
"Délivraison" : exposition de Dominique Blaise
Du 5 octobre au 5 novembre 2021
L’exposition « Délivraison » imaginée, conçue et mise en œuvre à l’Enssib en octobre 2021 par Dominique Blaise a été coordonnée par Danièle Fleury.
Installation pour les prises de vue in situ par Julia Morineau-Éboli, André-Pierre Syren et le concours de l’équipe de la bibliothèque.
Installation de l’exposition réalisée par l’artiste et l’équipe Logistique, particulièrement Fabien Bouchaud et Bruno Alphonso, avec le concours de Béatrice Michel, Danièle Fleury et André-Pierre Syren.
Tirages photo : SITEP
Dominique Blaise est un artiste en équilibre, même si cela ne se voit pas au premier regard, non pas en voyant ses œuvres mais quand on le regarde.
En équilibre dans le temps, car cette exposition est une de celles dont le montage aura été des plus tendus dans le temps imparti. Dilaté d’abord par la crise sanitaire : le travail présenté ce soir a été commencé à l’automne 2020, la commande est même annoncée dans le rapport d’activité de l’an dernier. Comprimé ensuite par la reprise d’activité, le montage s’est terminé tard cet après-midi grâce au renfort indispensable de l’équipe Logistique pour cette exposition qui tangente avec une installation. Mais nous savons que bien des bibliothèques ont été inaugurées dont les peintures étaient encore fraîches.
Ce n’est pas tout à fait le cas ici, l’exposition Délivraison confronte des œuvres anciennes, des années 1980 à la commande faite par l’Enssib :
- le « Musée du Care » et « Le Grand Livre » deux pièces complémentaires réalisées avec des ouvrages destinés au marché de l’occasion ou au pilon, mais qui ont acquis, une fois sélectionnés (car les morceaux de texte subsistants ne sont pas dus au hasard), sinon une deuxième vie quant à leur nature de support de lecture, une deuxième existence en tant qu’objet physique, collé, tringlé, mis en sarcophage, ou comme l’archive d’une bibliothèque calcinée, fabriquée à partir de livres badigeonnés d’encre de Chine et de solvants.
Ce « Musée du Care », dont il faut sentir le caractère britannique et non égyptien peut être considéré, avec un regard rétrospectif, comme précurseur. Nombre de plasticiens utilisent désormais des volumes gigantesques de livres désaffectés pour réaliser des compositions dont la plupart voudraient peu ou prou signifier l’extinction des dinosaures typographiques quand commence le règne du numérique. Par son appellation, qu’il ne faudrait pas tenir pour une prémonition, cet empaquetage du livre, procédé mis récemment en actualité, anticipe également le mouvement de sociabilisation des bibliothèques dont les espaces jadis signifiés par le livre sont désormais majoritairement équipées d’agencements faits pour les lecteurs. Si vous vouliez actualiser votre œuvre, il suffirait d’y adjoindre un énorme pouf d’une marque à la mode et une tablette. Tel est désormais, en effet, l’imaginaire majeur du troisième lieu, des lecteurs douillettement installés dans des Fatboy© à côté de rayonnages étiques. - Mais les rayonnages de l’École ne sont pas maigrement garnis. Et c’est au contraire avec ces vues de nos collections que vous avez à la fois illustré notre établissement et réalisé une de vos aspirations : intervenir in situ. En témoignent deux images qui font trois œuvres puisque « Piles » et « Rayons » sont la même vue.
Dominique Blaise est aussi un équilibriste dans l’espace. Cet espace est pour l’essentiel rhônalpin.
Natif de Pau il y a un certain temps, vous avez presque passé l’âge auquel selon l’expression demeurée fameuse, vous auriez encore le droit de lire Tintin. Mais en fait, vous êtes resté jeune dans votre tête à imaginer des choses toujours étonnantes.
