Frédérick Fenter

Diplômé d’un doctorat en chimie obtenu à Harvard, Frederick Fenter a poursuivi ses recherches au CNRS en France puis à l’École polytechnique fédérale de Lausanne en Suisse. Il entre dans le monde de l’édition scientifique en rejoignant en 1997 l’éditeur Elsevier qu’il quitte en 2003 pour fonder sa propre maison d’édition. Il a également été consultant technique pour la création du dépôt institutionnel de l’EPFL infoscience et pour la création des presses de l’EPFL en langue anglaise. En 2007, il crée avec les neuroscientifiques Henry et Kamila Markram la maison d’édition en open access Frontiers dont il est aujourd’hui le directeur exécutif.

Biennale du numérique des 22 et 23 novembre 2021, parole aux intervenants : rencontre avec Frederick Fenter

Entretien avec Frederick Fenter, directeur exécutif de la maison d’édition scientifique en libre accès Frontiers, qui assure la conférence d’ouverture de la session « Enjeux professionnels » de la Biennale du numérique organisée les 22 et 23 novembre 2021 à l’Enssib sur le thème « Être open ».

 

1/ Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis actuellement directeur exécutif de Frontiers, maison d’édition en accès libre qui édite environ 130 revues scientifiques. Cela fait 25 ans que je suis dans le monde de l’édition, dans lequel j’ai assisté à de nombreuses mutations. Après ma formation de chimiste que j’ai effectuée aux États-Unis, notamment à Harvard, puis à Bordeaux, j’ai rejoint l’EPFL, ­École polytechnique fédérale de Lausanne. J’ai commencé à travailler chez Elsevier en 1997 pour gérer un programme de chimie minérale. Il régnait alors chez cet éditeur un fort esprit d’innovation et d’entreprise. J’ai ensuite quitté Elsevier et créé ma propre maison d’édition où je gérais toute la chaîne éditoriale, de l’achat des projets jusqu’à la diffusion. À partir de 2003, j’ai travaillé avec David Aymonin, alors directeur du learning centre de l’EPFL, à la création d’infoscience, le dépôt institutionnel de l’école. Puis j’ai rencontré Henry et Kamila Markram, deux neuroscientifiques de l’EPFL qui avaient le projet de créer une maison d’édition en open access, et avec qui j’ai travaillé en tant que consultant lors de la création de Frontiers en 2007. ­À l’époque, c’était presque une provocation de créer une maison d’édition sur ce genre de modèle.

 

2/ Quels sont justement les principes de fonctionnement de Frontiers ?
L’idée de départ était de créer un processus éditorial qui exploite toutes les possibilités offertes par l’infrastructure Internet. Nous voulions aussi appliquer les principes d’ouverture de l’accès à chaque aspect du projet éditorial. C’était cela le défi. Par exemple, les scientifiques doivent souvent envoyer leur article à plusieurs éditeurs avant d’en trouver un qui accepte de le publier. Nous, nous avons mis en place un système de relecture par deux experts qui travaillent de manière collaborative et transparente avec l’auteur et l’éditeur pour prendre la décision de publier ou non. Pour cela, nous avons créé un forum en ligne où chacun voit les commentaires postés par les autres. Il faut savoir que la plupart des revues scientifiques rejettent des articles non parce qu’ils ne méritent pas d’être publiés mais parce qu’elles estiment que l’impact potentiel n’est pas suffisant et qu’elles préfèrent réserver la place pour un article qui aura plus de probabilités de générer des citations. C’est complètement ridicule. Nous avons montré que notre modèle d’interaction collaborative entre auteurs, experts et éditeurs génère une dynamique de citations plus forte que le modèle d’édition traditionnel. Aujourd’hui, Frontiers est au troisième rang des éditeurs pour le nombre de citations moyen par article, statistique qui est souvent utilisée comme une mesure de la qualité d’un programme éditorial. Nous avons dépassé pour ce qui est des citations toutes les grandes maisons d’édition qui fonctionnent sur le modèle de l’abonnement grâce au fait que tous nos contenus sont librement accessibles et donc plus faciles à citer et à réutiliser.
Pour motiver les experts à bien faire leur travail de relecture, nous publions le nom des relecteurs dans les métadonnées de l’article, toujours par souci de transparence. Les experts acceptent d’assumer la responsabilité de leur évaluation et en même temps ils sont reconnus pour ce travail. Quand nous avons mis en place ce système en 2007, les gens trouvaient cela complètement farfelu, ils criaient que jamais les scientifiques n’accepteraient de voir leur nom mentionné. En fait, cela a très bien fonctionné. Aujourd’hui, notre comité éditorial est constitué d’un groupe de 150 000 experts partout dans le monde qui évaluent des centaines de milliers d’articles par an. Pour nous, c’est un énorme succès et là encore, une validation de notre programme éditorial.

Nous avons aussi maintenant une revue scientifique pour les enfants, Frontiers for Young Minds, dans laquelle nous demandons aux scientifiques de réécrire leurs articles dans un langage abordable pour des jeunes de 12 ans. Le comité éditorial est constitué de jeunes qui sont en charge de l’expertise des articles. Ce programme existe en anglais, en arabe, en hébreu et nous sommes en négociation pour le chinois, l’espagnol, et on espère bientôt, le français.

