Riche d'enseignements, intéressant et courageux, tel nous apparaît ce livre. Mais, il ne sera question ici que de la partie rédigée par Marie Kuhlmann qui traite directement des bibliothèques publiques françaises
Censure et bibliothèques est un ouvrage de sociologue. Il projette donc sur notre métier un regard extérieur qui nous intéresse vivement (nous aimons savoir comment nous sommes perçus), mais nous semble assez souvent injuste (nos intentions ne sont pas toujours celles qu'on nous prête). Un certain nombre de nos remarques résultera de ce sentiment ambigu.
Une première critique concerne la présentation matérielle de l'ouvrage : le fait d'intercaler des documents au milieu de la partie rédactionnelle rend la lecture peu agréable: il aurait mieux valu les regrouper tous en fin d'ouvrage.
Une autre critique peut se rattacher à ce manque de lisibilité, mais va bien au-delà: le plan est contestable dans la mesure où il n'est ni tout à fait chronologique, ni tout à fait thématique et donne parfois l'impression de relire la mêmechose. Lorsque sans crier gare, l'auteur anticipe, revient en arrière, saute par dessus trente ou quarante années, son propos se trouve faussé: le même type apparent de censure revêt une signification différente selon qu'il se situe en 1920 ou en 1960.
A titre d'exemple, on relèvera le cas de «L'Heure Joyeuse» qui ne joue plus dans les années soixante le même rôle qu'en 1924. Ce n'est pas à elle qu'il convient d'attribuer l'offensive contre les policiers du type Club des cinq, Fantômette, Alice mais à «la Joie par les Livres». Attribué à «L'Heure Joyeuse», ce combat semble s'inscrire dans une continuité et traduire la persistance d'une mentalité datant du premier quart du siècle (la lecture du polar serait pernicieuse pour les enfants). Restitué à «La Joie par les Livres», il s'inscrit dans le courant novateur qui, balayant ces récits conventionnels, allait aboutir à l'éclosion d'une véritable littérature pour la jeunesse, infiniment plus créative. Vis à vis de cette dernière des réticences ont sans doute existé, mais elles n'ont été ni très fortes, ni de longue durée.
Dans le domaine des romans pour adultes, il n'aurait pas fallu non plus brûler certaines étapes. Le schéma se présenterait de la manière suivante : romans exclus^ romans classiques seuls autorisés ----> romans littéraires contemporains --- introduction des romans populaires de grande diffusion. Entre temps quelques querelles autour d'Alexandre Dumas ou Paul Féval.
Quand situer alors la période, que quelques uns d'entre nous ont vécue, où les Delly, Max Du Veuzit, et autres Berthe Bernage s'étalaient à longueur de rayons ? Il est curieux de remarquer qu'ici leurs noms semblent ... censurés ! C'est en partageant la généreuse illusion des responsables des Maisons de la Culture, créées par André Malraux, que bien des bibliothécaires les ont pilonnés... et à cause de cela qu'ils ne sont pas pressés de voir les séries d'Harlequin et de Duo prendre le relais. Osons, puisque notre profession est si majoritairement féminine, une comparaison vestimentaire. La mode «rétro» ne plaît qu'à celles qui n'ont pas connu sa première apparition. Celles qui se souviennent de l'Occupation allemande, refuseront les semelles de bois; celles qui ont oeuvré pour la libération de la femme, n'accepteront pas le retour aux froufrous et aux gorges pigeonnantes. A tort, ou à raison, la sous-littérature préfabriquée sera perçue comme un recul vers les années d'obscurantisme par ceux qui sont devenus des anciens...
Les catégories définies par le sociologue ne recouvrent d'ailleurs pas forcément celles du bibliothécaire. La définition du «roman populaire de grande diffusion» se nuance bien davantage qu'on ne le croirait à la lecture de cette étude. Ainsi, bien que publié au Fleuve noir, Georges-Jean Arnaud a beaucoup plus d'adeptes que les anonymes du «roman de cuisine» ; les oeuvres dites favorables à la drogue ne sont pas choisies ou écartées en fonction de ce critère ; les poètes électriques (plus ou moins inconnus) et Huxley (oublié) ne seront pas traités comme Baudelaire et Michaux... tout simplement parce que ces derniers sont lus et que les premiers ne le sont pas.
Car c'est le public qui, même s'il ne dispose pas officiellement de l'autorité, a toujours le dernier mot. Son importance et celle de ses «stratégies minuscules» ne doivent pas être sous-estimées. Dans le meilleur des cas, il sanctionne par sa désaffection, dans l'autre il provoque par ses plaintes l'intervention des autorités de tutelle qui, sauf exception, n'interviennent jamais spontanément. Et ce n'est pas seulement parce qu'il risque le désaveu que le bibliothécaire vit péniblement les conflits provoqués par le lecteur, mais aussi parce qu'il sait que ses collections auraient eu de quoi le satisfaire ! Oubliant tous les livres qui correspondent à son attente, le protestataire fait une fixation sur le volume, peut-être unique, qui lui déplaît.
Il est donc prudent de recourir.dès le départ à l'autocensure et à la censure, si, comme le dit Marie Kuhlman, l'une se distingue vraiment de l'autre. Quant à ce qui est appelé «censure positive» certains la nommeront «contre-censure» : ceux qui la pratiquent ne manquent pas d'arguments pour prouver que c'est pour maintenir le pluralisme qu'ils rétablissent l'équilibre rompu par l'idéologie dominante et la politique éditoriale.
En changeant de nom, «l'enfer» n'a pas disparu et ne disparaîtra peut être jamais: en présence de certains titres, seuls peuvent être envisagés la non-acquisition ou l'accès indirect qui n'entraîne pas la non-communication. Il en va de même pour les systèmes de marquage qui constituent des indications utiles au personnel appelé à donner des conseils, mais qui ne déboucheront pas pour autant sur un refus de prêter.
En définitive et malgré quelques désaccords, la lecture de Censure et bibliothèques se révèle réconfortante. Bien que les photos en soient absentes, l'ouvrage présente le charme d'un album de famille. La carrière de beaucoup d'entre nous est jalonnée par les épisodes signalés, ou par d'autres similaires et ces rappels ne sont pas sans provoquer l'attendrissement. Faudrait-il croire que notre histoire se confond avec celle de la censure ? Certes non, mais le récit de nos errements, de nos tâtonnements nous donne la sensation d'avoir progressé dans la voie de la tolérance. Nous constatons aussi qu'en moins d'un siècle, nous sommes passés d'une censure consensuelle, pratiquée quotidiennement, en toute bonne foi, à une prise de conscience suffisamment générale pour que les atteintes à la liberté de lire provoque le scandale. La mobilisation des associations professionnelles et de la presse dans les affaires récentes ont, plus d'une fois, obligé le censeurà reculeret, même si la bête n'est pas tout à fait morte, nous sommes désormais mieux armés pour affronter les futurs remous que ne manqueront pas de susciter les Versets sataniques enfin publiés en français.