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    La nouveauté romanesque dans les bibliothèques

    Par Madeleine Deloule, Conservateur bibliothèque municipale de Noisy-le-sec

    L'ABF m'invite à rendre compte d'une recherche universitaire effectuée dans le domaine des Sciences de l'Education, portant sur la fonction éducative des bibliothèques publiques, examinée à travers les acquisitions de romans, c'est-à-dire à partir de l'offre de lecture proposée aux usagers, dans le domaine de la nouveauté romanesque (1) .

    J'avais entrepris cette recherche il y a quelques années en raison des difficultés que je rencontrais dans mon travail, difficultés que connaissent tous les bibliothécaires lorsqu'il s'agit de constituer des fonds, tant la demande du public est à la fois forte et imprécise, tant la production éditoriale est importante et tant les orientations de la bibliothèque publique sont, sinon vagues, du moins en évolution dans la tête des décideurs, c'est-à-dire des élus, mais aussi dans celle des praticiens que nous sommes.

    La bibliothèque, ouverte à tous, lieu de mémoire, lieu d'utopie, hors du système marchand, le livre porteur du savoir, autant d'idées généreuses difficiles à concrétiser, à mettre en oeuvre, alors que se fait fortement sentir la concurrence avec les nouvelles technologies, tant dans les formes d'acquisitions de savoir, de transmission d'informations que dans les loisirs. Par ailleurs, quand on dit que la bibliothèque est pour tous, il y a dans ces mots la volonté d'accueillir tous les membres de la collectivité, sans exclusion de principe. Du même coup, compte tenu des différences sociologiques entre tous les usagers, au moins potentiels, se posent encore plus fortement la question fondamentale des bibliothèques :

    3 Quels livres, pour quels publics ?

    L'offre de lecture est fondamentale, puisqu'elle oriente toute l'activité de la bibliothèque, mais en même temps elle n'est guère discutée. Pourrait-elle l'être d'ailleurs alors que l'enquête sur les pratiques culturelles des Français met sur le même plan la lecture, la sortie au restaurant et d'autres pratiques sociales, dans un nivellement qui semble nier les contenus et les particularités culturelles. L'offre de lecture n'est jamais perçue dans sa totalité, car l'usager n'en prend connaissance que de manière fragmentaire, selon les à-coups de ses visites, et les professionnels sont absorbés dans les tâches quotidiennes, plus administratives que culturelles : le temps, ou les moyens matériels, manquent aux uns et aux autres pour mesurer, autrement que par des impressions ou par la non-satisfaction des besoins immédiats, l'adéquation des fonds à la finalité de la bibliothèque.

    J'avais choisi de travailler sur le roman, pour plusieurs raisons :

    • * la première, la plus évidente, est que le roman est le genre le plus acheté et le plus lu par les français, l'enquête sur les pratiques culturelles en fait foi. Il me semblait normal de penser que ce qui était dominant dans les pratiques de la population l'était aussi dans les bibliothèques.
    • * La seconde raison est que je crois que la fiction pose des problèmes particuliers dans les bibliothèques, parce que c'est souvent un genre un peu déconsidéré, suspect (selon ce que Marthe Robert nomme "les superstitions liées au roman") et parce que la difficulté de porter un jugement, donc d'apprécier et de décider des achats, est immense.
    • Enfin et surtout parce que je crois que le roman a sa place dans la bibliothèque, institution éducative : le roman n'a pas un rôle utilitaire comme le documentaire, mais il contribue largement à la construction des personnalités, à la compréhension d'autrui, sans parler de ces effets sur le psychisme. Ceux-ci sont presque indépendants de la qualité d'écriture des livres : la lecture romanesque, par les identifications et les projections qu'elle provoque, est une catharsis, théâtre privé où se jouent à huis-clos des scènes magiques dont les effets sont réparateurs. Mais la lecture romanesque est aussi quelquefois aliénante, en enfermant le lecteur dans la passivité. Certains livres rendent le lecteur créateur du monde, d'autres en font un utilisateur, un consommateur...

    La constitution des fonds de fiction n'est donc pas une question anodine : la responsabilité de ceux qui les composent est engagée, dans la mesure toutefois où ils reconnaissent au roman sa place dans l'institution à finalité éducative en même temps que de loisir et de détente.

