Nouvel incident à la Chambre

yves alixLe 26 novembre dernier, à l’Assemblée nationale, un parlementaire et ancien ministre, s’étant adressé à Brune Poirson[1] en l’appelant « Madame le Ministre », celle-ci lui a fermement rappelé qu’il fallait dire « Madame la Ministre ». Nième épisode d’un interminable combat, celui de la féminisation des noms. La ministre, en l’espèce, pouvait s’appuyer sur la circulaire du 21 novembre 2017 signée par le Premier ministre Édouard Philippe, parfaitement claire sur la question. En 2014, pareille mésaventure était arrivée à Sandrine Mazetier, présidant une séance de la même assemblée : interpellée d’un sonore « Madame le Président », elle avait pu s’appuyer sur le règlement intérieur pour en faire respecter la règle, tout aussi claire : « Les fonctions sont mentionnées avec la marque du genre commandé par la personne concernée », et redevenir « Madame la Présidente ».

 

Cette querelle à rallonge, si française, est racontée par Bernard Cerquiglini dans un livre épatant, Le ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms[2], à lire toutes affaires cessantes pour bien comprendre une histoire où l’Académie française, hélas, est jusqu’à aujourd’hui restée fidèle à la réputation que lui a faite pour toujours Piron[3], et où la francophonie s’affranchit de plus en plus de sa mère devenue marâtre. Mais oui ! Il faut dire et écrire : la professeure, l’ingénieure, la maître (ou maîtresse, pas plus mal formé) de conférences, une docteure-ès-lettres[4], la conservatrice, une étudiante, une présidente, une rectrice d’académie, chaque fois qu’on désigne la personne. Et c’est très bien ainsi. En lisant Cerquiglini, aussi nuancé que précis, vous apprendrez à jongler avec les usages les plus complexes et à respecter l’égalité femmes-hommes, vraie conquête de notre temps, au plus près. Sans être choqué(e) pour autant de lire, comme dans Le Monde du 22 novembre : « L’exécutif, qui veut des résultats, estime que rien ne sera possible sans la mobilisation totale des directeurs d’administration centrale, des préfets et des recteurs ». Pas le moindre féminin. Mais, en l’espèce, la (ou le) journaliste a usé de ce que Cerquiglini nomme le « masculin générique » au pluriel, hérité du latin. Il est vrai qu’on pourrait, faute de terme épicène (bibliothécaire, par exemple…) rédupliquer : « des préfètes et des préfets, des rectrices et des recteurs ». Ou, pourquoi pas, puisque plus de la moitié des hommes sont des femmes, troquer le masculin générique pour un féminin générique[5] qui ne serait pas de si mauvais aloi, après tout, mais seul l’usage pourrait l’imposer.

 

L’usage fait la langue et bouscule les règles, il faut s’en accommoder, quelque amour qu’on ait pour leur singularité. Pour autant, l’usage ne doit pas chercher à imposer de faire de la langue, sous couvert de respect de l’égalité des sexes, un objet impossible à écrire comme à prononcer. Je veux parler ici, on l’aura compris, de l’écriture inclusive, qu’on cherche à imposer sans débat, sans aucun échange d’arguments, et qui investit insidieusement les textes administratifs, les sites web les plus institutionnels, la communication politique et syndicale. On a l’impression que chacune et chacun se plie aveuglément à l’injonction, pour écarter tout soupçon d’entorse à l’égalité. Le résultat est bien décrit par Cerquiglini, désignant le point médian emprunté à la langue catalane : « Ayant l’avantage de la brièveté, il n’est pas sans inconvénients pratiques : compliquant l’orthographe, embarrassant l’oralisation, il ajoute aux difficultés d’apprentissage ». Deux exemples seulement, pour faire court[6], pris dans une convention entre universités : « Il.Elle est le.la référent.e ». « Il.Elle est le garant.e de son bon fonctionnement » (le garante, vraiment ?)

