Véronique Mesguich © Véronique Mesguich

 

Après avoir fondé et codirigé pendant six ans un cabinet spécialisé en veille technologique, Véronique Mesguich a participé à la création de l’Infothèque du Pôle Universitaire Léonard de Vinci, puis pris la direction de cette Infothèque jusqu’en 2012. Elle a été co-présidente de l’ADBS (Association des professionnels de l’information) de 2012 à 2015 et exerce depuis 2013 une activité de consultante formatrice spécialisée en veille et management stratégique de l’information. Elle est auteure de plusieurs ouvrages, dont Les bibliothèques face au monde des données (Presses de l’Enssib, 2023).
 

Biennale du numérique 2025, parole aux intervenants : rencontre avec Véronique Mesguich

Vous avez accepté d’intervenir à la Biennale du numérique 2025 qui portera sur la question de la gouvernance des données, et nous vous en remercions.

 

  1. Votre intervention s’intitule « Penser les données en bibliothèques ». Vous n’abordez donc pas la question à hauteur des métiers, mais de la bibliothèque. C’est peut-être moins courant dans la littérature. Pourquoi ce choix ?
    Effectivement, de nombreux travaux universitaires, articles de revues spécialisées ainsi que réflexions émanant d’associations et de groupements professionnels interrogent l’évolution des métiers et des compétences des professionnels des bibliothèques à l’aune des transformations techniques et sociétales. Si les intitulés de mon intervention et de mon ouvrage se réfèrent explicitement aux bibliothèques, la problématique des métiers et des compétences professionnelles y est, de manière implicite, étroitement associée. Une bibliothèque, quels que soient sa nature et ses publics, peut se définir à travers trois éléments :  un lieu (physique et/ou virtuel), des ressources, et des professionnels aux compétences et expertises variées. Ces trois éléments sont impactés par une approche centrée sur les données, qu’il s’agisse des données de gestion, des données ou métadonnées bibliographiques, des données de la recherche, des données culturelles ou patrimoniales… Cet intitulé : « Penser les données en bibliothèques » fait ainsi référence à la « data literacy », c’est-à-dire la capacité à identifier, lire, manipuler, mais aussi analyser des jeux de données et les valoriser, dans le contexte des missions des bibliothèques… et des bibliothécaires.
     
  2. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ? (un constat ? un échange ? une lecture ?...)
    Un peu tout cela à la fois… Une métaphore journalistique très en vogue dans les années 2010  désignait les données numériques comme « le carburant de l’économie du XXIe siècle ». Au-delà du caractère un peu discutable de cette comparaison, il est clair que de très nombreux secteurs d’activité sont impactés par une approche centrée sur les données. Le monde des bibliothèques, historiquement associé au document, peut sembler éloigné de ces nouveaux territoires de la donnée numérique. Pour autant, les bibliothèques produisent, organisent, conservent et diffusent une grande variété de données de toutes natures. Si les données ont toujours fait partie intégrante des pratiques et des systèmes en bibliothèque, leur reconnaissance comme enjeu stratégique est un  phénomène relativement récent. J’ai publié en 2017 aux éditions du Cercle de la Librairie un ouvrage intitulé Bibliothèques : le web est à vous, qui présentait un panorama des moyens de produire, partager et pousser des contenus sur le web. Ce nouvel ouvrage se veut un pendant du précédent, consacré cette fois à « ce que les données font aux bibliothèques, et « ce que les bibliothèques font aux données ». Lorsque j’ai démarré la rédaction de cet ouvrage, au début des années 2020, la question des données en bibliothèques était encore relativement peu abordée, à part dans les travaux notamment de Cécile Touitou ou Emmanuelle Bermes (qui m’a fait le grand honneur de préfacer l’ouvrage !). Depuis, ce sujet a suscité de nombreuses publications et manifestations, comme en atteste le choix du thème de la Biennale du numérique.
     
  3. Si on parle souvent des points négatifs ou à tout le moins problématiques d’un modèle de bibliothèque « centré données », quels en seraient les points positifs ? Quel en est l’intérêt ?
    On peut noter un certain nombre d’expressions à connotation négative à propos des données : « data deluge », « surabondance de données »… On y perçoit une impression de trop plein, de perte de repères, de charge cognitive ingérable, de risques pour les libertés individuelles… Ces expressions convoquent un imaginaire menaçant, soulignant que les données peuvent être vécues comme un risque plutôt qu’une ressource. Les données massives peuvent également susciter - à juste titre - des craintes concernant la propriété intellectuelle, l’éthique et le positionnement des professionnels. Pour autant, je vois de nombreux aspects positifs au modèle d’une bibliothèque « centrée données » : citons pêle-mêle l’amélioration de la connaissance des publics, la gestion fine des acquisitions grâce à l’analyse de données, le pilotage et aide à la décision grâce à des indicateurs précis, l’innovation dans les services via des chatbots intelligents, des contributions à la science ouverte, et bien d’autres encore. Une bibliothèque centrée sur les données, capable d’exploiter et de valoriser des données pertinentes (smart data) tout en respectant les cadres réglementaires européens (RGPD, Data Act), peut s’imposer comme un modèle de transparence et d’éthique, en contrepoint aux logiques marchandes.
     