    Du point de vue de la méthode, à défaut de pouvoir analyser l'ensemble de l'offre de lecture, l'étude de l'enrichissement régulier des collections pouvait être une source d'enseignement sur les pratiques des professionnels, et sur les finalités reconnues, acceptées, de la bibliothèque publique.

    M Une enquête

    J'ai donc effectué une enquête, avec l'aide du conseil général de Seine-Saint-Denis et des bibliothécaires concernés, dans 10 bibliothèques de ce département, choisies parmi les villes de 30 à 50 000 habitants, de tendance politique différente, ceci pour obtenir un échantillon acceptable.

    L'enquête, qui a eu lieu en 1987, consistait à pointer dans les fichiers les titres achetés, à partir d'un corpus des nouveautés, établi selon la classe 8-3 du répertoire annuel de Livres Hebdo, expurgé de tout ce qui était réédition, réimpression, et en dehors des collections de poche, mais ont été toutefois conservés quelques titres qui étaient des rééditions de textes non disponibles depuis longtemps.

    J'ai par ailleurs constitué un classement typologique assez simple de la production, dans ses différentes composantes : littérature française, étrangère, le roman sentimental, historique, les premiers romans, les éditeurs présents.

    Un premier compte rendu de ce travail a été publié dans le BBF en 1988 (2) dans lequel figuraient les premières conclusions de l'enquête. Ces résultats, que je rappelerai très succinctement, (et à trop résumer, on déforme des faits, en les accentuant jusqu'à la caricature, alors qu'il faudrait prendre son temps pour tout expliquer...) sont assez complexes à analyser et doivent être maniés avec prudence, sans généralisation hâtive. Ils ne sont que des indications de tendances, pas des vérités absolues. Ils ne sont d'ailleurs valables que pour les bibliothèques de villes moyennes, et en banlieue parisienne.

    L'importance accordée à la nouveauté romanesque varie énormément d'une bibliothèque à l'autre : budgétairement, cela représente de 6,5 à 34 % des budgets généraux d'achats de livres, toutes sections confondues. Les écarts ne sont liés ni à des positions de principe clairement affirmées, ni à des faits particuliers comme des ouvertures d'annexes, ni à l'importance des équipements. Pour être plus précis, en nombre de livres, cela représente de 4,6 à 12 titres pour 1000 habitants. Ces achats couvrent de 10 à 31 % de la production, la plupart des bibliothèques se situant autour de 20 %. C'est donc une petite vitrine de la nouveauté romanesque, qui s'écarte, par ailleurs, du champ couvert par la critique journalistique (3) ,

    L'analyse détaillée de ces acquisitions met en évidence un fait troublant : loin de présenter des orientations claires, qui auraient pu nous faire dire que toutes les bibliothèques "sont pareilles", elle montre au contraire une extraordinaire hétérogénéité des choix de titres, et le seul fait sur lequel l'ensemble des bibliothèques de l'échantillon se retrouve est que les achats se font massivement sur quelques éditeurs. La logique de l'économie réapparaît là où on ne l'attendait pas forcément : 30 à 40 % des sélections s'effectuent sur la production de 5 éditeurs (Gallimard, avec 6 à 12 % des titres, Grasset, Albin Michel, Le Seuil, Laffont ou Flammarion), et 60 à 70 % du total sur 15 éditeurs. Mais si les mêmes éditeurs sont présents partout, et c'est sans doute le fait le plus étonnant révélé par l'enquête, ils ne le sont pas par les mêmes livres, et certains voient même leur représentation doublée par le jeu des exemplaires multiples.

    De plus, le tronc commun des achats est très réduit : 60 titres seulement ont fait l'unanimité des bibliothécaires, "noyau dur" au contenu sans surprise, des prix littéraires aux représentants du hit-parade des meilleures ventes, en passant par les doyens des lettres...

    A l'inverse, 30 % des titres publiés annuellement (environ 500) ont été sélectionnés par une ou deux bibliothèques seulement, tantôt par le seul fait du hasard, tantôt pour des raisons liées à l'histoire de l'édition et à des phénomènes de mémoire à la fois individuelle et collective.

