ce qui entoure et accompagne ce prêt : la possibilité de consulter des encyclopédies, des dictionnaires; le choix pour une même oeuvre entre plusieurs éditions : ancienne ou récente, critique commentée, illustrée; la diversité des ouvrages proposés sur un même sujet; c'est le choix que peut faire le lecteur entre plusieurs ouvrages sur un même sujet de niveaux, de points de vue ou d'orientations idéologiques très différents; c'est le renseignement qu'il peut demander, l'information qu'il peut trouver dans les ouvrages de références; c'est la lecture du périodique, la consultation des dossiers de presse ; c 'est surtout la mise à sa disposition de collections importantes de documents de tous ordres, dont beaucoup ne se trouvent pas ou ne se trouvent plus dans le commerce, dont d'autres sont trop chers pour être accessibles à toutes les bourses.

    Rien ne va plus :

    Les bibliothèques municipales possèdent, il est vrai, 35 millions de livres. Est-ce beaucoup ? Et combien y en a-t-il parmi eux qui n'ont plus aucun intérêt, pour la grande masse du public ? Combien y en a-t-il qui ne sont même pas catalogués? Nulle statistique ne l'avoue...

    Tout va très bien :

    La lecture publique est peut-être un luxe : le prêt en bibliothèque coûte aussi cher (à la collectivité) que l'achat d'un livre de poche (par le particulier) : 9,94 F dit Grenoble. Les bibliothèques municipales dépensent en moyenne : 21,14 F par habitant, calcule la Direction du Livre; 60 F à Grenoble ou à Mulhouse, constatent les bibliothécaires.

    Peut-on faire plus ?

    Rien ne va plus :

    Plus bien sûr, et aussi autrement.

    Mise à la disposition de tous, le plus souvent gratuitement, la bibliothèque est-elle réellement utilisée par tous? En 1971, le bilan officiel laissait apparaître que les bibliothèques étaient surtout fréquentées par les catégories socio-culturelles les plus favorisées : cadres, employés, et par tous ceux qui gravitent autour de l'université : enseignants, étudiants, lycéens.

    Bien qu'aujourd'hui, la Direction du Livre demeure muette sur ce point, nous savons que la répartition des lecteurs entre les diverses couches de la population évolue très lentement... et pas toujours dans le sens d'une plus grande démocratisation de la lecture. Tout se passe dès lors comme si les sommes prélevées sur les fonds publics pour alimenter la lecture publique servaient souvent à renforcer les privilèges culturels.

    Tout va très bien :

    N'est-il pas rassurant de constater que 38,9 % des lecteurs sont aujourd'hui, âgés de moins de 14 ans ? Il y avait 290 000 jeunes lecteurs dans les bibliothèques municipales en 1971. Il y en a aujourd'hui trois fois plus : cela laisse bien augurer de l'avenir de la lecture publique!

    Rien ne va plus :

    Est-on bien sûr que tous ces jeunes lecteurs continueront à fréquenter la bibliothèque à l'adolescence ? et lorsqu'ils seront entrés dans la vie active ?

    Si toutes les bibliothèques étaient très riches, si elles pouvaient attirer les usagers par la diversité et la qualité de leurs fonds, si elles disposaient d'un personnel plus nombreux et plus attentif aux besoins de chacun, si elles existaient partout et ouvertes à toute heure... Alors, peut-être, seraient évitées bien des gaspillages : collections peu ou mal exploitées... mais aussi, conditionnement par les mass-média de tout un public qui n'a ni le temps, ni les moyens de s'informer...

    Tout va très bien :

    Mais justement, les bibliothèques deviennent des « médiathèques », et s'il ne s'agit encore que d'expériences isolées en ce qui concerne la vidéo ou le film, on constate que le plus ancien des « nouveaux supports », le disque, a désormais conquis une place importante : en huit ans, le nombre d'emprunteurs est passé de 15 000 à 60 000, les collections ont été multipliées par 7 et le nombre de prêts par 8.

    Rien ne va plus :

    Soyons sérieux, 76 bibliothèques, moins de 10%, ont une discothèque de prêt. Une centaine d'autres possèdent un fonds d'écoute sur place, fonds parfois dérisoire puisque 65 d'entre eux comptent moins de 100 disques! Et alors que la T.V.A. sur le disque rapporte 900 millions de francs, l'ensemble des bibliothèques publiques consacre à peine plus de 4 millions aux achats de disques : les industries culturelles ne se portent pas trop mal... et elles rapportent!

    Tout va très bien :

    Les industries culturelles se portent bien... Il faut s'en réjouir, même si pour certains média, comme le disque, l'aspect « industrie » demeure beaucoup plus important que l'aspect « instrument de culture », ce qui justifie peut-être un taux de TVA à 33,3 %... Le livre, lui, reste une « marchandise pas comme les autres », il garde toute sa valeur de relais privilégié du message culturel, et il me semble de bon augure que l'édition française ait repris, depuis 1974, sa progression dans tous les domaines : nombre de titres édités, nombre de volumes vendus, nombre de maisons d'édition.

    Rien ne va plus :

    Il faut y regarder de plus près... Qui publie ? Qui vend ? Qu'est-ce qui se publie et qu'est-ce qui se vend bien ? Ne peut-on s'inquiéter de voir l'importance des tirages de certains best-sellers, de voir se développer les ventes des clubs de livres dont les objectifs sont beaucoup plus commerciaux que culturels... que penser de l'avenir de la lecture publique lorsque l'on sait que le nombre d'adhérents à « France Loisirs » (1,7 million) est à peine moins élevé que le nombre des lecteurs de l'ensemble des bibliothèques municipales (2,2 millions)?

