Algorithme, divinité du Styx ?

yves alixCe joli nom vient de l’arabe, comme « algèbre », et désignait jadis la numération décimale. Il est devenu, avec la révolution numérique et, aujourd’hui, l’annonce du règne prochain de l’intelligence artificielle, le symbole même de la modernité, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur ? Les stupéfiantes capacités de nos machines, l’ubiquité universelle et (pensée de bibliothécaire ou d’archiviste), la possibilité de tout conserver du savoir et de l’histoire, à l’infini. Le pire ? La même chose. Car le ver est au cœur du fruit.

Les algorithmes sont un des mécanismes obligés du web dans toutes ses composantes, à commencer par le commerce en ligne, mais aussi des réseaux sociaux. La puissance de calcul, là comme ici, est une puissance aveugle. L’humain prétend rester le maître. Hélas, c’est un très mauvais maître. Pire encore, c’est le plus souvent un esclave consentant. En témoigne, rappelez-vous, ce qui s’est passé après la tuerie de Christchurch[1]. Dans un registre moins tragique (pas sûr…), Bruno Patino, dans un essai éclairant, La Civilisation du poisson rouge, nous a montré il y a quelques mois à quel point notre dépendance était devenue quasiment irréversible, et comment elle livrait l’humanité connectée à une servitude volontaire[2].

Ces algorithmes, s’ils sont partout, c’est donc un complot mondial ? Il faut raison garder, même après avoir lu The Valley[3], de Fabien Benoît, qui retrace en un retour subjectif et critique toute l’histoire de la Silicon Valley et des idées qui ont inspiré les inventeurs de nos douces chaînes d’aujourd’hui : libertariens, transhumanistes et surtout, individualistes, elles et ils ne veulent à l’humanité que du bien… mais sur une terre où seuls les créateurs – eux-mêmes – sont capables de comprendre ce bien et de l’offrir aux masses. De l’utopie à l’enfer, le chemin, on le sait, est toujours pavé des meilleures intentions. 

Il n’y a pas de complot, il n’y a que des renoncements. Le dernier exemple ? La loi destinée à lutter contre la haine sur Internet[4]. En confiant aux opérateurs des réseaux la régulation des contenus, ce qui revient à peu près à laisser les poulaillers à la garde des renards, les citoyens vont charger les algorithmes, en toute discrétion, d’organiser une régulation aveugle qui aboutira à l’autocensure généralisée. Lisez le remarquable papier de Louis-Marie Horeau, « Envoyez la censure », dans Le Canard enchaîné du 10 juillet dernier : on voudrait le citer en entier, tout y est dit. Je me limiterai à cet extrait : « Revoilà la censure, revoilà Anastasie, vêtue des habits neufs de la high-tech. Et qui tiendra les ciseaux ? Les géants du Net, chargés de dire le bien et le mal »[5]. La loi sur la presse de 1881 protégeait pourtant la liberté d’expression, incluant celle de dire des âneries ou des abominations, en posant deux principes intangibles : pas de contrôle avant publication ni de censure préalable ; seul un juge peut sanctionner les abus. Mais non, nous allons laisser la machine penser pour nous. C’est la défaite de la pensée, quelque espoir qu’on puisse mettre par ailleurs dans les promesses de l’intelligence artificielle.[6]

Heureusement, les bibliothèques sont là, pour conserver, même le pire, dont les fonds patrimoniaux ne manquent pas. Et, par un étonnant paradoxe, si la liberté d’expression quitte un jour Internet, le bébé (la liberté de penser, de croire, d’écrire, d’aimer, de détester…) ayant été jeté avec l’eau du bain (les immondices que la Toile charrie quotidiennement), ledit bébé pourra aller se réfugier dans les livres et les journaux en papier, certifiés sans algorithme. Ce sera la juste revanche de notre ancien monde. N’oubliez donc pas, en partant en vacances, d’emporter les livres que vous n’avez pas eu le temps de lire cet hiver[7]. Je gage que les mots, ces souverains remèdes, vous rafraîchiront. 

Yves Alix


[1] Voir par exemple « Après Christchurch, les réseaux sociaux en accusation », Le Monde, 22 mars 2019
[2] Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge, Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset, avril 2019. Une lecture certes parfois effrayante, mais roborative : tout n’est peut-être pas perdu ! Comme pour le climat : il est moins une…
[3] Fabien Benoît, The Valley, Les Arènes, 2019
​​​​​​​[4] Proposée par la députée LREM Laetitia Avia début juillet.
​​​​​​​[5] Le Canard enchaîné n’est pas accessible en ligne. Mais votre bibliothèque préférée y est certainement abonnée.
​​​​​​​[6] Voir le billet de blog de notre collègue Patrick Bazin, Le philosophe, le bibliothécaire et l’intelligence artificielle, posté le 15 avril 2019
​​​​​​​[7] Emportez aussi, pour le lire ou le relire en hommage à Andrea Camilleri, La Concession du téléphone. Vous en pleurerez de rire.