    Ces questions d'histoire éditoriale et de mémoire peuvent aussi expliquer des choix presque massifs (par plus de 5 bibliothèques) sur des écrivains que par ailleurs la critique et les médias dans leur ensemble ont ignoré. A propos d'achats massifs, j'ajouterai que certains auteurs (et non plus seulement les éditeurs) sont aussi sur-représentés par les achats en nombre : certaines tendances de l'édition contemporaine, que l'on pourrait qualifier de "moyenne", deviennent ainsi prépondérantes, au détriment d'auteurs plus "confidentiels", mais dont les responsables d'acquisitions ne voient pas comment ils pourraient les sortir de ce statut de confidentialité...

    Sont également peu présents les auteurs de premiers romans, les littératures étrangères rares, les recueils de nouvelles, les éditeurs à vocation très littéraire, et les écrivains entourés d'une rumeur de difficulté de lecture, et chacun sait que la rumeur ne repose pas sur des faits démontrables : ainsi par exemple, Ber-gounioux, Chaillou, Natacha Michel, Süskind, Toussaint, Welty, Coover, ou Bernhard n'ont-ils été acquis que par une minorité des bibliothèques de l'échantillon. Et un écrivain comme Ceccatty a été ignoré, malgré son statut de traducteur et d'auteur Gallimard ! Mais comme l'exprimait Julien Gracq en 1951 : "En France, on avance à l'ancienneté en littérature". et qu'il s'agisse de Ceccatty ou de Coatalem, cela se vérifie dans les pratiques bibliothéconomiques.

    La littérature sentimentale, enfin, ne figure pas dans les acquisitions, du moins lorsqu'elle s'affiche comme telle. Une analyse plus fine des titres montre qu'elle peut s'inscrire dans les catalogues lorsqu'elle est publiée sous le couvert plus noble de certains éditeurs, dits littéraires. Cartland et Steel ne font pas les beaux jours des bibliothèques, mais ce refus est revendiqué par les bibliothécaires.

    Au vu de ces résultats, et sans entrer plus dans le détail, les critères d'acquisitions sont assez difficiles à repérer. Manifestement, l'ensemble des acquisitions repose sur une question de confiance et se situe au point de rencontre entre histoire des auteurs, des éditeurs et des bibliothécaires eux-mêmes. L'analyse faite par Robert Escarpit il y a plus de 20 ans sur la survie des écrivains est entièrement corroborée par ces résultats : la familiarité avec les auteurs n'a que peu à voir, globalement, avec les textes eux-mêmes et avec la reconnaissance de la critique. La représentation que se font les bibliothécaires tant de la littérature et des maisons d'édition que des lecteurs (dans leurs capacités lectrices) se lit en filigrane à travers le tableau des achats. Bien sûr, ceci est un peu caricatural, et la place manque pour affiner la question. Ce que je veux dire est que, majoritairement, du point de vue des auteurs, la bibliothèque vient souvent au secours de ceux qui en ont le moins besoin...

    En même temps, et parce que rien n'est simple, comme dirait Sempé, quelques bibliothèques assurent aussi une présence réelle de maisons d'édition moins connues. Le fait est patent dans les établissements en mesure d'expliciter une politique d'acquisition claire, avec des perspectives politiques (sur la finalité de la bibliothèque et ses objectifs...) et l'affirmation de compétences professionnelles : les bibliothécaires sont des lecteurs, confiants dans la qualité de leurs jugements, et confiants aussi dans le pouvoir de la littérature. Mais la place accordée à POL, Fata Morgana, Minuit, Le Temps qu'il fait, Nadeau et bien d'autres, reste malgré tout très faible, sauf lorsqu'un auteur à succès figure parmi les titres publiés (Sallenave, Duras, Belletto).

    Dans le cadre général de la recherche que je présente ici, la question de l'importance de l'oeuvre de fiction et sa place dans la bibliothèque est au coeur de la problématique initiale. Les résultats de l'enquête, je l'ai dit, sont à analyser avec prudence. Pourtant, une idée force s'en dégage, que les raccourcis de l'exposé, dans les quelques pages précédentes, ne suffisent sans doute pas à exprimer : et si le roman, face au déferlement des ouvrages documentaires, face à la demande, exprimée fortement, de livres pratiques ou à usage scolaire, avait perdu de son aura dans la bibliothèque publique ? Quel est le prestige, aujourd'hui, de la création littéraire, dans l'esprit des bibliothécaires et dans celui du public, alors que le besoin "d'histoires" est partiellement comblé par le cinéma et la télévision, alors que les médias, troublent les esprits par des manipulations adroites mais quasiment honteuses, où il est bien difficile de démêler le vrai du faux, alors que la publicité reprend à son compte les avis quelquefois truqués d'une certaine critique... ? Et surtout, quelle place, finalement, pour le roman dans la bibliothèque, institution éducative ?