    Tout va très bien :

    Ces clubs diffusent très largement des rééditions d'ouvrages connaissant un succès assuré... mais cela ne semble pas freiner la création culturelle puisqu'il s'édite chaque année 65 millions de romans nouveaux, trois fois plus qu'il y a dix ans. Quant à la publication d'ouvrages d'érudition, elle semble faire preuve d'une étonnante stabilité : 662 titres dont 447 nouveautés en 1978, 624 titres dont 459 nouveautés en 1977.

    Rien ne va plus :

    Faut-il se contenter de si peu ? 662 titres sur un total général de 26 582 c'est à peine 2,5 % et ce n'est pas la stabilité puisqu'en 1972, l'érudition représentait environ 5 % des titres publiés (1 000 titres dont 570 nouveautés). Et peut-être faut-il encore voir là un des résultats de la misère des bibliothèques françaises : si les bibliothèques universitaires et les grandes bibliothèques municipales étaient des clients sérieux, des clients solvables, pour ce type d'ouvrage, leur tirage moyen ne se situerait pas autour de 1 500 exemplaires ! Un livre édité en gallois est automatiquement acheté par les 700 bibliothèques publiques du pays de Galles... Est-ce rêver que de souhaiter un sort similaire à l'érudition française ?

    Tout va très bien :

    L'effort que font les auteurs, les imprimeurs, les éditeurs gallois, pour sauvegarder leur patrimoine linguistique et culturel est remarquable... mais ne voyons-nous pas chez nous aussi se créer de nouvelles structures de production littéraire : auteurs éditant en coopérative, petites maisons d'édition, imprimeurs ou éditeurs régionaux, etc...

    Rien ne va plus :

    Ces structures nouvelles dissimulent mal la concentration de l'édition : 20 % des éditeurs réalisent 70 % du chiffre d'affaires global... 85 % des maisons d'édition sont implantées à Paris ou dans la région parisienne. Les statistiques sur l'édition indiquent chaque année une trentaine de départements qui possèdent un éditeur... mais à /'exception de la région lyonnaise et de l'Alsace où les éditeurs ont l'air solidement implantés, la carte demeure mouvante : nous n'y trouvons plus en 1977 les éditeurs des Charentes Maritimes, de l'Oise, de la Somme recensés en 1970, de l'Ariège, de l'Aveyron, du Gard, de la Vendée recensés en 1973, etc... Faut-il nous en étonner puisque nous savons que les 183 éditeurs dont le chiffre d'affaires est inférieur à 2 millions de francs représentent 44 % du total des éditeurs recensés, mais qu'ils n'ont réalisé que 3,2 % du chiffre d'affaires global? Que leur chiffre d'affaires ne progresse en moyenne que de 8 %, c'est-à-dire qu'il diminue, puisqu'il progresse moins vite que le coût de la vie ! Près d'un tiers d'entre eux enregistre même une baisse du chiffre d'affaires, annonçant bien souvent la liquidation d'une entreprise fragile ; oh combien fragile, puisque les lois du marché sont telles qu 'il leur faut trois fois plus de personnel et quatre fois plus de capitaux pour obtenir les mêmes résultats que les grandes entreprises. En effet, alors que le chiffre d'affaires annuel d'un éditeur important est quatre fois supérieur à la valeur de ses stocks en fin d'exercice, celui d'un petit éditeur est à peine supérieur à la valeur de ses stocks et il suffit au premier de 2,6 salariés pour réaliser un C.A. de 1 million de francs, alors que le second en utiliserait 6,2 pour arriver au même résultat ! De leur côté les libraires ont tout intérêt à réserver leur commande aux éditeurs importants, ou plutôt à s'engager dans une politique de ventes massives de certains titres, voire de collections complètes : ils obtiennent ainsi des remises plus importantes des éditeurs : celui qui prend par exemple les 150 albums de B.D. proposés par Casterman obtient 18,5 % de remise, celui qui n'en commande qu'un, 0 %. Pourquoi prendre la peine de sélectionner chez plusieurs éditeurs ? C'est tout à la fois un travail supplémentaire et des bénéfices moindres !

    Le flux et le reflux de tous ces chiffres, arrivant en vagues successives, ont fini par me submerger. Je me suis alors aperçue que dans les profondeurs marines, depuis toujours, les gros poissons mangent les petits et que les petits, par bancs entiers, continuent à scintiller entre deux eaux. Tous trouvent leur subsistance... jusqu'au jour où l'homme, trop pressé et soucieux d'un profit immédiat, pollue leur univers.

    L'équilibre de la vie est fragile, il est difficile de le modifier sans le rompre. Celui de la vie intellectuelle, aussi...

    Tous les chiffres cités dans ce texte sont exacts. Ils sont extraits des documents ci-dessous. Nous avons parfois mis en balance des chiffres de 1977 (pour les bibliothèques) avec des chiffres de 1978 (pour l'édition), car c'étaient, dans les deux cas, les derniers connus : il n'y a pas eu dans les bibliothèques, entre 1977 et 1978, de bouleversement tel que ce décalage puisse modifier le sens de nos réflexions.

    - Syndicat national de l'édition. - Données statistiques sur l'édition des livres en France - année 1978 (avec quelques incursions dans les statistiques antérieures depuis 1969).

    - Ministère de la Culture et de la Communication, Direction du livre. Bibliothèques municipales statistiques 1977. - Paris : Imprimerie nationale, 1979.

    - Ministère de la Culture et de la Communication. Direction du livre. Bibliothèques municipales. Equipement mis en service depuis 1960. - Paris, 1978.

    - Les Industries culturelles. Notes et études documentaires n° 4535-4536. - Paris : Documentation Française, 1979.

    1. La lecture publique en France, rapport du groupe d'études : Notes et études documentaires, n° 3459 du 1er février 1968. retour au texte