  4. Quelle est la toute première nécessité en ce qui concerne les « données » en bibliothèque ? Ce qui compte d’abord ?
    La réponse varie bien sûr d’une bibliothèque à l’autre… Un des chapitres de l’ouvrage porte sur la transition bibliographique et la mise en données des catalogues, qui se déploie depuis plusieurs années déjà. Un autre chapitre est consacré aux données d’usage, liées aux interactions des publics avec les ressources, les services et les espaces de l’établissement. Les bibliothèques universitaires sont plus particulièrement concernées par la valorisation des données de la recherche et de l’accompagnement des chercheurs. Quelle que soit la nature des données concernées, il s’agit de respecter leur cycle de vie, depuis la création jusqu’à l’archivage, en passant par les étapes de nettoyage, description via des métadonnées, analyse et datavisualisation, diffusion… Il est important de disposer d’une vision globale, à l’instar du data journaliste Kenneth Cukier. Selon lui, la mise en données du monde signifie numériser non plus seulement des documents, mais « tous les aspects de la vie » [1].
     
  5. L’ouvrage date de 2023. Avec l’arrivée de ChatGPT, qu’est-ce qui change pour les données en bibliothèque ?
    En fin 2022, ChatGPT a fait une entrée fracassante dans nos pratiques numériques : je l’évoque dans le chapitre consacré à l’analyse et la réutilisation des données. ChatGPT est un peu l’arbre qui cache la forêt des modèles de langage et de raisonnement, à la base des intelligences artificielles génératives, en pleine effervescence actuellement. Les IA génératives facilitent en effet le traitement, l’analyse ou la représentation visuelle des données, à travers leurs grandes capacités de structuration, annotation sémantique, extraction et synthèses automatisées. Mais bien sûr, cela pose beaucoup de questions d’ordre éthique ou juridique. Des fonctionnalités basées sur les IA génératives vont de plus en plus être intégrées dans les logiciels métiers, les applications de gestion bibliothéconomique, de médiation numérique, ou encore de recherche et de veille, au point de devenir quasiment invisibles pour les utilisateurs professionnels. Toutefois, l’intervention humaine demeurera indispensable, notamment pour la qualification des sources, la vérification de l’information, l’accompagnement et la médiation.
     
  6. Pour vous, qu’est-ce que la « gouvernance » des données en bibliothèque ?
    On peut définir la gouvernance comme un ensemble de principes, de règles et de responsabilités qui permettent de gérer les données de manière cohérente, sécurisée et transparente. Il convient d’abord de définir clairement qui est responsable de la création, de la validation, de la correction et de la diffusion des données, qu’il s’agisse de métadonnées bibliographiques, de données d’usage ou de données administratives. La gouvernance vise également à assurer la qualité et la normalisation des données, en garantissant leur exactitude, leur cohérence et leur mise à jour régulière, notamment grâce à l’usage de formats standards et de référentiels d’autorité. Une place centrale doit de plus être accordée aux enjeux éthiques liés à la transparence et à la protection de la vie privée, c’est le rôle du DPO (Data protection officer). Le périmètre de la gouvernance comprend également la valorisation  des données en les mettant au service de l’amélioration des services aux usagers, du pilotage stratégique et de la contribution aux politiques d’open data et de science ouverte. Sans oublier un volet essentiel de sécurité et de préservation, afin de protéger les données contre les pertes ou les usages non autorisés et de garantir leur conservation dans la durée. La gouvernance s’applique ainsi à tout le cycle de vie des données. Loin d’être un simple mot à la mode, il s’agit d’une responsabilité stratégique que les bibliothèques doivent inscrire au cœur de leurs pratiques et partager avec leurs tutelles, afin de garantir une gestion responsable et concertée des données.
     
  7. Sur quoi faut-il concentrer les efforts pour que les bibliothèques puissent sereinement assoir leur légitimité numérique ?
    La légitimité numérique des bibliothèques repose entre autres sur leur capacité à rester acteurs de confiance dans un environnement dominé par des plateformes commerciales et des flux d’information surabondants. Elles doivent d’abord garantir une gestion exemplaire des données, en veillant à leur qualité, à leur fiabilité et au respect des cadres réglementaires. Elles doivent également investir dans le développement des compétences numériques de leurs professionnels, afin que ceux-ci soient en mesure de comprendre et appréhender les enjeux liés aux technologies émergentes et à l’usage des données. De nouveaux intitulés de fonctions ont ainsi fait leur apparition en bibliothèques : data librarian, data steward… Cette montée en expertise doit aller de pair avec la mise en place de services innovants, accessibles et inclusifs, qui répondent aux besoins des publics. La légitimité numérique des bibliothèques repose aussi sur leur capacité à jouer un rôle actif dans l’éducation à l’information et à la littératie numérique, en accompagnant les publics dans la compréhension des données et la maîtrise de leurs usages, notamment dans le contexte de l’open data ou des données de la recherche. Enfin, elle suppose de renforcer les partenariats avec les institutions de recherche, les collectivités et les acteurs culturels, de manière à inscrire la bibliothèque dans un écosystème numérique élargi, au service de l’intérêt général.

 

 

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[1] Voir Mayer-Schonberger V. et Cukier K. 2013. Big Data: A Revolution That Will Transform How. We Live, Work, and Think. Houghton Mifflin Harcourt. 

 

 

Propos recueillis par Emmanuel Brandl
Le 07 octobre 2025