    Pour avancer sur ces questions, il me semble important de réfléchir aux critères d'acquisition qui pourraient être définis tant à partir de la production éditoriale, c'est-à-dire du réel, et l'on peut dire qu'il s'agit de critères objectifs, qu'à partir de la critique, et il s'agit alors de critères socialement reconnus, par des instances extérieures à la profession.

    Le réel, approché grâce à une connaissance fine de la vie éditoriale, dans ses points forts et ses faiblesses, ses points d'appui et ses points d'achoppement, connaissance qui, permettant de comprendre les ficelles de la production, aiderait à ne pas suivre systématiquement les trompettes de la renommée, dont on sait qu'elles sont rarement bien embouchées... Des ouvrages tirés, à grands renforts de publicité, à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires, méritent-ils d'être présents en exemplaires multiples alors que l'histoire de l'édition nous démontre à l'évidence que les grands succès ne sont pas forcément (même si cela arrive) destinés à survivre ? (4)

    Les critères socialement reconnus, c'est-à-dire la vie littéraire dans son continuum, qui se manifeste à travers l'histoire et le travail de quelques éditeurs, de quelques critiques, et à travers le goût (mais oui, le goût, qui sert à apprécier la saveur), critères qui n'excluent pas les erreurs de jugement, lequel est toujours partisan, non objectif, mais qui provoquent au moins la surprise, la discussion, l'émotion, la contestation ou le refus... N'est vivant que ce qui bouge, évolue, et lorsque les fonds sont constitués trop majoritairement de livres de "reprocultures (5) ils s'enlisent dans un conformisme aseptisé.

    M L'offre sélectionné...

    L'offre de lecture, déterminante des pratiques des usagers, s'organise en intermédiaire entre la production et le lecteur. Elle semble beaucoup trop restreinte, et rend trop peu compte de la diversité de l'édition. Nous savons tous qu'une bonne partie de celle-ci est du "remplissage", pour faire fonctionner un système économique fondé sur la nouveauté, laquelle est destinée à alimenter les offices des libraires. Les tailles des maisons d'édition les contraignent à beaucoup publier, selon des pratiques qui relèvent du marketing. Mais pourtant, il y a dans ces 1 500 nouveautés romanesques recensées, une richesse, un intérêt, qu'il ne faut pas méconnaître et passer sous silence. Les quelques pour-cent de la production qui alimentent les fonds de moyenne importance ne rendent pas compte de cette diversité. C'est une constatation. Si l'on compare la quantité de romans publiés à l'automne avec celle qui va être achetée, on devine la déception du lecteur. Celuici fréquente la bibliothèque pour alimenter une faim de lecture que ses moyens ne peuvent suffire à rassasier. Ajoutons que les bibliothèques de banlieue offrent l'incommensurable avantage de fournir des livres dans des villes où il n'y a pas de vraies librairies. Cet avantage là n'est sans doute pas leur moindre attrait ! Mais comment sont décidées les répartitions budgétaires à l'intérieur des équipements ? Selon les déclarations des bibliothécaires, la demande scolaire pèse sur ces répartitions. Les positions adoptées sont-elles les meilleures, et les plus fécondes pour la bibliothèque institution éducative ? Les critères utilisés, quand ils existent, pourraient être révisés, discutés collectivement, devenir de vrais critères et non des décisions unilatérales, sans rapport avec les finalités.

    Alors qu'à l'automne, tous les médias créent l'événement à propos de ce qu'on appelait autrefois "les Lettres", l'usager des équipements de lecture publique ne dispose que d'une infime partie de ce qu'évoque ce remue-ménage médiatique.

