Inauguration de l'exposition"Le goût du crime

Inauguration de l'exposition"Le goût du crime" de Delphine Balley
 

Exposition réalisée à l’Enssib avec le concours de Julia Morineau-Éboli et Danièle Fleury
(Villeurbanne, 12 novembre-19 décembre 2019)

 

Delphine Balley. Histoires vraies

On considère généralement la double vue comme l’aptitude à prédire l’avenir en le visualisant. En matière de crime, Philip K. DICK a fondé le thème en 1956 par la nouvelle Minority report, transformée en 2002 en film à succès par Steven SPIELBERG. Dans cette société future, tous les crimes sont éradiqués par l’intermédiaire de « précogs » qui visualisent l’avenir, cela informe la police qui les empêche d’advenir.
 

Avec Delphine BALLEY, nous sommes en quelque sorte face à une « postcog ». C’est ainsi que l’on pourrait décrire la série Histoires vraies : le goût du crime exposée à l’Enssib, inspirée de la chronique de faits divers du début du vingtième siècle. Cette série elle-même a une histoire que l’on peut remonter jusqu’à une commande du Monde 2, le magazine du Monde, à une double commande même, de 2007 et 2009. L’exposition Histoires vraies a commencé de circuler au Festival du Fait divers de Guéret, en 2007. Elle a été reprise par le musée Gadagne en 2012, comme installation aux détours d’une exposition sur le palais de Justice. Me Frédéric DOYEZ, avocat au barreau de Lyon y a trouvé matière à illustrer son activité par des commentaires. Ce qui montre à quel point ces images interpellent le public.
 

Delphine BALLEY est née le 7 mai 1974 à Romans, elle vit et travaille toujours dans la Drôme (à Saint-Jean-en-Royans).
Formée à l’école nationale supérieure de la photographie d’Arles en 1999, elle commence en 2002, une série de photographies : L’Album de famille. Sa première exposition, en 2003, se tint à Saint-Étienne. Elle a exposé dans différents formats, souvent en expositions collectives, en région bien sûr, Lyon, Institut d’art contemporain de Villeurbanne, Villefranche sur Saône (Musée Paul-Dini), et au-delà, au Carré d’art de Nîmes, à la Belle de mai de Marseille, à la Biennale d'Art Contemporain de Cahors, à la Gaîté lyrique et à la galerie Paul Ricard mais aussi à Bruxelles, ou en Allemagne, à Séoul, Shangaï ou Buenos Aires. Son « actualité », comme on le dit, dans le cadre de l’actuelle 15e édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon, se passe au Vog de Fontaine, dans l’agglomération grenobloise, où elle présente une série de photographies consacrées aux sensations de la chasse et un film, Charivari, réalisé en 2016, sur le rite ancestral de la mascarade. Et donc, à l’Enssib !
Depuis 2014, son travail est documenté sur le Réseau
documents d'artistes. Elle est dorénavant représentée par « les Enfants de Saturne », de Sophie de Baecque.
 

Une de vos expositions a retenu mon attention par sa double attache invisible avec le monde des bibliothèques : On se tromperait de croire que les bois n'ont pas des yeux, sur le thème de la chasse à nouveau, autre forme de mise à mort sinon de crime : vous avez travaillé avec Géraldine Kosiak et Aurélie Pétrel, en 2015. Aurélie Pétrel sortait d’une commande photographique de et à l’Enssib, pour en marquer le 20e anniversaire. Indice plus ténu encore, cette exposition a pris place dans La Halle de Pont-en-Royans. Ce lieu associe une médiathèque et un centre d’art contemporain, il est singulier par la dénomination. La Halle Jean-Gattégno est à la fois mal documentée (on ne peut savoir sur le site pourquoi le nom de cet emblématique directeur du livre du premier ministère Lang a été retenu) et, à ma connaissance, un hapax car c’est le seul lieu public à porter le nom de celui qui a tant permis d’en ouvrir, y compris en participant au projet de la Bibliothèque nationale de France. Cela me permet en tout cas de rendre hommage à celui dont Donnedieu de Vabres, alors ministre de la culture a déclaré en 2004 qu’il était le véritable créateur de notre réseau de lecture publique. En passant, vous pourrez retrouver un portrait et un bilan de son action dans une publication de l’Enssib, numérique, gratuite de surcroît : Une voix qui manque toujours.

