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    Pour une loi sur les bibliothèques

    Par Thierry Giappiconi

    Le texte qui résulte des travaux de la commission a été L remis au Conseil National au 1 Congrès de Dijon. Il est désormais en la possession de tous les adhérents depuis sa publication fin mars 1992 dans le numéro 154 du Bulletin. Mon propos sera donc de définir ce qui pour moi, et sans engager les membres de la commission, justifie les mesures préconisées, mesures dont je m'efforcerai, pour ouvrir le débat de souligner quelques points forts ou controversés, puis de résumer l'architecture.

    Pour qu'un état se dote d'une loi, il faut que celle-ci soit justifiée par de puissantes raisons d'intérêt public. S'agissant des bibliothèques, institution coûteuse, s'il est proposé à la représentation nationale de décider que l'état devra assurer la mise en place d'un réseau de bibliothèques desservant tous les points du territoire national, si elle décide de faire obligation aux collectivités territoriales de consacrer une part non négligeable de leurs ressources déjà fortement sollicitées par un contexte social difficile, alourdies par les charges nouvelles résultant de la décentralisation et dont on prévoit, dès maintenant, qu'elles auront tendance à stagner ou à décroître - cette proposition n'aura de chances de succès que si elle repose sur une argumentation solide.

    Certes, on pourrait penser au regard des progrès accomplis ces dernières années que la notion d'utilité des bibliothèques est d'ores et déjà acquise. L'effort réalisé par l'état et les collectivités territoriales depuis 1973 traduit, en effet, une volonté certaine. Si cette volonté n'est pas unanime au point d'amener à la régulation de ce mouvement, par des dispositions législatives et réglementaires nouvelles ou complémentaires, c'est sans doute parce que l'image de la bibliothèque est parfois devenue confuse. N'est-elle qu'un simple instrument de loisir, une "pratique culturelle", (au même titre que la fréquentation des restaurants, des parcs de loisirs, composantes que recouvre ce néologisme sociologique) ? N'est-elle qu'une réalisation de prestige venant s'ajouter à d'autres ? On peut comprendre que des élus et des citoyens soucieux d'autres priorités ou de l'allégement de la pression fiscale ne le considère pas dès lors comme une priorité.

    Si l'on entreprend de soumettre à la représentation nationale des dispositions sur les bibliothèques, on ne peut éviter de se référer à des raisons plus profondes. Toutes relèvent d'une idée des libertés. Liberté de l'information, voire, "droit des communautés" dans le monde anglo saxon ; liberté du citoyen et fondement républicain de la démocratie, dans la tradition française.

    Une institution au service de la liberté

    L'idée de la bibliothèque publique relève d'un principe de liberté, très proche de l'idée de l'école, de façon à la fois dépendante et distincte. Dépendante car personne ne prétend sérieusement que l'on peut se passer d'un apprentissage de la lecture et que, plus généralement, l'accès à la connaissance ne suppose un apprentissage méthodique. Distincte parce que la bibliothèque est le lieu d'une démarche personnelle, d'une sorte de curiosité buissonnière, le lieu d'exercice d'une émancipation intellectuelle ouverte par cet apprentissage scolaire. Distincte mais non opposée. Dans l'idée laïque l'instruction publique est destinée à enseigner des raisons et non des vérités et n'a d'autre but que de favoriser cette évasion.

    Ce que l'on attend des deux institutions c'est que dans un régime où le gouvernement est exercé par le choix et la sanction du suffrage universel, cette responsabilité soit exercée par des citoyens éclairés. La maîtrise des raisons, l'indépendance intellectuelle sont d'intérêt public.

    A ce principe, s'ajoute une considération de justice, celle de l'égalité du citoyen devant l'accès à la connaissance. Celle-ci est un droit. De ce fait la République se donne les moyens de veiller à s'assurer le concours de tous les talents, mais elle établit aussi que nul ne peut être marginalisé par ignorance.

    On sait combien l'échec des apprentissages fondamentaux est un facteur d'échec social et l'analphabétisme, sa forme ultime, de pauvreté. Nul ne doit être en mesure de reprocher à la république de l'avoir enfermé dans cette nasse. Il y a donc un lien étroit entre bibliothèque et école. L'une facilite le plein exercice de ce que l'autre permet. Elle ne saurait exister sans l'autre.