    Nous aurions tort, naturellement, de croire qu'édition et bibliothèque doivent marcher du même pas, la seconde n'étant que le miroir étriqué de la première. Car où serait alors son originalité ? Elle n'est pas le miroir de l'édition. Elle est un filtre, à travers lequel doivent se retrouver les composantes principales de l'édition, parce que celle-ci est, commercialement destinée à toutes les couches de la population ; et la bibliothèque qui n'est pas un commerce, mais utilise un objet commercial, le livre, doit desservir toutes les couches de la population. De ce point de vue, les résultats de l'enquête montrent à l'évidence que cette desserte est inégalitaire. L'argument selon lequel les choix effectués recouvrent le meilleur de la production ne tient pas, car la notion de bon livre est relative : "La valeur attachée à un objet dépend des désirs personnels et des aspirations collectives propres au milieu social où vit l'individu" (P.-H. Chombart de Lauwe) (6) .

    Il peut y avoir conflit entre les attentes des usagers et les volontés des professionnels à vouloir imposer certains types de livres. Ou même pas de conflit du tout, les usagers déçus cessant de fréquenter la bibliothèque : l'offre de lecture sélectionne le public. La meilleure conduite ne consiste-t-elle pas à proposer sans imposer, naturellement, ce qui veut dire ici mêler dans l'offre tous les ingrédients qui font de l'édition ce monde varié, protéiforme, appétissant ? Tout le fonctionnement de la bibliothèque publique repose sur le libre arbitre du lecteur, grâce à la commodité d'accès aux livres. Encore faut-il permettre à ce libre arbitre de pouvoir s'exercer réellement. La première marque de respect que l'on peut avoir envers le lecteur est celle de la confiance. Confiance en son jugement, en sa capacité à changer, à modifier son regard sur ce qui lui est proposé, à modifier, un jour, son comportement. Confiance aussi en sa personnalité, et en son appétit de lecture. Les réponses aux demandes explicites et implicites des lecteurs n'ont rien d'automatique et de naturel. Encore moins de mécanique. L'une des grandes difficultés rencontrées par les bibliothécaires est l'absence d'évaluation de leur activité. Ils peuvent mesurer la fréquentation, le nombre de livres prêtés, le succès des animations. Mais ils ne savent jamais à quoi ont servi les livres empruntés. Les conséquences profondes de leur travail restent de l'ordre du privé. Le fait que l'usager revienne à la bibliothèque peut permettre de penser qu'il y a trouvé au moins une certaine satisfaction. Mais cela ne dit rien de la spécificité de la lecture romanesque et de ces effets. Finalement, cette ignorance n'est-elle pas une chance ? La tentation est grande, lorsqu'on se trouve investi du pouvoir de constituer des fonds, d'orienter le lecteur vers ce qui est jugé "bon" pour lui. Il faut avoir sans cesse à l'esprit que c'est l'usage seul qui est fait du livre qui rend la lecture personnelle, échappant aux regards, aux appréciations. Le lecteur ne rend de compte à personne. Dans cette perspective, seule une offre très ouverte peut permettre le butinage qu'affectionnent les indécis, les rêveurs, les bricoleurs de la lecture, et pour employer le mot merveilleux de Michel de Certeau : les "braconneurs". Le bibliothécaire n'est pas tout puissant, c'est le lecteur qui dispose, à sa guise, de ce qu'on lui offre. Souvenons-nous de l'exemple de François Rivière, de ses bonnes et de ses mauvaises lectures ... (7) Maison de la lecture, la bibliothèque ne donne pas à lire ce qu'il faut lire. Il y a une grande différence avec le musée. Celui-ci a une vocation didactique sans équivalent : il donne à voir les oeuvres que les instances de références, conservateurs, historiens, critiques, ajoutons aujourd'hui les marchands, ont élues comme remarquables, d'un point de vue esthétique. Le musée consacre les tableaux ou les sculptures, exerce l'oeil du visiteur. Sa vocation à éduquer le sens esthétique est de plus en plus reconnue, en témoignent les innombrables visites guidées, les parcours jalonnés d'explications, les conférences. Le musée sélectionne, et ce faisant, confère aux oeuvres uniques qu'il conserve un statut incomparable, de l'ordre de la sacralisation. Le visiteur, d'ailleurs, ne possède que rarement des tableaux, tout au plus des reproductions.

