François Dupuigrenet-Desroussilles -

François Dupuigrenet-Desroussilles : il est essentiel qu’un questionnement de nature historique soit maintenu à l’intérieur de l’Enssib

À l’occasion des 30 ans de l’Enssib, rencontre avec François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’école de 1995 à 2005.

 

1/ Quelle place a occupé la direction de l’Enssib dans votre parcours professionnel ?

La direction de l’Enssib a été pour moi une période de transition entre mon activité de conservateur, pendant dix-sept ans à la Bibliothèque nationale où je me suis spécialisé dans le livre ancien et plus spécifiquement dans les éditions bibliques, et l’activité d’enseignant à plein temps, à Florida State University et à l’université de la Suisse italienne, que j’exerce continûment depuis que j’ai quitté l’Enssib. Quand j’ai été sollicité pour prendre la direction de l’Enssib, je dois avouer que je m’intéressais encore peu, bien à tort, à la formation aux métiers des bibliothèques. Je crois qu’on a surtout songé à moi, chartiste, menant une activité de recherche, parce qu’il était alors délicat de faire venir à l’Enssib les élèves de l’École nationale des chartes qui rechignaient à intégrer une école d’application, située qui plus est dans une banlieue lyonnaise mal identifiée ! Peu à peu les mentalités ont évolué et cette réticence a aujourd’hui disparu. Je suppose qu’on m’a proposé le poste également en raison de ma spécialisation dans l’histoire du livre qui permettait de montrer que l’Enssib, bien que vouée par nature aux nouvelles technologies, qui envahissaient alors tout l’espace des bibliothèques, n’allait pas pour autant oublier l’aspect patrimoine et recherche en histoire du livre.

 

2/ L’un des grands chantiers de votre direction a été l’extension du bâtiment de l’Enssib. Quels étaient les enjeux autour de ce projet ?

Le projet a été marqué, on le sait peu, par un affrontement politique violent entre les maires de Lyon, Raymond Barre, et de Villeurbanne, Gilbert Chabroux, le premier étant très favorable au projet initial de construction d’un nouveau bâtiment à côté de celui de l’École normale supérieure, dans le quartier des Confluences alors en plein développement, le second, farouchement opposé au départ de l’Enssib du campus de la Doua. Le maire de Villeurbanne ayant eu gain de cause à la communauté urbaine de Lyon, nous nous sommes orientés vers un projet d’extension du bâtiment existant.

Ce bâtiment devait d’abord répondre à la croissance de l’activité de l’école avec l’intégration de l’Institut de formation des bibliothécaires, le développement de la formation continue et des enseignements universitaires en sciences de l’information qui n’étaient pas destinées aux conservateurs ou aux bibliothécaires, les DESSID, puis les masters, comme à la création de l’Institut d’histoire du livre. Autre enjeu, le bâtiment, placé stratégiquement à l’entrée du campus de la Doua, avait une valeur de signal et devait montrer à la fois l’appartenance de l’Enssib au pôle universitaire lyonnais et son ouverture sur l’extérieur.

 

3/ Quelles étaient alors les grandes problématiques en matière de formation et d’évolution des métiers ?

Il y en avait, me semble-t-il avec le recul, principalement quatre. La première était le développement de l’Internet qui changeait profondément la vie des bibliothèques et qu’il était fondamental de prendre en compte dans toutes nos formations. La deuxième était la décentralisation, encore assez récente. Nous avons mis sur pied avec le Centre national de la fonction publique territoriale nombre d’actions de formation. La troisième problématique concernait la numérisation des collections patrimoniales. On se posait beaucoup de questions d’ordre technique, financier, politique. Que l’on songe à la polémique autour de Google ! La dernière est la mise en place des masters dans le cadre du « processus de Bologne », objet de vifs débats, notamment pour savoir si on instaurait la sélection à l’entrée du cursus ou après la première année, option finalement retenue par le ministère de l’Éducation nationale.

 

4/ Quels moyens avez-vous mis en œuvre pour y répondre ?

Côté enseignement, plusieurs formations ont été mises en place, intégrées ou transformées. Outre les masters déjà mentionnés, le diplôme de conservateur des bibliothèques a été réformé en concertation avec les élèves et les enseignants de l’école et avec des experts étrangers, en particulier notre homologue québécois, l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de Montréal. Il y a eu aussi l’intégration à l’Enssib de l’Institut de formation des bibliothécaires, qui n’allait pas de soi au départ car le ministère de la Culture hésitait à abandonner cette formation au ministère de l’Éducation nationale. L’intégration s’est faite finalement sans trop de difficultés notamment grâce aux très bonnes relations que j’avais avec son directeur, Bertrand Calenge, une grande personnalité des bibliothèques, trop tôt disparu. L’unification des formations de bibliothécaires et de conservateurs s’est révélée être une bonne décision compte tenu des différents enjeux professionnels que nous venons d’évoquer. Enfin, la création de l’Institut de l’histoire du livre a renforcé l’offre de formation continue avec des sessions annuelles élaborées sur le modèle de la Rare Book School de l’université de Virginie.

