
Marcello Vitali-Rosati est philosophe, professeur au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques.
1/ Vous êtes philosophe, et parfois on vous qualifie de philosophe « du virtuel ». Pouvez-vous nous préciser par quel parcours vous en êtes venu à travailler ces questions ?
J’ai en effet une formation en philosophie. Mes premiers travaux portaient sur Emmanuel Lévinas et je me suis ensuite intéressé à Maurice Merleau-Ponty et à la notion de corps. Or, Merleau-Ponty utilise la notion de virtuel, juste en passant, mais cette notion me semblait très utile pour comprendre son idée de corps et, plus précisément, sa façon de décrire le rapport entre visible et invisible : le virtuel est une force qui permet la tension entre un pôle discursif et un pôle matériel. Le concept de « virtuel » permettait de faire le lien entre ces deux pôles pour comprendre que la matière à du sens, est sens (pour le dire avec les mots de Karen Barad : matter matters).
C’était sans lien avec les "nouvelles technologies". Cet intérêt théorique s’est croisé avec un intérêt pratique pour l’édition et, plus généralement, pour ce que j’aime appeler "la bidouille". J’ai toujours été curieux et bidouilleur et j’ai développé ainsi des compétences techniques. La question de comment émergent la pensée, le sens et la connaissance m’a toujours semblé profondément liée aux conditions matérielles et techniques de cette émergence et cela d’un point de vue théorique mais aussi pratique : pour comprendre comment la matière permet l’émergence du sens, il faut bidouiller.
2/ Comment abordez-vous la question de l’intelligence artificielle ?
L’expression "intelligence artificielle" est très ambigüe, car elle se réfère à une série de méthodes et approches computationnelles et algorithmiques très hétérogènes et qui souvent n’ont aucune relation. Des systèmes experts aux réseaux de neurones en passant par les systèmes statistiques, on est face à une panoplie d’objets d’étude très différents. Il me semble que l’expression renvoie surtout à la volonté des êtres humains de se définir en opposition par rapport à tout le reste des choses qui peuplent le monde. En opposition et, en même temps, en affirmant une supériorité. Freud disait que c’était typique du narcissisme humain et il affirmait que ce narcissisme n’a aucune raison d’exister. Il citait les trois "révolutions" qui nous ont arraché du centre du monde : d’abord Copernic qui nous dit que notre planète n’est pas au centre de l’univers, puis Darwin qui nous dit que notre espèce n’a pas une place unique par rapport aux autres et finalement ses propres travaux en psychanalyse qui nous disent que nous ne sommes même pas au centre de notre subjectivité. On pourrait ajouter une dernière "révolution", celle qui consiste à comprendre que nous ne sommes pas des producteurs de pensée, que la pensée vient toujours de l’extérieur. L’intelligence artificielle est cette peur et cette angoisse qui consiste à comprendre que la pensée n’est pas nécessairement le fruit d’un sujet. Je ne pense pas que les LLM* soient plus "intelligents" que les systèmes experts des années 1980, ni, pour être franc, que la pascaline** ou n’importe quelle autre machine. Tous ces dispositifs nous montrent que l’humain n’est peut-être pas le seul qui sait calculer, n’est pas le seul qui sait résoudre un problème, n’est pas le seul qui peut manipuler une langue. C’est justement cela qui m’intéresse : comment la matière pense, how matter matters ?
* Les LLM, pour dire « large language models », sont des réseaux neuronaux utilisant d'énormes volumes de données pour comprendre le langage humain.** Calculatrice mécanique inventée par Blaise Pascal (1652) considérée comme la première machine à calculer.
3/ En 2014, vous avez publié, avec Michael E. Sinatra, un ouvrage qui s’intitule Pratiques de l’édition numérique, aux Presses de l’université de Montréal (Coll. Parcours numériques). Et ensuite un ouvrage avec Benoit Epron intitulé L’édition à l’ère numérique (Que sais-je ?). Quels changements notables l’IA, et notamment l’IA générative, apporte-t-elle aux pratiques de l’édition numérique, mais aussi de l’édition papier ?
