A la lumière d'un certain nombre d'articles parus dans la presse professionnelle au cours des cinq dernières années, il est clair que les appels à l'exigence d'un réel partenariat interprofessionnel incluant un réseau large, intégrant auteurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs, bibliothécaires et libraires cachent difficilement l'assombrissement des relations éditeurs/libraires dont "les liens de famille" semblent de plus en plus distandus, la scission entre le profil d'industriel du livre et le profil de commerçant de l'autre s'affinant au fil des ans, la distribution s'attachant dans la chaîne du livre, une place de toute première importance.
La revendication d'inter-professionnalité n'est pas le fait de l'ensemble de la profession, mais elle est le fait d'un certain nombre de bibliothécaires persuadés que la médiation de type culturel que nous avons avec nos lecteurs, en bibliothèque, n'est en rien à opposer avec les médiations culturelles et marchandes que la librairie a avec sa clientèle.
Ils sont clairs.
Pour le libraire, travailler avec les bibliothèque;
Pour les bibliothèques, travailler avec le libraire fournit l'opportunité de découvrir les modalités de fonctionnement d'un établissement soumis aux impératifs d'une entreprise et qui doit donc prendre en compte des critères de rentabilité financière tout en les assortissant d'objectifs culturels.
Ce partenariat est aussi pour les bibliothèques une voie possible vers l'amélioration de leur image de marque, car elles s'ouvrent à d'autres réalités et font à leur tour des efforts pour "vendre" mieux leurs services.
Ces acteurs ne doivent pas pour autant oublier le besoin de développer leur connaissance et donc leur compétence dans le domaine des contraintes économiques et des exigences culturelles propres à chaque métier. Le but d'une entreprise est de faire du profit, celui d'une bibliothèque est de servir une population, l'exigence de rentabilité n'étant pas totalement absente des obligations professionnelles d'aujourd'hui.
Sans doute les bibliothécaires bénéficie-raient-ils d'une estime accrue de la part du libraire, dans sa fonction de commerçant du moins :
Pour la bibliothèque, les présupposés ne sont pas moins impérieux. Elle doit :
Comment, aujourd'hui, se traitent les affaires entre les bibliothèques et les libraires ? Où les bibliothèques achètent-elles leurs documents ?
Si, pendant longtemps le marché provenant des ventes aux collectivités a fait l'objet de concurrences féroces, si les règles de fonctionnement de ces ventes restaient totalement à moraliser, si les villes recherchaient les marchés les plus confortables pour les finances publiques, faisant jouer âprement le jeu de la concurrence entre libraires locaux et grossistes parisiens, faisant fi des compensations que l'on doit au travail patient de recherche bibliographique auxquels seuls les petits libraires s'astreignent, il semble que les choses évoluent. D'après l'enquête téléphonique que j'ai pu mener auprès d'un certain nombre de bibliothèques municipales de villes de plus de 150 000 habitants ou de villes moyennes (40 000 habitants) de différentes régions de France ainsi qu'auprès de bibliothèques départementales, il apparaît qu'aujourd'hui les collectivités territoriales commencent à limiter leurs exigences de rabais et acceptent des remises moindre en reconnaissant à certains libraires leurs compétences et leurs prestations de services.
Le tour de France téléphonique que j'ai fait à l'occasion de mon intervention à Bologne l'illustre : à l'exception d'une grande ville du Sud-Ouest où est implantée une grosse librairie qui consent encore une remise de 30% sur les livres jeunesse, toutes les réponses obtenues donnent un taux de remise allant de 15 % à 26 %.
Je précise toutefois que les villes dotées de réseaux importants de lecture publique (annexes nombreuses) ou dotées d'une grande bibliothèque centrale morcellent leurs marchés, permettant ainsi à un nombre élargi de libraires locaux de bénéficier de ces marchés. La remise maximale alors relevée -soit 26 %- n'affectant que la fourniture d'un secteur de documents, ici les bandes dessinées. La remise la plus souvent évoquée oscille entre 15 % et 20 % pour l'ensemble des types de documents. Je précise aussi que les bibliothécaires de la ville du Sud-Ouest mentionnée traitent aussi leurs commandes avec des libraires spécialisés jeunesse où le taux de remise consenti est évidemment moindre, soit 15 %.