Vous êtes lyonnais depuis votre jeunesse, celle qui, comme on sait, marque la vie. Après votre baccalauréat, vous avez « fait » l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon de 1961 à 1965, un service civil d’objecteur de conscience entre 1965 et 1967, passé deux années au Liban lors d’un voyage épique en 2 CV, et tel Ulysse, « retourné, plein d'usage et de raison » en terre rhodanienne. Votre camp de base fut l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Lyon, mais vous avez exercé une activité d’enseignant à l’université, dans des écoles des Beaux-arts et divers organismes de formation. Il est donc tout à fait indiqué que la confluence de vos pratiques et de votre goût pour le livre aboutisse à cette école de Villeurbanne consacrée aux bibliothèques et aux sciences de l’information.
Dominique Blaise est un artiste renversant, un artiste de renversements successifs qui, comme le nom commun dans les différentes éditions du dictionnaire de l’académie française, prospère de significations toujours plus nombreuses :
- En 1762, il n’est utilisé que pour la musique, où les notes sont disposées autrement que dans l'accord fondamental et dans la marine, comme synonyme de transbordement. Ce sont bien des transbordements qu’il a fallu faire pour réaliser les photos d’apparence si ‘simples’ commandées par l’école et dont les tirages grand format sont exposées dans la galerie sud. Un effet simple mais au prix d’un travail conséquent.
- En 1798, l’Académie confirme le sens figuré de dérangement et cite comme exemple « Le renversement de ma bibliothèque », nous y voilà ! Le mot s’emploie aussi au figuré. « Le renversement d'un État. Le renversement des Lois, de la Morale, de la Religion. Le renversement d'une grande fortune, Le renversement d'un projet ». Il se dit enfin au moral. « Le renversement de sa tête, pour dire, Le désordre de ses pensées ».
On voit que, dans la langue courante, le « renversement » est de façon croissante pris en mauvaise part. Mais les renversements opérés par Dominique Blaise sont positifs, sans atteindre le dérèglement rimbaldien de la célèbre Lettre du voyant ils s’inscrivent dans une veine que les artistes ont régulièrement travaillée, au moins depuis la Renaissance et les propos que l’on tient sur l’art, qui consiste à ne pas voir dans une œuvre une image de la réalité.
Dominique Blaise cite volontiers un de ses collègues enseignants pour lequel « la réalité n’existe pas, seules existent les représentations ». On peut facilement étayer ce constat : cela fait quelques décennies que les bibliothèques travaillent à faire évoluer localement leur image mais n’obtiennent en retour que la résonnance de la projection fantasmée d’univers patrimoniaux de prestige
Ce propos est donc celui d’une lettre, non pas au regardeur de Duchamp, mais au « regardant » entre Duchamp et Escher, entre Rimbaud et Lautréamont (« ce Dieu unique en deux personnes » selon Louis Forestier), Lautréamont que vous relisez régulièrement, et encore dernièrement.
Votre travail consiste en deux expériences complémentaires :
- D’une part, changer le point de vue sur les choses. Nous retrouvons là l’essence de votre travail sur la bibliothèque. Vous renversez la bibliothèque, non pas par le numérique mais par les lois de l’optique, par un simple basculement de 45° qui fait tenir les livres en lévitation dans l’espace, comme les lamas de Tintin.
Deux autres photos sont présentées dans la bibliothèque qui opèrent du même procédé de basculement du point de vue, cela donne l’impression de livres stalactites accrochés au plafond comme des chauve-souris.
Mais ce « simple » basculement suppose une mise en place rigoureuse, à l’instar de celle de la vue de l’escalier de la bibliothèque, entièrement colonisé par les livres comme par une espèce invasive. Vous aviez déjà réalisé antérieurement un travail comparable avec des archives dans les traboules lyonnaises. - D’autre part, vous avez le talent de concevoir, le travail de conceptualiser, la force enfin de réaliser des installations tout en équilibre où les jeux de forces s’annulent entre les tensions opposées. Votre expérience de l’école d’architecture ne peut y être étrangère. Le lutrin que vous avez créé vous-même pour cette exposition en est l’illustration. Pour avoir participé, un peu, au montage de celui-ci comme au mouvement des collections l’hiver dernier, je puis témoigner de la délicatesse du travail et de l’art, au sens artisanal, que cela requiert. Sans la masse, l’effet d’équilibre n’est rien, sans le calcul, le travail ne serait que masse. Je tiens ici à remercier tout particulièrement l’ensemble de l’équipe Logistique qui a contribué à l’accrochage, et même l’a permis, particulièrement Fabien Bouchaud et Bruno Alphonso.