Sincèrement, je ne sais pas. Peut-être aucun. Justement parce que cela dépend beaucoup des approches particulières. Est-ce qu’on parle d’utiliser des LLM pour aider la rédaction ? Est-ce qu’on parle d’utiliser des approches de fouille de texte pour mieux saisir les goûts des lecteur-rices et s’adapter au marché ? Ou des algorithmes de recommandation pour publiciser des ouvrages ? Selon les approches dont on parle et selon les différents secteurs de l’édition, on pourra avoir des effets très différents. Il me semble cependant qu’il y a une considération qui s’impose : l’édition nous prouve – depuis toujours – que la pensée n’est pas le produit d’un sujet, mais qu’elle émerge dans une série complexe de conjonctures à la fois techniques, technologiques, sociales, culturelles, économiques. Depuis toujours l’édition nous dit qu’il n’y a pas un auteur qui pense, mais que les idées naissent dans un ensemble complexe de dynamiques qui impliquent des personnes, des dispositifs techniques, des forces culturelles, sociales, économiques. Les nombreuses technologies qu’on rassemble avec l’étiquette "intelligence artificielle" posent à nouveau la question de comment naît la connaissance et le sens. L’algorithme de recommandation d’Amazon, sur quels critères fonctionne-t-il ? Est-ce possible dans les conditions actuelles de maintenir en vie une multiplicité de points de vue ? La diversité ? Comment les grandes entreprises du numérique sont-elles en train de se servir de leurs moyens économiques pour centraliser la diffusion, l’accès ainsi que les visions du monde ?
4/ Dans le premier ouvrage, vous indiquiez notamment que les formes de production et de circulation du savoir façonnent les êtres humains et les sociétés. On a envie de vous poser la question : quels humains et quelles sociétés l’IA générative contribue-t-elle à façonner ?
Je vais proposer deux réponses, une pessimiste et une optimiste.
Pour la réponse pessimiste, la concentration de la puissance de calcul et des compétences techniques – de plus en plus spécialisées et chères – dans les mains d’une poignées d’entreprises peut déterminer une croissance exponentielle de notre dépendance à des technologies complètement opaques. Nous "utilisons" des choses qui, de fait, nous utilisent, en nous faisant faire ce qu’elles veulent. La puissance et la complexité des différents algorithmes qui règlent notre vie – trouver notre chemin, choisir un film à regarder ou un restaurant, lire un livre ou une information quelconque, trouver un-e partenaire... – s’associent au fait que ces algorithmes incarnent une vision du monde de plus en plus homogène –une certaine culture libéral/capitaliste de l’Amérique du nord – et qu’ils sont totalement opaques. Nous sommes progressivement en train de déléguer la pensée aux GAFAM.
L’option optimiste est qu’au lieu de courir après les nouvelles technologies et les approches "révolutionnaires", au lieu de nous sentir obligé d’acheter le dernier iPhone dès qu’il sort, nous nous arrêtions pour réfléchir sur ce que ces approches nous disent de qui nous sommes. Par exemple, quelle idée d’"intelligence" essaye de représenter un modèle de langue comme un transformeur génératif pré-entraîné ? Quelles valeurs éthiques, quelles visions du monde, quelles implications politiques sont portées par une telle approche ? Ou encore, quelle vision de l’amour ou de la rencontre incarne l’algorithme de "match" de telle application de rencontre ? Pour être capables de nous poser ces questions, nous devons d’abord arrêter de parler en général d’"intelligence artificielle", essayer de comprendre les différentes approches et leurs caractéristiques et essayer de voir de quelle manière cette approche modélise une idée ou une vision particulière. Cela peut nous dire beaucoup sur qui nous sommes, sur les valeurs qui sont les plus importantes pour nous et pour nos sociétés, sur nos priorités, sur nos peurs, sur nos espoirs.
Propos recueillis par Emmanuel Brandl
Le 02 octobre 2023