    N Résistance / résonance ?

    La bibliothèque publique n'est pas organisée selon les mêmes principes : d'abord parce que tout le monde est censé avoir appris à lire, ensuite en vertu de sa vocation encyclopédique. Rien de figé en elle, et rien de sacralisé non plus : on admire les tableaux du musée, on ne les touche pas. On emprunte les livres de la bibliothèque, qui ne sont pas des objets uniques, on se les approprie, en particulier les romans, par la charge affective qu'ils provoquent, dans un compagnonnage de quelques semaines, et la relation privilégiée qui s'instaure entre le texte et le lecteur met la bibliothèque à des lieues du musée. Elle n'est pas une nécropole où l'on rangerait des objets morts. C'est le lecteur, et lui seul, qui leur donne vie. Il n'y a pas d'un côté ceux qui savent (les professionnels) et de l'autre ceux qui ne savent pas, le grand public, ce fameux grand public qui ne demanderait que des distractions et qu'il ne faudrait pas désorienter en lui fournissant des livres qu'il ne peut pas comprendre ou qu'il comprend trop bien, mais qui ne sont pas "bons". L'offre de lecture est insuffisante. J'ai signalé le refus des extrêmes, qui est en lui-même discriminatoire, mais la préférence accordée à une littérature qui jouit déjà de la faveur des médias et du public semble plus lourde de conséquences. Je ne veux pas dire que cette littérature très commerciale n'a pas sa place dans la bibliothèque publique. Ce serait une erreur de le penser : comment rendre accueillante la bibliothèque si on en excluait ce qui fait le fonds de roulement de la librairie de littérature générale ? Mais la valeur, le sens de la bibliothèque se situent un peu "à côté". Ce déplacement n'est pas spectaculaire, mais il doit exister. En effet, même si la bibliothèque utilise le même objet commercial que la librairie ou le supermarché, c'est-à-dire le livre (objet manufacturé qui a un prix de vente, qui obéit à des règles de distribution, qui se périme), elle ne fonctionne pas selon des règles identiques. L'édition aujourd'hui est devenue industrielle. Ses hiérarchies sont d'ordre financier. Le "bon livre" est celui qui se vend, et si possible qui se vend très bien. Il faut que le produit soit rentable, et d'un strict point de vue économique, cela n'a rien de suspect : il faut bien dégager des bénéfices pour continuer l'activité. Mais ces principes de bonne gestion n'ont que peu à voir avec les contenus intellectuels des livres (bien que l'un n'empêche pas forcément l'autre !) et c'est là où la bibliothèque doit intervenir pour qu'existe, dans chaque ville, un lieu où se retrouvent à la fois les livres pré-fabriqués selon des règles très éloignées de l'art d'écrire, et ceux qui ouvrent des pistes nouvelles à la réflexion, à l'intelligence, au rêve, des livres qui restaurent le sens de la vie. Je reprends ici la différence entre le fantasme, qui est passivité, et le rêve, qui est activité positive, telle que la conçoit Winnicott. La bibliothèque, en tant qu'institution éducative, a cette fonction de résistance à la norme dominante de l'édition. Elle se doit de rompre l'enfermement imposé par les médias omniprésents. Elle ne doit pas être seulement la caisse de résonance de la production, amplifiant les succès, minorant ses avancées prudentes devenues presque inaudibles à force de n'être entendues par personne...

    L'enquête nous montre que la partie n'est pas gagnée. La tentation est réelle de fournir à l'usager d'abord ce qui est censé plaire au plus grand nombre. Les bibliothèques seraient davantage dans un processus de reproduction que de résistance. Ce qui est déjà dominant dans l'édition, ce qui existe depuis longtemps, ce qui est pré-vendu, ce qui rapporte de l'argent, tout cela est aussi ce qui est le plus présent dans la bibliothèque publique, même si ce n'est pas vrai dans tous les cas observés. Les modèles transmis le plus largement par les bibliothèques sont encore trop souvent des modèles dévitalisés, reproduction à l'infini du même roman, construit sur des schémas standardisés et privés de sens. En l'occurrence, tout le monde est manipulé ; le besoin créé artificiellement de livres très secondaires mais présentés comme fondamentaux est tellement constant qu'il est très difficile d'y échapper. D'ailleurs, le bibliothécaire qui le ferait entièrement marginaliserait son équipement, et ce n'est certes pas le but souhaité ! Ces pseudo-besoins sont sources de profits, bien entendu, pour les éditeurs. La plus grande confusion règne, faute de lieux de références incontestables. Les échelles de valeur vacillent, et comme le disait Marthe Robert : "nous ne savons où nous situer dans ce chaos".