    Dès la petite enfance et lors de la période d'apprentissage des connaissances élémentaires, la bibliothèque prépare et stimule l'appropriation de la lecture. Parallèlement à l'apprentissage des humanités et au moment des spécialisations universitaires la bibliothèque invite à l'indépendance intellectuelle. Au delà de la formation initiale, la bibliothèque doit concourir à étendre et à mettre à jour les connaissances acquises, les savoir-faire, la qualification. Ajoutons enfin que la bibliothèque, comme l'école, peut jouer un rôle décisif d'intégration et est plus généralement un facteur d'égalité.

    A cet égard, puisque le thème du congrès est le rapport entre bibliothèque et école, on m'autorisera une digression. Les bibliothécaires ne sauraient négliger de suivre attentivement les atteintes portées à l'institution scolaire et à l'université. La baisse d'exigence du contenu des enseignements, sacrifiés au "pédagogisme" indifférencié, explique la demande accrue d'aide scolaire qui pèse sur les bibliothèques à laquelle, dans une volonté de justice sociale, elles s'efforcent de répondre. Comme le note Bernard Bourgeois... "Le pédagogisme accroit l'écart dans l'école entre ceux qui n'avaient qu'elle pour s'instruire et ceux qui, plus favorisés socialement, disposaient d'aides extérieures" (1) . Ces réformes qui touchent à l'enseignement de disciplines fondamentales aussi bien scientifiques que littéraires, appauvrissant l'enseignement des langues en les réduisant à leur usage utilitaire, et supprimant l'accès aux "petites" langues (l'Italien, le Russe.....) ne trouvent plus guère de cautions intellectuelles. "Je suis révolté de la façon dont le pouvoir nous utilise, tonne Pierre Bourdieu. Nous ne sommes là que comme instrument de légitimation d'une décision purement technocratique". Jacques Derrida ne dit pas autre chose, il constate, surtout que "ceux qui nous disaient de nous méfier, qui nous avertissaient que nous servirions de caution, le gouvernement leur a donné raison" (2) .

    Elles s'appliquent cependant, rendant progressivement plus problématique l'usage même de la bibliothèque. Combien d'entre nous ont à faire à ces jeunes qui recherchent des "documents" hors de leur portée et dont parfois l'auteur du "projet pédagogique" ne connaît pas la réponse ? Dans le lien logique entre école et bibliothèque, cette dernière en vient à combler les défaillances de la première, avec un succès, on le devine, limité. Combien de collégiens rencontrés qui n'ont jamais appris à lire une oeuvre littéraire digne de ce nom, appris et analysé un poème ? Comment espérer qu'ils sauront reconnaître et s'approprier l'objet de leur désir dans le trésor qu'offrent les bibliothèques ?

    L'idée d'une loi sur les bibliothèques relève donc d'un débat de fonds sur la société dans laquelle nous voulons vivre et sur les institutions. S'il ne nous appartient pas ici d'aborder cette question, il nous faut avoir présent à l'esprit que l'efficacité d'un réseau de bibliothèques ne peut être pensé indépendamment d'une politique scolaire, mais aussi sociale.

    Certes les bibliothécaires doivent faire et font tout leur possible pour traiter les problèmes tels qu'ils se présentent dans un souci d'équité et de justice sociale qui est l'esprit même du service public. Mais si l'on traite les effets, on doit s'interroger sur les causes afin de prendre la mesure des choses et de ne pas se laisser enfermer dans une logique sans issue où la bibliothèque porterait remède à des maux qui la dépasse.

    Réfléchir sur la loi, c'est donc aussi réfléchir sur la place de la bibliothèque, au rang des institutions mises au service de la liberté.

    Un service public indispensable au secteur économique de l'édition

    Les bibliothèques universitaires souffrent d'un manque cruel de moyens. Chacun mesure le préjudice que cette situation porte à la qualité de la formation et combien elle pénalise, plus particulièrement, les étudiants les moins favorisés. Cette situation a en outre tendance à engendrer des solutions de fortune, "bibliothèques" de département qui conçues avec des moyens inégaux, réduites à des besoins immédiats - généralement la bibliographie prescrite par les professeurs - traduisent un utilitarisme étroit et courent le risque de se limiter au point de vue du cercle d'enseignants qui en définissent, de fait, le contenu. "L'ouverture" de l'université vers les entreprises locales peut aboutir à un autre type d'utilitarisme, lié lui à un type de formation et donc de politique documentaire "d'esprit maison". Au manque de livres répond donc une offre restreinte, étroitement scolastique, peu propre à favoriser une indépendance intellectuelle, qui doit être le but même d'une université. La bibliothèque se doit d'être le lieu même de la réflexion, mettant en pratique les raisons, les faits, la problématique qui lui ont été transmises par leurs maîtres au profit d'une démarche intellectuelle propre.