Côté recherche, il y aurait trop de choses à signaler mais je souligne le rôle pionnier, en matière de numérisation de collections anciennes et de travail coopératif sur celles-ci, qu’a eu entre 1999 et 2001 le projet européen DEBORA Digital Access to Books of the Renaissance initié par le professeur Richard Bouché. Cela a amené l’Enssib à collaborer étroitement avec une grande école d’ingénieurs, l’Insa, les universités de Lyon 2et Lyon 3, l’université de Lancaster, la Biblioteca Casanatense de Rome, la Biblioteca Geral de Coimbra et la Bibliothèque municipale de Lyon. Certains outils et préconisations issus de ce programme ont vite trouvé une application concrète dans les Bibliothèques virtuelles humanistes du Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours.

 

5/ Sur quels réseaux extérieurs vous êtes-vous appuyé ?

Avant d’évoquer les réseaux extérieurs, et malgré des différences d’opinion inévitables, je voudrais souligner l’unité de l’école, personnels administratifs et enseignants, derrière ces grands projets, ainsi que l’action des deux présidents du conseil d’administration, Maurice Garden puis Bernard Dizambourg, comme celle des deux présidents du conseil scientifique, Régis Debray et Anne-Marie Cocula. Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation à la Direction de l’enseignement supérieur du ministère de l’Éducation nationale a également soutenu avec vigueur et intelligence des dossiers qui étaient tous complexes.

Concernant les réseaux extérieurs, il y avait les très actifs réseaux locaux, en particulier le pôle universitaire lyonnais et l’Alliance des grandes écoles Rhône-Alpes. À l’intérieur de ces deux regroupements, je veux souligner l’importance pour l’Enssib de l’Insa. Il y avait aussi la Bibliothèque municipale de Lyon. J’ai beaucoup travaillé avec son directeur, Patrick Bazin, autour des nouveaux usages liés à l’Internet et au numérique, sujet qui le passionnait et sur lequel il avait une réflexion et une action très originales. Un partenariat entre le pôle universitaire lyonnais, la bibliothèque municipale et des entreprises locales au premier rang desquels la librairie Decitre a permis de lancer la Biennale du savoir qui proposait sur plusieurs jours des débats originaux sur la transmission du savoir à l’ère des nouvelles technologies.

Au niveau national, nous avons, côté « académique », beaucoup travaillé avec l’École nationale des chartes et l’École normale supérieure. Malgré certaines oppositions, j’ai aussi tenu à faire venir, par-delà le monde universitaire, des écrivains contemporains, car je trouvais dommage que la littérature contemporaine en tant que telle soit absente des formations des professionnels des bibliothèques, dominées par les aspects technologiques et gestionnaires. Nous avons reçu notamment Yves Bonnefoy et Michel Butor, qui avait promis d’écrire deux odes, une à l’informatique, l’autre au livre ancien, destinées aux emplacements occupés autrefois par les programmes des courses hippiques dans les deux colonnes situées à l’entrée de l’Enssib datant de l’époque de l’hippodrome. Il est mort malheureusement avant de l’avoir fait. Je mentionnerai enfin d’un mot les réseaux internationaux auxquels j’ai sans doute été particulièrement attentif parce que le hasard fait que je suis italophone et anglophone, avec entre bien des exemples, l’audit de l’école réalisé par un groupe d’experts étrangers comme le linguiste californien Geoffrey Nunberg, auteur d’un livre alors très discuté, The Future of the Book publié en 1996, et le grand paléographe italien Armando Petrucci.

 

6/ Historien, chercheur, vous êtes à l’initiative de la création de l’Institut d’histoire du livre. En quoi est-ce important d’avoir ce centre au sein de l’Enssib ?

Il me semble que c’est important que les bibliothèques du XXIe siècle aient un rapport avec leurs collections anciennes qui ne soient pas un rapport de pure administration, avec la numérisation comme seule réponse concernant leur traitement. Pour mieux comprendre le présent, il est essentiel qu’un questionnement de nature historique soit maintenu à l’intérieur d’une école professionnelle comme l’Enssib, et que la manière de faire de l’histoire des conservateurs et des bibliothécaires évite le repli sur soi en se confrontant avec d’autres types d’historiographie. Voilà pourquoi l’institut a été fondé en liaison avec l’université Lyon 2, l’École nationale des chartes et l’École normale supérieure et s’est toujours efforcé d’attirer des enseignants étrangers comme le bibliographe virtuose Neil Harris, de l’université de Udine.

 

7/ En forme de conclusion, quel mot choisiriez-vous pour résumer vos mandats ?

Je choisirais diversité. Je me suis efforcé de donner à l’école le plus de diversité possible dans les parcours de formation, dans les recrutements, comme dans les activités qu’on pouvait y promouvoir. On me l’a parfois reproché mais je trouvais que les changements profonds de l’environnement de l’école et de ses débouchés professionnels imposaient de courir plusieurs lièvres à la fois.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 20 juin 2022