    Mais lorsque les bibliothécaires disent que l'essentiel de leur travail est de répondre aux besoins du public, ils vont dans le sens de cette manipulation généralisée. Certains en sont conscients, et tempèrent leur action par des apports différents ; d'autres mesurent mal la nature de cette manipulation première : les livres diffusés en masse ne sont pas oeuvres de créateurs, mais de fabrication, calibrés par des directeurs qui ne sont plus vraiment littéraires. Pourtant, si paradoxale que soit cette affirmation, la bibliothèque doit aussi présenter ces productions qui ne sont pas celles du génie, parce qu'elle ne doit pas se désolidariser de la production contemporaine, pour ne pas exclure une partie du public, et surtout parce que personne n'est en mesure d'affirmer clairement où sont les productions du génie. Si toutefois elles existent...

    M "L'invention" du lecteur

    Je terminais cette thèse au moment où les nouveaux statuts régissant la filière culturelle de la fonction publique territoriale étaient publiés au Journal Officiel (8) . La coïncidence, pour fortuite qu'elle soit, est pour moi chargée de sens. Est-il encore temps de s'interroger sur la fonction éducative des bibliothèques telle qu'elle peut s'exercer, entre autres, à travers l'offre romanesque, alors que ce nouveau statut bouleverse totalement les structures de la profession ? La formation initiale, jusqu'alors préalable à l'embauche des responsables d'équipements, disparaît, au profit d'une formation dite de post-recrutement. Jusqu'à ce jour, on pouvait parler du choix de ce métier comme d'une forme de vocation, mais qu'en sera-t-il demain ? En tout état de cause, une des conséquences du changement de statut sera la rupture brutale d'avec une histoire qui imprègne encore une grande partie de la profession : l'origine des bibliothèques, leur ancrage dans la société et leur rôle éducatif risquent de perdre de leur évidence lorsque les nouveaux venus auront à gérer des établissements sans avoir au préalable réfléchi à ces différentes questions et à ce qu'elles signifient quant aux orientations générales, qu'elles soient politiques ou sociales.

    Ma contribution à la réflexion professionnelle risque d'apparaître, dans ce contexte nouveau, comme un combat d'arrière-garde, une tentative vaine d'éclaircissement des pratiques, susceptible d'être rapidement dépassée. Pourtant, elle ne me semble pas superflue. Elle s'inscrit en réaction contre le mouvement qui voudrait réduire la bibliothèque à un rôle de prestation de service, diminuant d'autant la fonction du bibliothécaire, privé, dans ces conditions, de l'exercice le plus fin de son intelligence, de ses jugements et de ses goûts.

    Les progrès technologiques risquent de masquer, aux yeux mêmes de ceux qui travaillent dans les bibliothèques, la véritable finalité de celles-ci. Sources de savoir et de développement des personnes, elles ne peuvent être seulement un lieu d'approvisionnement, comme un distributeur de billets de banque. La confrontation avec le livre répond à d'autres besoins que ceux de la seule information. La bibliothèque de demain, encore plus moderne, encore plus automatisée qu'aujourd'hui, devra être aussi encore plus ouverte dans son offre de lecture, encore plus "compréhensive" envers ses différents publics. Elle devra être "pour chacun" afin de ne pas être "pour personne". Là est la clé de sa réussite future, comme lieu de ressources vitales, au moins autant que la lecture vivra. Pour être le foyer des livres, la bibliothèque doit aussi être le foyer des lecteurs, de tous les lecteurs. Donc de tous les genres de livres. Je me suis penchée exclusivement sur le roman, trop souvent considéré comme un genre trouble, ou d'importance secondaire, parce qu'il me semblait symboliser de manière efficace la problématique d'ensemble de la bibliothèque, à travers les fonds et les publics. La même réflexion aurait sans doute pu être menée à partir d'autres secteurs d'acquisition, mais elle n'aurait pas eu le même caractère : d'une part, parce que la littérature a une fonction irremplaçable dans la formation des personnes et d'autre part, parce que l'évolution de l'édition ne favorise par la création, voire l'ignore ou la déprécie. Mais en tout état de cause, il ne saurait y avoir d'équivoque : tous les livres ne sont pas porteurs des mêmes valeurs, tous ne remplissent pas le même office et les bibliothécaires doivent garder intacts leurs jugements quant à leurs contenus et développer leur attention à la littérature, en lui reconnaissant sa véritable fonction.