    Il est annoncé qu'il sera porté remède au manque de moyens. Il convient, en effet, de prendre acte du doublement en trois ans des crédits des bibliothèques universitaires, mais soulignons combien le retard demeure considérable. Cette situation porte non seulement atteinte à la qualité de la formation, mais encore à l'édition de langue française. Ce qui fait la différence du chiffre d'affaires de ce secteur économique entre la France et l'Allemagne, ce n'est pas le comportement des foyers, comme le remarquait au terme d'une étude précise Walter Gerstgrasser président de France-loisirs, filiale de l'éditeur allemand Bertlesmann, mais "la différence, ce sont les institutionnels, bibliothèques, universités, centres de recherche qui ont une politique beaucoup plus active".

    Or à ce retard, qui si il est rattrapé, donnera un véritable ballon d'oxygène à l'édition de langue française dans les domaines scientifiques et techniques, peut s'ajouter le potentiel qu'ouvre le développement des bibliothèques publiques. Or le progrès accompli depuis 1975 porte la France à un niveau de développement très comparable à celui de l'Allemagne.

    D'ores et déjà tout un secteur de l'édition, celui concernant la jeunesse, a manifesté une véritable synergie entre bibliothèques, éditeurs et auteurs. Ce secteur a bénéficié de la politique volontariste de l'Etat et des collectivités territoriales, sans pour autant, en dépendre étroitement. Concernant la "littérature générale" et l'édition scientifique et technique, l'impact est plus contrasté. Mais il faut être conscient que d'ores et déjà les bibliothécaires sont les ambassadeurs ou d'une certaine manière les "délégués d'édition" d'un nombre important de collections exigeantes ou de petits éditeurs ; au même titre que le réseau de la librairie digne de ce nom, mais auprès d'un public beaucoup plus large.

    L'achèvement, la rationalisation du réseau des bibliothèques, la redéfinition claire de leur mission sont un enjeu de taille pour qu'au travers de son édition, soit préservé l'avenir de la langue et de la civilisation française.

    Incohérence et défauts de perspectives

    Cependant le développement des bibliothèques subit un développement incomplet, inégal et entravé par un certain nombre d'obstacles qui constituent une sorte de pathologie.

    Il a semblé au groupe de travail que nombre de ces obstacles, résultant de l'observation de la "commission réseau" - dont nous sommes en quelque sorte les continuateurs -, et dans une certaine mesure du congrès de Dunkerque et des "Assises pour la coopération", proviennent d'un manque de structures de régulation auquel s'ajoute le déficit législatif déploré depuis longtemps.

    Les bibliothèques qui dépendent de la puissance publique relèvent depuis l'éclatement en 1975 de la DBLP de deux tutelles distinctes. Cette situation a-t-elle eu au moins conjoncturellement des avantages pour le développement des bibliothèques de lecture publique ? La commission n'a pas proposée de la reconstituer, considérant que la question reste ouverte. Mais il n'en reste pas moins que la coupure présente des inconvénients qui se font d'autant plus sentir que les bibliothèques publiques et universitaires ont, du fait de raisons institutionnelles (les compétences nouvelles des régions dans le domaine universitaire) et techniques, (l'utilisation de ressources documentaires et d'outils bibliographiques communs) vocation à travailler non seulement ensemble mais de façon imbriquée. Pour ne prendre qu'un exemple, la cellule de coordination de la liste d'autorité Rameau, service de la DPDU, concerne manifestement les deux types d'établissements.

    Ajoutons que la situation d'exception de la "Bibliothèque de France" vis à vis tout autant des deux tutelles mentionnées que de la Bibliothèque Nationale ne facilite guère les choses.

