Nobody knows

Exposition "Nobody knows" de Dominique Wildermann du 22 janvier au 25 février 2019.

Inauguration de "Nobody knows" de Dominique Wildermann

L’Enssib a accueilli aujourd’hui une journée d’étude intitulée « sacrés livres » sur la place singulière des livres de religion dans les collections que nous appelons « patrimoniales ».
Le hasard du calendrier veut que nous inaugurions le même soir, avec nos partenaires et amis de la mission Culture de Lyon 1, une double exposition de Dominique Wildermann.
Quand je dis double exposition, c’est à la fois parce que vos photos sont exposées en deux lieux, et aussi parce que l’on s’expose soi-même à la voir. En termes photographiques, il y a une sorte de surexposition, de surimpression plutôt, comme dans la série Suzy (que nous ne verrons pas cette fois) et qui ouvre à de multiples sentiers qui bifurquent, à l’instar des chemins des jardins de Borges. Vous écrivez à propos de cette série qu’elle : « révèle le processus d’appropriation fait par le spectateur face à une œuvre, lié à son environnement familial, son éducation ou simplement ses humeurs. » Cela me semble transposable au travail présenté ce soir.

La série Nobody knows est l’exacte preuve – et antithèse à la fois - de l’iconoclasme religieux. Nombre de confessions interdisent la représentation figurée. Pour le Talmud, « tous les visages sont permis sauf le visage de l’homme » ; à Clairvaux, sous le gouvernement du futur saint Bernard, l’ordre cistercien adopte des décors purement géométriques ; certaines miniatures persanes représentent le prophète Mahomet masqué par un élégant rideau portatif.
Et l’on sait encore combien voiler le visage prête à la controverse. Et l’on sait que les bibliothèques offrent parfois une vision déformée du monde qu’elles enregistrent.

 

Depuis les Lumières, je ne parle pas de l’entreprise photographique lyonnaise mais du projet encyclopédique, la tradition occidentale cultive des principes opposés, sous des formes diverses, qui vont de l’exubérance joyeuse et baroque aux têtes d’expression (un grand classique de l’époque moderne), jusqu’au catalogage des humains, comme on le ferait des livres, par la physiognomonie.
Non seulement le visage est singulier et mobile, mais encore il nous semble le révélateur de la personne et le garant de son identité, dont témoignent la plupart des technologies d’identification sur papier ou par vidéosurveillance. Le visage est unique, mais l’impression qu’il produit en nous peut être ambiguë : Dans A l’ombre des JF en fleurs, Proust tentait de retrouver des portraits contemporains dans d’anciennes peintures : Swann identifie dans la suite des rois mages de Gozzoli des portraits « postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. »

 

Est-ce que la mine du visage garantit la bonté du cœur, ou l’inverse ? Lichtenberg, né une génération avant Niepce mais déjà opposé à la physiognomonie, pensait que non. Il postulait qu’à quelqu’un qui arborerait un beau visage pour cacher un mauvais cœur, on donnerait un soufflet. Malheureusement il ne savait pas que le soufflet photographique ne serait inventé que plus tard.

 

Est-ce que l’apparence du visage garantit la vérité de la personne? Je dirais juste que l’on retrouve cette interrogation dans tous les arts, en littérature, en peinture, en photographie. En photo, il y a entre autres Wes Naman qui réalise de portraits de personnes défigurées par des bandes de scotch, Désirée Dolron qui se réinterprète dans des peintures flamandes, d’autres jeunes artistes qui travaillent au contraire sur l’effacement, comme Erwan Venn ou Cyrielle Levêque : ils ôtent les corps des photos anciennes pour entrevoir la vérité des personnages sans eux… Tous illustrent en creux la conception de Chateaubriand pour qui le portrait un art où l'imagination importe plus que la vue, dès lors que le portraitiste se donne pour mission de pénétrer l'âme du modèle, l’âme encore!

 

Et puis il y a les portraits de Dominique Wildermann. Les portraits ou le pluriportrait ?

 

D’emblée, le passant le moins attentif se sent fixé par le regard de votre modèle, Fred, au nom et au visage indéfinis : une physionomie féminine le plus souvent accusée, parfois lourdement fardée, mais dont le visage exprime une trouble impression masculine. Je vous laisse, si vous l’acceptez, nous dire comment s’est développé votre projet avec Fred et les raisons de ces mises en images. Je reviens au passant pour vous faire mon premier compliment. L’accrochage de cette exposition n’était pas encore fini (ici, dans le couloir de l’administration et au 2d étage, nous avons la chance d’une belle série) que nous avons déjà eu, sinon des reproches, au moins des questions. Si l’art est d’abord celui de donner à considérer différemment ce que l’on voit habituellement, ou que l’on ne voit pas, nous avons, grâce à votre talent, tout à fait réussi notre « coup ».
Dans un deuxième temps, la passante ou le passant perçoit une anomalie, que je qualifierais de verlainienne : la modèle n’est jamais ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Mais là s’arrête la poésie, on ne ressent guère d’amour et on hésite à comprendre cette personne. Au contraire, la fixité du regard toujours porté travers la photographe et, à travers vous, vers nous, surprend, dérange, inquiète. J’avoue que je serais sans doute surpris de découvrir la vraie Fred évoluant au milieu de nous ce soir.
Surprise de bibliothécaire sans doute, berger habitué à l’inertie de son troupeau de livres.

 

Au visage, la ou le bibliothécaire préfère en effet l’index, pas celui de la censure (pas officiellement en tout cas), mais celui du catalogage, tel que nous le pratiquons depuis Adrien Baillet (1649-1706) théologien et homme de lettres français, premier biographe de Descartes, dont Olivier Le Deuff signale qu’il illustre à merveille le côté double de l'indexation dont il est l’un des créateurs : l'organisation des connaissances tourne finalement à l'indexation des existences.

 

Nobody knows semble l’indexation d’une existence, le cadrage souvent rapproché illustre les facettes psychologiques de votre sujet, et d’ailleurs les photos sont indexées des textes et dessins de Fred elle-même. Une sorte de portrait chinois démultiplié, de ses imaginaires ou de ses souffrances. Je n’ai pas repéré dans votre présentation d’allusion au titre du négrospiritual Nobody Knows the Trouble I've Seen mais le rapprochement me paraît tout à fait impérieux. Si Roman Opalka a utilisé un protocole constant pour marquer le temps, l’effacement de lui par le temps, vous avez à l’inverse utilisé, pour marquer l’existence de Fred, paradoxalement invisible et voyante, valorisé ses d’accessoires chargés sur des fonds souvent denses. Mais dans l’un comme dans l’autre projet, on voit moins un visage qu’un masque, un masque de chair (le hasard de l’accrochage par mes collègues Danièle, Julia et Fabien a placé ici le seul « masque sans Fred »). Comme tout masque, il cache autant qu’il montre et il interroge celui qui le voit et pourrait le porter.

 

Grâce à votre magnifique série, on peut retrouver l’exact esprit du volume paru il y a 25 ans dans la collection Autrement, Le visage : dans la clarté, le secret demeure.
Soyez en remerciée et chaleureusement félicitée.
Il n’est jamais besoin de voiler la face, Everybody knows, now !

 

André-Pierre SYREN