 

3/ Sur quel modèle économique repose Frontiers ?
Nous avons instauré dès la création de Frontiers une transparence parfaite dans les coûts de publication. Cela aussi, c’était presque choquant à l’époque. Nous donnons dès le départ le montant des services liés à la publication, nos tarifs sont affichés sur notre site Internet. La plupart des institutions qui ont des abonnements négociés auprès des grands éditeurs ne savent pas du tout combien elles paient par article. Et en plus, elles doivent renouveler chaque année la licence d’abonnement pour accéder aux archives. Chez nous, il n’y a pas de frais d’archivage et l’article est diffusé largement partout dans le monde. Notre système revient jusqu’à moitié moins cher que celui de l’abonnement. Les chercheurs s’étonnent parfois que leur institution doive payer pour la publication de leur article chez nous alors qu’ils publient sans frais chez Elsevier, par exemple. Mais ils ne se rendent pas compte que leur institution paie des montants d’abonnement énormes, qui dépassent de loin les coûts d’édition chez nous. Depuis cette année, nous proposons aussi à des structures éditoriales, par exemple celles des sociétés savantes, de publier leurs revues sur notre plateforme.

 

4/ Comment a évolué le paysage de l’édition en open access depuis la création de Frontiers en 2007 ?
Nous avons créé Frontiers en pleine période de la crise des abonnements, qui augmentaient de 10 % par an, rendant la situation intenable financièrement pour les bibliothèques, qui annulaient leurs abonnements les unes après les autres. On sentait que ce système était arrivé au bout de ses capacités de fonctionnement. Le modèle de Frontiers est maintenant accepté et vu comme un modèle standard. Nous avons des accords avec 500 institutions partout dans le monde. Sans vouloir me vanter, je pense que ce sont les expériences d’éditeurs comme Frontiers qui ont inspiré aux décideurs institutionnels européens le Plan S par lequel les résultats de la science financés par des fonds publics sont disponibles immédiatement dans un format ouvert. Notre entreprise a envoyé le signal fort que la science ouverte, ça peut fonctionner.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle constitue un facteur important d’évolution. Chez Frontiers, nous avons des développeurs en intelligence artificielle qui créent des applications pour notre base de connaissances constituée de centaines de millions d’articles et de dizaines de milliers de scientifiques et d’institutions référencés. Ces algorithmes d’intelligence artificielle permettent de soumettre les articles que nous recevons à une première série d’évaluations. La qualité du langage, l’intégrité des images, la structure du document sont vérifiées de cette manière. L’idée n’est pas de remplacer les êtres humains mais de gagner du temps et de mieux travailler grâce à cette évaluation initiale. Notre base de connaissances nous aide aussi à identifier plus facilement les scientifiques compétents pour les expertises. Je pense que ce genre d’outils seront de plus en plus utilisés dans le monde éditorial et plus les contenus seront ouverts, mieux ils fonctionneront.

 

5/ Quel a été l’impact de la crise du Covid-19 sur cet écosystème éditorial ?
Cette crise a servi de révélateur à ce qu’est la réalité du monde éditorial aujourd’hui. Plus de 500 000 articles ont été publiés autour du Covid-19. Les ­États-Unis ont lancé le programme « CORD-19 », une vaste base de connaissances dans laquelle chercheurs et éditeurs étaient incités à déposer leurs contenus. Tout le monde a joué le jeu, y compris Springer Nature et Elsevier qui ont mis à disposition leurs contenus et créé des outils d’intelligence artificielle permettant d’extraire les informations importantes, ce qui fait que plusieurs études ont pu profiter de cette base de données. Cette expérience a montré l’absurdité de brider l’accès aux bases de données de littérature scientifique. Pourquoi ne dispose-t-on pas de dépôts avec tous les résultats de la recherche sur le cancer, le changement climatique ou tout autre grand défi que nos sociétés doivent affronter aujourd’hui ?

 

6/ La Biennale du numérique privilégie la dimension interprofessionnelle. Quel est, selon vous, l’intérêt de cette approche dans le domaine de l’édition en accès libre ?
Cette approche est cruciale. Je pense que c’est exactement à un niveau interprofessionnel qu’il faut discuter et que c’est la seule manière d’avancer. La transition vers l’accès libre est compliquée, elle implique une réorganisation institutionnelle qui n’est pas facile à mettre sur pied, or il faut que tous les partenaires soient conscients de la nécessité de cette réorganisation. Les institutions avec lesquelles nous discutons nous expliquent trop souvent que l’intégralité de leur budget est absorbée par les accords qu’elles ont signés avec les grandes maisons d’édition. Les frais de publication chez un éditeur en accès ouvert tel que nous, bien qu’étant moins élevés, sont considérés comme une dépense supplémentaire qui n’est pas gérable. Selon moi, tous les acteurs impliqués dans le processus de création des connaissances scientifiques, de la production à la publication, l’exploitation et la sauvegarde, doivent travailler à mettre sur pied une manière de fonctionner créant un cercle vertueux basé sur la science ouverte.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 12 novembre 2021