    Il s'ensuit que sont prises des mesures parallèles qui, naturellement contingentes des contraintes politiques et budgétaires de chaque Ministère ou établissements, ne peuvent aboutir à une politique cohérente. Le processus "d'empilement" de la définition statutaire, les mesures divergentes prises dans le domaine du recrutement et de la formation des personnels constituent un exemple particulièrement malheureux de cette situation. Le désordre de la politique bibliographique en est un autre. Ce désordre apparaît d'autant plus dommageable que la France dispose de ressources humaines d'une réputation internationale méritée dans de nombreux domaines et qu'elle consacre des moyens sinon suffisants du moins importants à ses bibliothèques. Cependant faute d'une politique globale ces efforts se dispersent quant ils ne s'annihilent pas, au prix d'une confusion et d'une mauvaise image auprès du public.

    Défaut de perspective

    La Bibliothèque de France est l'exemple type de cette situation. Relevant du statut provisoire équivoque de "grand projet", annoncée dans une logique de prestige, cet équipement a été conçu d'abord comme devant présenter un certain nombre de signes lui donnant tout à la fois un caractère ambitieux et populaire. Celui de la modernité : l'équipement se doit d'être d'un type entièrement nouveau. Celui de l'universalisme : embrasser tous les domaines de la connaissance. Celui de la justification démocratique : l'accès libre du public. C'était là demander beaucoup à une seule bibliothèque. Aucun établissement ne peut répondre à tous les besoins.

    Situé hors du domaine rationnel, projet politique objet de polémiques immédiatement récupérées dans la sphère du débat politicien. Tel est tout le poids du statut de grand projet. Comment s'étonner dès lors qu'il suscite tous les malentendus ?

    L'accès à tous les domaines de la connaissance ? Mais c'est à toutes les constituantes du réseau d'approfondir et de croiser leurs domaines d'excellence. Si l'on peut envisager d'accroître les acquisitions, rappelons que le rôle d'une bibliothèque nationale est d'abord patrimonial. L'accès du public ? Qui croit sérieusement que la démocratisation de la lecture puisse se faire par un établissement parisien de prestige - sinon, peut-être, pour les habitants de la capitale ? Seul un tissu serré de bibliothèques publiques peut permettre l'accès de tous à tous les domaines de la connaissance. La modernité ? C'est on le sait l'emblème des vanités les plus futiles. L'innovation, la recherche ne profitent que si elles s'appliquent à un principe de convenance. Ce qui apparaît réellement "novateur" dans les projets de la Bibliothèque de France, c'est que les moyens qui lui sont accordés permettent d'envisager et de mettre en oeuvre les ressources qu'offrent les progrès techniques : amélioration de l'accès à l'information, numérisation, stations de lecture active, etc... Or à quoi peut mieux convenir un système sophistiqué de transmission à distance qu'un réseau cohérent pas sa répartition géographique et sa politique documentaire, disposant d'une information bibliographique fiable et sans surcoût inutile grâce à un standard national et permettant, dès lors, d'offrir les ressources du patrimoine de la façon la plus complète et la plus large ?

    Ce dont souffre la Bibliothèque de France c'est en fin de compte d'un défaut de perspectives. Nombre des questions qu'elle soulève n'offre pas de solution dans le cadre qui lui a été fixé. L'avenir de notre Bibliothèque Nationale est trop lié à ce projet pour que l'on ne s'efforce pas de rechercher des solutions pragmatiques. Mais c'est seulement dans le contexte de propositions générales que l'on peut discerner ce que peut être le public et les missions de l'établissent. Il demeure que ce débat faussé aura occulté celui, nécessaire, sur les bibliothèques.

    Coordonner et garantir

    On pourrait résumer les travaux de la commission en disant qu'ils proposent des mesures réglementaires, une loi concernant les obligations du service publique, un certain nombre de structures de régulation et des principes généraux fixant les missions du réseau.

    D'abord pourquoi définir en termes réglementaires et législatifs ce qui pourrait n'être que recommandé et encouragé ? Est-il contraire aux lois de décentralisation de contraindre, par une loi, les collectivités territoriales à offrir des services supplémentaires ? En termes juridiques et politiques cette question n'est pas sérieuse. Les obligations existent d'ores et déjà dans de nombreux domaines. Les élus ne se plaignent d'ailleurs pas de ces contraintes, mais du manque de moyens pour y faire face. Quand ils le peuvent, ils vont souvent au-delà de ce qui leur est imposé.

