
Isabelle Blanc, docteure en sciences du vivant, a d’abord mené des recherches en nutrition humaine avant d’orienter sa carrière vers le numérique. Elle a travaillé sur la communication scientifique digitale, puis construit une DSI et assuré le pilotage de l’informatique scientifique. Elle a ensuite développé des programmes et directions dédiés à la gestion et au partage des données scientifiques, ainsi qu’à l’exploitation des données pour le pilotage.
Aujourd’hui, au sein du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Espace, en tant qu’administratrice ministérielle des données, algorithmes et codes sources, elle conduit des politiques et projets favorisant le partage et la réutilisation des données et logiciels de recherche, tout en œuvrant à réduire la charge administrative grâce à une meilleure circulation des données, sans perte de sens. Elle est également directrice de « Recherche Data Gouv », écosystème national dédié à la gestion, au partage et à l’ouverture des données de la recherche française.
Vous avez accepté d’assurer la conférence de clôture de la Biennale du numérique 2025 qui portera sur la question de la gouvernance des données, et nous vous en remercions.
- Pourriez-vous revenir sur les missions et surtout sur les enjeux actuels de votre poste d’administratrice des données au sein du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ?
Mes missions s'articulent autour de la structuration et du pilotage de la politique des données, des algorithmes et des codes source au sein de l'enseignement supérieur et de la recherche. Il s'agit de fédérer les actions du ministère et de ses opérateurs autour de trois priorités essentielles : l'innovation, en partageant et exploitant le potentiel des données et des logiciels de l'ESR ; la confiance, en ouvrant pour la transparence de l'action publique ; et la simplification, en facilitant la circulation des données entre administrations et établissements selon le principe du « Dites-le nous une fois ».
Cette fonction revêt un caractère stratégique, positionnée à l'intersection du politique, de l'expertise et de l'opérationnel. Elle répond à la circulaire du Premier ministre n° 6264-SG du 27 avril 2021 et bénéficie d'un rattachement direct aux deux Directeurs Généraux du ministère, ce qui me permet de garantir l'alignement stratégique et l'impulsion politique nécessaires à sa mise en œuvre.
Les enjeux actuels s'organisent autour de quatre axes interdépendants. Le premier consiste à promouvoir la partage et la valorisation des données et logiciels de recherche en favorisant leur potentiel d'innovation pour générer de nouvelles connaissances et services. Le second porte sur le renforcement de la souveraineté scientifique française et européenne. Le troisième vise à développer une culture de la donnée qu’elle soit de recherche, de formation, de gestion ou de pilotage. Le quatrième concerne l'exploitation des données institutionnelles comme instrument stratégique de pilotage des établissements.
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Vous êtes également directrice de « Recherche Data Gouv » et pilotez les travaux sur les identifiants uniques et circulation des données sur les moyens et les résultats de recherche entre les établissements. Ce sont des postes plus opérationnels, et en cela, très complémentaires du premier non ?
Exactement. Le poste d'administratrice des données est avant tout politique : il vise à structurer et fédérer les établissements autour d'une vision stratégique commune, en les incitant à mettre en place des actions destinées soit à soutenir les équipes de recherche, soit à améliorer le pilotage des établissements. La direction de Recherche Data Gouv et les autres projets nationaux structurants, notamment celui qui rend le principe « Dites-le nous une fois » opérationnel, constituent le volet opérationnel complémentaire de cette fonction politique.
Ces deux dimensions s'articulent de manière complémentaire. D'un côté, la fonction politique m'engage dans un pilotage stratégique et une gouvernance globale : définir l'ambition collective, fixer les priorités nationales, créer les conditions de confiance et d'engagement entre acteurs. De l'autre côté, les projets opérationnels permettent de concrétiser cette ambition en fédérant les établissements autour du développement de services d'accompagnement pour les équipes de recherche ou du partage des données au service du pilotage de la recherche.
Ces deux niveaux s'alimentent mutuellement et continuellement. Les retours du terrain : les succès, les freins, les besoins réels des équipes de recherche, des services d’appui et des décideurs, enrichissent et affinent la stratégie politique. Réciproquement, la vision politique confère un cadre, une légitimité et une orientation claire aux services et solutions proposés. C'est cette articulation entre ambition stratégique et pragmatisme opérationnel qui crée l'élan collectif nécessaire à la transformation.
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En matière de partage et d’ouverture des données de recherche, on sait qu’il y a un besoin de sensibilisation et de formation des chercheurs et enseignants-chercheurs. Quelles sont les actions que vous menez ?
C'est effectivement un enjeu majeur. Recherche Data Gouv a été conçu précisément pour y répondre, en plaçant l'accompagnement des équipes de recherche au cœur du dispositif, notamment pour les enjeux de gestion, partage, ouverture et réutilisation des données.