Voyant ces horreurs envahir un peu plus chaque jour la littérature professionnelle, sans provoquer de réactions nulle part, j’allais baisser les bras et, comme Figaro, « le désespoir m’allait saisir » quand, au fil de mes lectures, j’ai trouvé des soutiens. Bernard Cerquiglini cite par exemple le Conseil belge de la langue française et de la politique linguistique : « Le conseil partage les objectifs des partisans de l’écriture inclusive : promouvoir la visibilité des femmes. Il souligne cependant que les moyens mis en œuvre pour servir cet objectif peuvent compromettre un autre objectif aussi démocratique : celui de produire des textes clairs, accessibles au plus grand nombre ».[7]  Le conseil, sans proscrire le point médian, recommande à tout le moins de n’en faire usage qu’avec parcimonie. Et, tout récemment, le Grévisse, qui n’a pas la réputation d’être un gardien obtus de la langue, alerte clairement : « Ce type d’écriture peut représenter un obstacle de taille pour les lecteurs faibles ou les apprenants du français. N’oublions pas que le but est d’être inclusif…de tous »[8]

Les amis belges à mon secours. Sauvé ! Mais la lutte s’annonce rude. Je lance donc un appel, sous forme de slogan : Vive le féminisme ! Vive l’égalité femmes hommes ! A bas l’écriture inclusive ! Je suis prêt à porter un gilet pour la cause. Celle-ci n’a rien de futile : la langue désigne, elle est un outil essentiel de la vie sociale, en plus de la pensée. Et c’est l’outil de la littérature, plus essentielle encore. C’est bien ce que pensait Vialatte, que la querelle eût sans doute désespéré. Pas féministe pour un sou, aimant jusqu’à l’excès toutes les complications du français, sans parler de ses opinions affreusement réactionnaires, bref une peu recommandable caution dans cette querelle. Mais un prince de la littérature, dont chaque phrase scintille comme un diamant[9], vaut bien n’importe quel théoricien de l’écriture inclusive.

 

Yves Alix


[1] Secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire.

[2] Bernard Cerquiglini, Le ministre est enceinte, Éditions du Seuil, octobre 2018

[3] « Ils sont quarante là-dedans qui ont de l’esprit comme quatre », écrivait Alexis Piron, « qui ne fut rien, pas même académicien », selon l’épitaphe qu’il avait lui-même composée. Je peux citer vingt académiciennes et académiciens vivants que j’admire infiniment. Mais pas comme membres de ladite académie.

[4] Le mot vient moins facilement, c’est vrai, pour une femme médecin, si on ne la désigne pas par sa spécialité. Mais pourquoi ne pas remettre en usage doctoresse, parfaitement composé et strict équivalent du dottoressa italien, employé quotidiennement ?

[5] Je ne serais pas plus choqué que cela d’être désigné comme une des directrices des grandes écoles. Ma barbe plaidera toujours pour moi !

[6] Parmi cent autres. Ainsi, dans le Canard enchaîné, ai-je relevé cette nouvelle : « A Rennes, des féministes ont parcouru les rues avec, entre autres, cette pancarte : ʺAvortement accessible et gratuit pour tou.te.sʺ. Humour féministe, à n’en pas douter. Les milieux LGBT font aussi très fort : j’ai vu dans un document mentionner les « bi.e.s », un comble de l’absurdité. A propos de LGBT : plutôt que le bizarre « LGBTphobie », pourquoi ne pas écrire plutôt Élgébétéphobie ? Un joli mot pour désigner une bien détestable phobie, non ?

[7] Avis du 4 octobre 2017, cité par B. Cerquiglini, page 67.

[8] Cédric Fairon et Anne-Catherine Simon, Le petit bon usage de la langue française, Éditions De Boeck Supérieur.

[9] Diamant, en anglais diamond : nom masculin dans les deux langues. Mais « a girl’s best friend » !