    Aujourd'hui, l'action consiste à inverser une logique qui tend trop souvent à niveler les fonds pour, au contraire, inscrire le lecteur dans un processus culturel de formation et non de consommation. "L'invention" du lecteur est l'oeuvre de chaque jour, que l'on ne peut approcher de manière conventionnelle et répétitive. La profession a peut-être besoin, plus que jamais, de réfléchir collectivement à l'offre de lecture car entrer dans le jeu du marketing éditorial, tentation permanente, est-ce vraiment oeuvrer au développement de la lecture et à la naissance de nouveaux lecteurs, objectifs principaux des bibliothécaires ? Le travail de sélection et de recherche qui s'accomplit très fréquemment dans le domaine de la littérature de jeunesse ne pourrait-il se faire dans celui de la littérature romanesque ? La bibliothèque idéale n'existe pas, mais qu'elle soit vivante, perfectible et ouverte sur l'avenir est impératif. A travers cette enquête, le constat est fait que l'analyse a posteriori de l'activité est indispensable, et au moins aussi utile que les projections sur le futur. Les enseignements que l'on peut en tirer sont susceptibles de donner aux différents partenaires, élus, bibliothécaires et usagers, des éléments solides de réflexion et d'orientation. A l'heure où les moyens de production des livres ont pris une ampleur extraordinaire et où tout, dans tous les domaines, va trop vite, la bibliothèque publique est un lieu de résistance tranquille et de liberté. Elle ne peut, à elle seule, réparer les injustices sociales et économiques qui limitent l'accès au livre. Mais elle peut. elle doit. contribuer à réduire les écarts entre livres et lecteurs, par la réactivation des motivations, donc du goût de lire, fondée sur une offre de lecture, inventive et ouverte.. Elle n'y parviendra qu'en étant "élitiste pour tous", avec toutes les gradations que cette formule recouvre, sans préjugés hasardeux sur les livres et les lecteurs. A cette unique condition, elle sera encore, demain, l'institution d'auto-formation permanente, libre et accessible à tous, dont la société a besoin.

    1. M.Raffin Deloule : Les bibliothèques de lecture publique leur fonction éducative à travers les acquisitions de romans, en 1986, dans quelques bibliothèques municipales de Sehte-Saint-Denis. Université Lumière Lyon II, Institut des Sciences et Pratiques d'éducation et de formation. 1992. retour au texte

    2. BBF. T33, n°4. 1988 retour au texte

    3. L'étude portait également sur le champ de la critique journalistique, à travers 9 périodiques : Le Monde des livres. Libération, l'Humanité, la Quinzaine Littéraire, le Magazine littéraire, Lire, l'événement du jeudi, Télérama, Marie-Claire. retour au texte

    4. ( Voir à ce propos Histoire de l'Édition Française TIY. retour au texte

    5. (S) Expression utilisée par Jean-Marie Bouvaisl. au Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil en 19N". pour stigmatiser la production de séries standards diffusées dans le monde entier, dans l'édition en général et non seulement pour le livre de jeunesse. retour au texte

    6. P.-H. Chombart de Lauwe : Pour une sociologie des aspirations. Denoêl, Coll. Médiations, 1971,p. 1971 retour au texte

    7. F.Rivière : Un personnage de roman, Paris, Floray, 1987. retour au texte

    8. 1 Officiel du -) septembre 1991 est-il superflu de signaler que les termes "bibliothécaires" et de la majeure partÎe des nouveaux grades au profit de ceux de "conservateurs d'assistants ou d'agents de conservation" et de "patrimoine" ? Faut-il y voir une évolution de l'acceptation de la fonction de la bibliothèque des bibliothécaires ? retour au texte