Nous avons développé un écosystème structuré autour de deux piliers complémentaires. D'abord, 36 centres de compétences de trois natures : des centres en proximité des laboratoires offrant un accompagnement de terrain adapté aux besoins locaux, des centres nationaux à coloration thématique, et des centres de ressources pédagogiques et de formation. Enfin, une plateforme nationale pluridisciplinaire de publication et de découverte de données facilite le partage et l’accès aux données de recherche.
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Quel rôle attendez-vous aujourd’hui des bibliothèques universitaires en matière de gouvernance des données ?
Les bibliothèques universitaires occupent déjà une place importante et légitime dans l'accompagnement des équipes de recherche sur les enjeux de gestion et de diffusion des données de recherche, notamment au sein de Recherche Data Gouv. Elles interviennent en complémentarité avec d'autres métiers : scientifiques, informatiques, juridiques, éthiques…, apportant une expertise spécifique et reconnue.
Cependant, il convient de distinguer deux niveaux d'intervention : d'un côté, les actions opérationnelles de sensibilisation, d'accompagnement, de gestion, de traitement ou de diffusion des données, de l'autre, la gouvernance des données, qui constitue une fonction stratégique, transversale et structurante, dépassant les étapes opérationnelles du cycle de vie des données. La gouvernance des données définit un cadre global de référence articulé autour de politiques, normes, processus et responsabilités claires sur les données de chacun des métiers d’un établissement.
Cette gouvernance vise à garantir la qualité, la sécurité, la traçabilité et la valorisation des données, tout en assurant la conformité aux réglementations nationales et européennes. Elle englobe la définition et le pilotage d'une stratégie globale alignée aux politiques de recherche et de formation, l'encadrement des politiques d'ouverture et de partage, l’élaboration et la supervision de la cartographie des données, l'identification des risques et opportunités, la veille stratégique et la coordination de l'écosystème des parties prenantes.
Les bibliothèques universitaires peuvent participer activement à cette gouvernance par l'expertise qu'elles apportent au sein des cellules de gouvernance en cours de déploiement, tout en conservant leur rôle fondamental d'accompagnateurs opérationnels des équipes de recherche.
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Au-delà même des données « de la recherche », la question de la gouvernance des données publiques apparait au cœur de vos missions. Quelles sont les priorités actuelles de l’État en la matière ?
La gouvernance des données publiques constitue effectivement un enjeu central pour l'État. Les priorités actuelles s'articulent autour de deux axes complémentaires.
Premièrement, fluidifier la circulation des données entre les administrations. Il s’agit d’un objectif essentiel : permettre aux différentes entités publiques d’échanger et de communiquer les données de manière fluide, sécurisée et efficace. Cela implique de réduire les cloisonnements institutionnels, de favoriser l’interopérabilité des données et d’harmoniser les protocoles d’échange. L’enjeu est de considérer la donnée non plus comme un actif isolé détenu par chaque administration, mais comme une ressource commune au service de l’action publique. En transformant la donnée en bien partagé, l’administration gagne en réactivité, en cohérence et en capacité d’anticipation, ouvrant la voie à des services publics mieux adaptés aux besoins des citoyens.
Deuxièmement, mettre en œuvre le principe du "Dites-le nous une fois". Ce principe vise à ce que chaque donnée ne soit recueillie qu’une seule fois auprès de l’usager, puis réutilisée de manière sécurisée et pertinente par l’ensemble des administrations concernées. L’objectif est double : simplifier les démarches pour les usagers et renforcer l’efficacité du service public.
Dans le champ de la recherche et de l’enseignement supérieur, cette ambition se traduit très concrètement. Pour les étudiants et doctorants, cela signifie la fin des démarches répétitives et des multiples dépôts de justificatifs (statut étudiant, bourse, documents administratifs, etc.) auprès de différents services : demandes d’allocations, titres de transport, logements, etc. Les informations déjà connues d’une administration pourront être automatiquement mobilisées par une autre. Pour les équipes de recherche, l’enjeu est tout aussi déterminant. Les chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et personnels d’appui n’auront plus à ressaisir les mêmes données dans une multitude de systèmes d’information non interconnectés, qu’il s’agisse des appels à projets, des évaluations ou des rapports d’activité. Les unités de recherche et les établissements gagneront ainsi un temps considérable, en évitant les reconstitutions manuelles de données financières, scientifiques ou de ressources humaines issues de sources dispersées. Cette rationalisation réduira non seulement la charge administrative, mais aussi les risques d’erreur et d’incohérence.
Cette mise en cohérence repose sur l’adoption de standards communs pour la description, la structuration et la qualification des données, élaborés et maintenus dans le cadre d’une gouvernance partagée entre les acteurs concernés. Autrement dit, il s’agit de bâtir un langage commun de la donnée, compris et utilisé par tous les systèmes et à tous les niveaux : établissements, tutelles, agences et administrations partenaires. En résumé, cette stratégie de gouvernance des données institutionnelles repose sur un principe simple : des données fiables, standardisées et partagées de manière fluide constituent le socle commun utile à tous : scientifiques, administratifs et décideurs.
Propos recueillis par Emmanuel Brandl
Le 20 octobre 2025