Et ce « simple », à nouveau, équilibre de vos travaux, m’inspire une analogie avec l’art de conduire une bibliothèque, entre la rigueur de la gestion des masses documentaires, et la fragilité des propositions lancées vers le public : une belle bibliothèque n’est-elle pas, plutôt qu’une salle richement ornée, celle qui réalise le bel équilibre entre ses ressources et les publics ?
L’Enssib, n’est pas la première institution à présenter votre travail. Bien qu’amateur oulipien de listes, je ne chercherai pas à citer ici toutes vos réalisations. « Less is more », comme l’a écrit Mies Van der Rohe dans une formule que vous aimez citer. Vous exposez continûment depuis 1969. On trouve l’ensemble des références sur votre site http://www.dominiqueblaise.fr/. Parmi les dernières, je retiens « Le regard du photographe », à la Bibliothèque municipale de Lyon en 2001, un « Cabinet de curiosité » à Genève en 2004, déjà une « Horizontales/verticales » annonciatrice de « Piles » et « Rayons » en 2005 à la Galerie L’attrape couleur de Lyon, la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2006. À nouveau la BM de Lyon avec « Dans les règles de l'art » en 2009 ; « Le/La Rize » produite par la ville de Villeurbanne et organisée par le Rize dans l’été 2011en référence au cours d’eau, aujourd’hui souterrain, « en passe de disparaître des mémoires ». « Les 100 couverts » à Pau en 2016, « Toiles », l’an dernier à Villefranche sur Saône. Vos œuvres sont présentes plusieurs collections publiques parmi lesquelles les musées d'Art Contemporain de Lyon et de Thessalonique, le FRAC Rhône-Alpes, des instituts français, dont Édimbourg, des artothèques (Saint Fons, Villeurbanne, Annecy, Vénissieux), à la Bibliothèque municipale de Lyon et donc, désormais, à l’Enssib.
Le lutrin qui forme la troisième partie de cette exposition présente quelques pages de votre book sur diverses réalisations dont plusieurs avec des travaux à base de livres.
Il existe encore une facette de l’art de Dominique Blaise : son goût pour les mots. Loin de vouloir imposer le sens de son interprétation, il cherche au contraire à ouvrir les carcans du lexique, souvent par des mots valises comme
- « Hallieutique » (entre la halle d’exposition et la pêche qui était le sujet), La Halle, Pont-en-Royans 2003,
- L’exposition « Sans suite » qui faisait suite à des suites : « Vents » de ventilateurs, «Twins» de paires d’identiques, «Pockets » de modèles réduits...
- À la Tourette, ce furent au contraire « Des ordres »
- De « Toiles », à Villefranche, on a pu dire qu’elle est une tautologie imparable, sans piste interprétative.
- « Délivraison » ne faillit pas à la règle et comme souvent, plutôt que d’expliquer le titre, vous exposez comment l’idée vous en est venue.
En témoigne ce collage de plusieurs de vos textes : « On conviendra qu’il y a là pas mal de titres possibles. J’en ai moi-même rêvé d’autres. » Pour l’exposition « Horizontales / Verticales » vous écriviez d’une pièce qu’elle « pourrait avoir pour titre… j’avais envisagé un titre… que je ne livrerai pas car, outre qu’il ne faut pas abuser des titres, ni d’ailleurs des sans-titre, celle-ci restera en-attente-de-titre. » En résumé : « Chacun pourrait essayer son propre titrage. Manière d’affirmer sa posture de regardeur. »
Vos renversements nous laissent tout retournés et dans une véritable position de lecteur car le lecteur, comme on sait, humain ou machine, participe de l’œuvre qu’il décode.
Une familiarité pour conclure : vous êtes Balaise, Blaise !
Recevez toutes nos félicitations admiratives.
André-Pierre Syren
Directeur de la valorisation, Enssib