Les élus locaux, s'ils sont sensibles aux économies réalisées dans leur administration directe, savent aussi qu'ils ne peuvent fragiliser, au risque de le détruire, tout un tissu dont la diversité est nécessaire à la vitalité du livre. Ils savent que cette vitalité des librairies de proximité renforce l'attractivité de pôles commerciaux, et apporte opportunément un service marchand et culturel permettant la satisfaction sur place de besoins d'information, d'instruction et de distraction. Ils reconnaissent de plus en plus la fonction professionnelle des libraires comme médiateurs entre les oeuvres et le public, comme acteurs dans un jeu de contacts et de relations humaines que seuls le temps, l'implantation locale et une longue habitude savent générer.
On ne peut ignorer aujourd'hui que les ventes au détail ont regressé et que la librairie reste un circuit irremplaçable pour la vente du livre, avec un assortiment diversifié, une professionnalisation attestée.
Le cadre des marchés publics tel qu'il doit être appliqué prévoit trois formules :
Ces services comportent en général la mise à disposition d'un office des nouveautés régulièrement acheminées à la réunion de travail mensuelle ou bimensuelle des bibliothécaires, pour un examen de contenu avant décision d'achat. Cette pratique dont nous avons bénéficié très tôt à Grenoble grâce à un libraire local est courante aujourd'hui dans les bibliothèques jeunesse.
L'existence de cet office, la recherche bibliographique, les actions communes d'animation (invitations conjointes d'auteurs, les jeux concours en commun, les festivals ou salons nombreux en France et mêlant étroitement les deux professions) les commodités d'approvisionnement des livres, les souplesses de règlement (notamment en fin d'exercice budgétaire) sont reconnues comme des services précieux qui ne peuvent être que le fait de librairies de proximité - et souvent spécialisées jeunesse. Or ces dernières améliorent leur propre service par une connaissance accrue des collections, grâce au commerce habituel de leur clientèle et bénéficient de retours d'informations des lecteurs. Cette somme d'informations permet au libraire de former et d'organiser son intuition du public, de ses besoins et de ses réactions. J'ai pu noter dans cette brève enquête que certaines villes construisant leur premier équipement de lecture publique avaient à coeur de faire travailler même certaines maisons de la presse, quand le nombre des libraires était trop limité sur la ville. Dans un autre cas, l'abandon du choix du libraire local a été motivé par une défaillance persistante des services offerts et l'approvisionnement se fait dans un lieu proche et mieux offrant.
Si la pression sur le choix d'un commerçant local au détriment d'un commerçant d'une autre ville est plutôt affaire de bon sens et s'exerce avec discrétion, elle ne peut s'exercer dans le cas d'une procédure d'adjudication où la présence d'un représentant de la direction de la concurrence et des prix l'empêche. Le choix de l'adjudication dépend alors des services rendus à la collectivité et de l'amélioration du service public.
Sans doute les appels parus dans la presse professionnelle pour inciter les bibliothécaires à limiter leurs exigences de remise en prenant en compte les vertus d'un commerce de ce type (et de surcroît menacé dans le contexte économique actuel) ont-ils été entendus dans une large part car nombre de collègues interrogés m'ont dit avoir fait campagne auprès de leur personnel et de leurs élus pour les alerter sur les risques encourus en cas de surenchères. Développer des occasions de travail en commun, opportunité irremplaçable pour découvrir les contraintes professionnelles de ces "détaillants de culture" dont le métier, selon les propos de Christian Thorel, libraire à Toulouse, est une "vrai pelote d'épingles", car il joue tout à la fois un rôle de correspondant, de simple lecteur, d'acteur institutionnel. Bref une cohabitation qui frise l'impossible...
Communication faite à la foire internationale de Bologne 16 Avril 1993