    En termes politiques nul ne songe à remettre en cause la possibilité de définir des politiques nationales pour des objectifs d'intérêt général. L'obligation signifie que l'accès à la connaissance demeure au delà des conjonctures et des choix locaux, une exigence permanente d'un état démocratique mais aussi d'un état moderne. La prospérité économique repose, ne l'oublions pas, sur l'audace intellectuelle, la connaissance scientifique et un haut degré de qualification.

    Dans le domaine des bibliothèques publiques la décentralisation ne date pas de la loi du même nom. Elle se signale surtout par une dispersion excessive. Pour remédier à cet éclatement le travail de la commission s'inscrit dans une logique de réseau. Il repose sur l'idée selon laquelle l'accès démocratique à la lecture et à l'information, l'encouragement à l'indépendance intellectuelle et à la connaissance sont rendus possibles par la proximité et par la cohérence d'une chaîne d'établissements, répondant à des missions complémentaires, sans être identiques ; publiques mais qui, répondant à des nécessités différentes, réglementent les conditions de leur accès de façon la plus libérale ; dans les limites qu'exigent cependant l'accomplissement de leur mission.

    Ce réseau, plus coopératif que pyramidal et hiérarchique, s'efforce tout à la fois de coordonner et de rationaliser l'action tout en respectant la liberté d'initiative des ministères de la culture et de l'éducation nationale et des collectivités territoriales. C'est donc une logique de régulation des éléments existants qui est proposée et non celle d'une réforme administrative radicale. Le rôle de l'inspection est maintenu et élargi. Le rôle de l'ENSB est réaffirmé dans l'esprit de la qualité et de l'homogénéité de la formation, mais aussi de la recherche.

    Le texte insiste, à plusieurs reprises, sur la nécessité de l'engagement financier de l'état. Dans son esprit, la loi devrait être accompagnée d'une loi de finances permettant aux collectivités territoriales de faire face aux dépenses d'investissement résultant de l'obligation qui leur est faite.

    Laïciser et démocratiser

    La mission impartie aux bibliothèques suppose, dans le contexte d'une république laïque, que les collections ne soient pas constituées selon des prescriptions dogmatiques ou idéologiques. Le cadre et les conditions de la liberté d'expression et de publication étant fixés par la loi, il appartient au conservateur d'exercer sa responsabilité dans les règles que lui impose son statut de fonctionnaire et par là même la loi - et à l'autorité administrative de l'état ou de la collectivité territoriale, non seulement de ne pas l'entraver, mais d'y veiller ; cela suppose que les autorités politiques et administratives préservent la bibliothèque des pressions particulières ou d'un manquement du responsable dans ce domaine. Dans ce dernier cas, il a été envisagé que l'Inspection Générale et que le Conseil Supérieur des Bibliothèques puissent tenir un rôle d'expertise et d'arbitrage.

    Le principe de la gratuité est réaffirmé. Dès lors que la mission de la bibliothèque est clairement définie, il est plus simple d'aborder ce problème. Si la bibliothèque est au service de la lecture et de l'accès à la connaissance considérés comme d'intérêt public, la gratuité du prêt des livres, des documents et des services de consultation (4) s'imposent. Par souci d'efficacité, car chaque bibliothécaire sait qu'une cotisation dissuade les publics les plus timides devant la fréquentation de l'établissement. Par principe, car il serait paradoxal de taxer, une seconde fois, des catégories de contribuables qui font usage d'un service public pour le profit général : réussir dans ses études, tenir à jour ou améliorer ses connaissances professionnelles-que l'on soit ouvrier, cadre, ingénieur, médecin, ou professeur- ou simplement réfléchir, ou contribuer à l'exigence général en matière de liberté de goût ou de qualité de la vie.

    Symboliquement enfin, car la bibliothèque ne doit, en aucune manière, compter au nombre des frustrations qu'engendre pour tous les laissés pour compte, une société où la consommation est autant sublimée, qu'inaccessible. La bibliothèque est le luxe de tous, on y entre dépouillé de son étiquette sociale. Le chômeur y rencontre le bibliothécaire sans avoir à se déclarer comme tel pour bénéficier d'une exemption, le professeur qui préserve vivante sa spécialité ne se voit pas exiger d'obole. La cause de la lecture mérite bien que l'on mette à son service un minimum de tact et d'élégance.