 
Une fois n’est pas coutume, le travail de notre invitée est très documenté, dans tous les sens du terme, ce qui m’évitera de hasardeuses conjectures. En particulier, je recommande le dossier pédagogique de l’exposition au Vog ; comme celui de CANOPÉ Bordeaux en 2015. Il est même décrit par l’artiste pour la présentation sur le site de notre école :
« Si cette série ne s’intitule pas Faits divers mais Histoires vraies, c’est que je n’ai pas essayé de reconstituer le fait divers en lui-même, dans sa dimension spectaculaire. Au contraire, j’ai voulu ajouter à ces courts textes une image qui servirait d’indice, voire de preuve pour que les spectateurs puissent mener leur propre enquête. Les instants proposés ne représentent donc pas l’acmé de l’action, mais un avant ou un après dans l’action. On ne voit jamais le crime se commettre, mais le crime est présent quelque part, en amont ou en aval de l’image. »

Isabelle Bertolotti, directrice du Musée d’art contemporain de Lyon a écrit que vos images sont « le point de départ d'une saga familiale où se mêlent réel et merveilleux, personnages existants ou pures chimères. Tous (…) autant de fragments d'une mythologie réécrite inlassablement. (…). Dans chacune des photos qu'elle réalise, chaque lieu, chaque vêtement, chaque objet est minutieusement choisi pour aboutir à cette alchimie narrative. L'image préexiste toujours dans l'imaginaire de Delphine Balley. Elle s'emploie alors à chercher son "décor" (appartements ou maisons portant déjà des traces de leur propre histoire), ses personnages (choisis souvent dans son environnement proche ou lors de rencontres fortuites) et ses costumes (parfois réalisés par sa mère ou trouvés). »
Je note aussi une double lecture : pour vous, à l’inverse, « il ne peut pas y avoir d’image sans histoire. C’est un élément indispensable pour que commence le processus de création ».

On pourrait penser que votre imaginaire s’apparente à celui de canards et de journaux populaires, toujours soucieux d’illustrer de façon efficace les crimes sanglants ou sordides, tropisme aujourd’hui renforcé par les réseaux sociaux numériques. Il n’en est rien. L’intention plutôt vous interpelle car ce n’est pas le passage à l’acte en soi qui vous intéresse, mais l’instant qui suit. De même, ce n’est pas la recherche du scandale, mais la banalité de la mort survenue dans le quotidien. Je vous cite à nouveau : « Certaines photographies font nettement penser à des reconstitutions policières, avec des acteurs jouant le rôle des victimes. D’autres semblent au contraire tirées d’albums de famille. Enfin, certains clichés pourraient avoir pour origine le criminel lui-même, posant pour la postérité, le crime une fois commis –notamment La Veuve noire ».
 

Votre travail constitue un savant alliage de la peinture (les références sont nombreuses) et de la photographie, mais aussi la belle alliance de l’image et du récit. A ce titre, il ne peut manquer d’interpeller les bibliothécaires et autres professionnels de la documentation à qui nous le proposons :

  • D’abord sous l’angle patrimonial et du travail de mémoire : mémoire personnelle mais aussi collective. Je propose une double vue également, celle des sources, du patrimoine, de la presse en particulier, dont les faits ténus peuvent devenir la source de grands récits (comme chez Didier Daeninckx, avec une autre expression qui mêle le polar, le social et l’art).
  • Ensuite sous l’angle du récit, car toute restitution est une construction narrative ; on ne peut donner sens sans récit, ce que l’on qualifie de storytelling désormais et que les bibliothécaires doivent apprendre, par le texte comme par l’image.
  • Enfin, sur un sujet tout à fait actuel, l’éducation aux médias. En travaillant sur les processus qui encouragent la pensée créative, Robert Sternberg (2006, cité dans un autre livre des Presses… à paraître au printemps prochain) met en exergue une douzaine de traits qui la construisent, entre autres : l’aptitude à présenter ses idées aux autres, à les rendre attractives, l’ouverture au dialogue, l’obstination à surmonter les obstacles, la capacité à fournir des réponses non formatées, la tolérance à l’ambiguïté, … Ces compétences permettent aussi d’exercer un sens critique plus que jamais indispensable.

 

C’est parce que vos photographies interrogent le temps, presque plus que l’espace, qu’un, ou une bibliothécaire, passeur de temps et mixeur de temporalités ne peut que les regarder avec surprise d’abord, curiosité ensuite, encouragement à la réflexion et à l’action enfin.
 

André-Pierre SYREN