Christian Jacob - Jean-François Bert

Christian Jacob est directeur de recherche au CNRS et directeur d'études à l'EHESS, où il occupe la chaire Histoire comparée des pratiques et des traditions de savoir. Il est membre de l'UMR ANHIMA (Anthropologie et Histoire des Mondes antiques). En 2018, il publie aux Belles Lettres Des Mondes lettrés aux Lieux de savoir.
 
Jean-François Bert est sociologue et historien des sciences sociales. Il est maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne (UNIL) et membre de l'IHAR (Institut d'Histoire et Anthropologie des religions). En 2018, il publie chez Anamosa Comment pense un savant ?

Rencontre avec Christian Jacob, directeur de recherche au CNRS, et Jean-François Bert, sociologue et historien des sciences sociales

Histoire des lieux de savoir, pratiques savantes, approches intellectuelles… Autant de sujets évoqués par Christian Jacob et Jean-François Bert dans leurs derniers ouvrages respectifs Des mondes lettrés aux lieux de savoir et Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer. Nous les avons rencontrés à l’occasion de leur intervention à l’Enssib le jeudi 13 juin 2019 sur le thème « Les univers savants, d’hier à aujourd’hui, à l’heure des humanités numériques ».

 

Nous vivons dans une société de littératie. Comment évoluent les pratiques savantes dans un contexte où l’écrit est souvent privilégié ?
Jean-François Bert. On a longtemps cru que l’écrit était très présent dans l’activité savante alors que dans d’autres cultures et civilisations, c’est plutôt l’oralité qui prime. On a aussi une vision très moderne et européanocentrée des savoirs qui sont souvent associés à l’imprimerie et aux livres alors que, dans un contexte plus large, anthropologique ou historique, on se rend compte que l’écrit n’est pas la seule manière de produire et de transmettre du savoir.
Christian Jacob. Les liens entre écrit et oral se renégocient continuellement, à l’instar de certains écrits qui miment l’oralité. Il est vrai que notre civilisation se bâtit largement sur la transmission des textes et des manuscrits. Mais il y en a d’autres, comme l’Inde, où l’oralité était prédominante et qui se sont vues transmettre sur des millénaires des corpus de textes sans altérations. De même, aujourd’hui, il existe certaines situations qui interrogent : un conférencier lisant un texte, est-ce de l’oralité ou de l’écriture ?

 

Lorsqu’on évoque un lieu de savoir, on pense immédiatement aux bibliothèques. Mais de quoi est-il constitué ?
C. J. Un lieu de savoir peut être conçu à différentes échelles et sous différentes formes. Il peut s’agir d’une ville, d’un bâtiment, d’une pièce dans ce bâtiment, de ce qui se trouve dans cette pièce ou, de façon plus abstraite et immatérielle, d’un schéma, d’une carte, de notes, etc. Les lieux de savoir sont la matérialisation d’une certaine idée de la connaissance et on peut passer du lieu géographique au locus textuel, au paragraphe, à l’image, au diagramme. C’est une manière d’aborder l’histoire des savoirs en s’intéressant à leur ancrage spatial et à la manière dont ils font lieu et communauté, dont ils créent du lien social.

 

Les savoirs sont souvent associés aux savoir-faire et aux savoir-être. Que vous évoque ce trio ?
J.-F. B. Du côté des savants et des chercheurs, il y a évidemment du savoir-faire dans leurs pratiques parce qu’ils inventent, ils expérimentent et ils développent. Le savoir-faire est très présent au XVIIIe siècle avec l’essor de la science expérimentale, et c’est toujours le cas aujourd’hui dans certaines pratiques savantes ou de recherche. Quant au savoir-être, un savant est reconnaissable : il a une posture, une rhétorique, des instruments permettant de qualifier son identité. J’ajouterais la question des valeurs, l’ethos, à ces trois types de savoir. Des valeurs qui structurent et caractérisent le métier de savant, telles que la modération, l’endurance ou bien l’abnégation.
C. J. Je dirais que le savoir n’existe pas en tant que tel, c’est-à-dire que si on essaie de le désigner concrètement, alors il est introuvable. En revanche, il est repérable dans les pratiques qui le produisent, le manipulent, le partagent. En plus du savant, il y a toute une série de figures, à l’image de l’expert, de l’artiste ou encore du génie, qui se manifestent par des qualités et des compétences qu’on leur reconnaît éventuellement par un crédit médiatique, un statut professionnel, etc. Le savoir est toujours fabriqué ou incarné, et donc matérialisé et situé.


Vous contribuez à l’Abécédaire des mondes lettrés, un outil cartographique collaboratif sous la forme d’un atlas qui explore les pratiques, les lieux et les instruments savants. Quel est l’objectif de cet outil ?
J.-F. B. Premièrement, de penser différemment la question des savoirs en revenant sur un certain nombre d’idées ou de préjugés par rapport à cette notion qui se révèle bien plus complexe que ce qu’on en dit. Deuxièmement, de permettre à des chercheurs, mais pas seulement, d’écrire des notices et d’aborder une écriture incarnée, de l’ordre de l’expérience de savoir. Troisièmement, il s’agit d’une plateforme qui dessine des constellations entre des liens, ce qui est par conséquent éminemment suggestif de pouvoir avoir une visualisation des connexions possibles entre des notions.
C. J. L’Abécédaire repose aussi sur la notion de mobilité, de découverte, d’exploration. C’est un univers de constellations en mouvement dans lesquelles on peut voyager plus ou moins vite d’un point à l’autre, traverser des espaces-temps. C’est un instrument qui fonctionne par une logique analogique, associative et digressive, contrairement au projet Savoirs (une bibliothèque numérique intelligente en cours de développement, N.D.L.R.) où les choses sont davantage contrôlées et rationalisées. L’Abécédaire favorise la dérive imaginaire, onirique, autobiographique et littéraire. C’est autant un dispositif de savoirs qu’un dispositif de rêveries, de mémoires, avec des mondes sensibles dont certains sont en voie de disparition.

 

Propos recueillis par Karim Guerda