    S'il y a, parfois, revendication d'une cotisation, soyons conscient que cette demande est l'expression, plus ou moins avouée de la recherche de faire de "l'abonnement" à la bibliothèque un moyen de distinction sociale, en fait une revendication d'appropriation d'un service public par des notables, plus ou moins privilégiés, mais certainement militants, espérant orienter sinon contrôler la politique d'acquisition. S'il convient d'éviter un tel phénomène, il faut en outre veiller à laisser les bibliothèques associatives tenir leur rôle. Or ce mode de co-gestion par les adhérents est l'essence même d'une bibliothèque de ce type.

    Quant à l'idée avancée par le Conseil Supérieur des Bibliothèques selon laquelle "qu'elle [La gratuité] accroit l'inégalité de concurrence avec la librairie en ce qui concerne les ouvrages disponibles et leur marché" on est en droit d'être sceptique. Il y a concurrence si le service public diffuse massivement, à la demande, selon une logique de "marketing", les ouvrages commerciaux qui assurent les marges bénéficiaires des libraires. Ce qui semble contestable est qu'il agisse ainsi, avant même de s'interroger s'il doit le faire gratuitement ou non.

    La présence d'ouvrages rendus familier au grand public par la grande promotion commerciale participe du caractère vivant des bibliothèques. Elles offrent des repères familiers à des lecteurs que pourrait décourager la présentation exclusive de collections plus exigeantes. Mais cette présence est un moyen de dialogue pas une fin.

    C'est parce qu'il appartient à la bibliothèque publique d'ouvrir une alternative à l'incitation commerciale par une incitation répondant aux objectifs généraux rappelés en préambule que non seulement elle ne concurrence pas la librairie mais elle contribue, en élargissant la demande du public, à favoriser et l'édition et la librairie dans ses secteurs les plus difficilement rentables.

    Le lecteur qui s'indigne d'avoir à attendre le dernier "best-seller" et qui réclame une cotisation dans l'esprit de faire de la bibliothèque une sorte de club, pourra ainsi calmer son impatience en contribuant, dans la "vérité des prix", aux marges bénéficiaires de la librairie, ou en cotisant auprès d'une Maison de la presse, ou d'une société de vente par correspondance, qui sont là pour ça, qui font cela très bien, et qu'il n'appartient pas au service public de concurrencer.

    Un débat national

    La notion de réseau semble progressivement s'imposer. Cependant, les réflexions actuellement en chantier restent des solutions confuses ou partielles. Il nous appartient d'agir pour que s'engage, non plus des polémiques mais un débat politique sur l'enjeu que représente les bibliothèques.

    Quels moyens la collectivité nationale doit elle consacrer ? En quels termes juridiques doit-elle s'exprimer pour exprimer la volonté nationale tout en respectant la liberté d'initiative des collectivités territoriales et des universités ? Quel but la nation lui assigne-t-elle ? Quel bénéfice en attend-elle ? Quel est le rôle de chacun dans des perspectives enfin clairement et rationnellement définies ?

    La charte, nous dit-on, n'est pas un substitut à la loi mais constitue une première étape. Certes, son curieux statut peut laisser sceptique quant à son rôle et à sa portée. Mais nous serons tous d'accord pour envisager la deuxième étape et celle-ci ne peut que reposer sur un ensemble de mesures législatives et réglementaires, dont nous proposons ici une architecture.

    Pour la première fois, depuis longtemps, un seul ministre réunit sous son autorité les administrations de l'Education Nationale et de la Culture. N'est-ce pas là une occasion unique de faire converger l'intérêt général, au-delà des logiques de ces deux administrations ? N'est ce pas là l'occasion unique de traduire en termes pratiques une certaine idée de la liberté et la confiance en la connaissance comme source principale de progrès et de prospérité ?

    Notre commission ne prétend pas présenter des solutions définitives, beaucoup reste à approfondir ou à infléchir. Je pense, cependant, me faire l'interprète de tous ceux qui ont contribué à ses travaux en disant que nous souhaitons qu'elle fournisse un premier cadre de réflexion et un vivier pour des propositions plus précises sur lesquelles notre association devra se prononcer. Il appartiendra alors à l'ABF de tout mettre en oeuvre pour la réalisation d'objectifs clairement et solidement construits.

    1. - moyens que réclamait depuis longtemps la Bibliothèque Nationale. retour au texte

    2. - Je propose d'entendre par là : dictionnaires, encyclopédies, disques compacts à mémoire fixe et micro formes acquis par la bibliothèque, accès aux bases en lignes publiques et gratuites, etc.. retour au texte