Index des revues

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    Libraires et bibliothécaires

    Une communauté d'avenir

    Par J.-C. Garreta
    Par F. Casiot
    Par T. Gail Stone
    Une centaine de personnes ont participé à la journée d'études du 1er février, organisée par le groupe Paris à la Bibliothèque publique d'information. Les débats furent ouverts par J-c. Garreta et André Manuard.

    Livre ancien

    Le premier thème de discussion était consacré au livre ancien, et rassemblait Jean Viardot, libraire expert près la cour d'appel, Dominique Courvoisier, de la librairie Giraud-Badin président du Syndicat de la librairie ancienne et moderne (SLAM), Jean-François Foucaud, conseiller pour le patrimoine écrit à la DRAC du Languedoc-Roussillon et Bruno James, de la Médiathèque de la Villette. Face au livre ancien ou plus généralement au livre rare, les bibliothécaires, les libraires et les collectionneurs ont chacun leur perception spécifique et ont les uns des autres une image réductrice et même caricaturale, estime J.Viardot. Les collectionneurs sont trop hâtivement taxés d'être des spéculateurs, les libraires des marchands ignorants, les bibliothécaires des accapareurs stérilisant le marché. Mais en réalité, chaque groupe concourt à la préservation du patrimoine écrit et s'entraide pour faire avancer l'étude du livre ancien sous tous ses aspects.

    3 Des frictions : la préemption

    Certes des frictions peuvent survenir dans la compétition inévitable entre connaisseurs cherchant à acquérir l'objet unique - et un livre ancien a toujours quelque chose d'unique, comme le démontre la bibliologie matérielle -. Jadis, la Bibliothèque nationale était la seule à intervenir dans les ventes publiques, par la préemption d'ouvrages tout à fait exceptionnels.

    On sait que ce moyen, inconnu hors de France, permet à l'Etat de se substituer au dernier enchérisseur. Depuis dix ans, on a vu cette procédure se répandre en faveur d'autres bibliothèques municipales ou d'Etat. Lorsque l'Etat apporte un concours financier, les bibliothèques de collectivités locales n'en deviennent pas moins depuis 1987, propriétaires des documents préemptés. Mais l'assistance de la Direction du livre, souligne M.Foucaud, apporte d'abord une aide à l'information, pour signaler la mise en vente d'un manuscrit ou d'un livre intéressant une bibliothèque à l'autre bout de la France. Les libraires sont les premiers à reconnaître le bien fondé de l'enrichissement d'un fonds Tristan Corbières à Morlaix, d'un fonds Rimbaud à Charleville.

    Cependant, à une modalité d'exception doit correspondre un document d'exception ; est-ce bien toujours le cas ? Il faut reconnaître que bien des ouvrages nécessaires à une bibliothèque pourraient être acquis dans des ventes publiques par la voie des enchères normales. Pour l'Arsenal, J.C. Garreta ne se fait pas faute dans une même vacation d'intervenir des deux manières, selon les titres proposés, car il est bien vrai qu'il faudrait toujours être à même de justifier la procédure de la préemption. Dans cet esprit, il a pu arriver, signale D. Courvoisier, qu'un amateur renonce à donner un ordre d'achat deux fois supérieur à l'estimation du prix au niveau duquel la Bibliothèque nationale n'aurait pas pu se permettre d'intervenir. Il est vrai en revanche qu'une rafale de préemptions décourageant les acquéreurs, perturbe le déroulement normal d'une vente.

    Un autre sujet de difficulté entre libraires et bibliothécaires est la restriction à l'exportation ; depuis 1988 les libraires devaient soumettre les livres et manuscrits dépassant la valeur de 2 000F au contrôle (par un conservateur de la Bibliothèque nationale), l'Etat se réservant le droit de racheter le document à la valeur déclarée. Aussi, pour éviter les tracas de démarches lentes et fastidieuses, les exportations clandestines n'étaient pas rares.

    Dorénavant, la réglementation de la circulation des biens culturels dans la Communauté européenne distingue plusieurs catégories, en particulier les livres ayant plus de cent ans d'âge avec un seuil de 50 000 écus (350 000 francs), et les manuscrits avec, comme les archives, un degré zéro, c'est-à-dire quelle que soit leur valeur. Ce dernier cas va compliquer le travail des marchands d'autographes, tandis que pour les livres, le réajustement du seuil peut apparaître trop brutal ; le président du SLAM estime toutefois que dans leur ensemble, les libraires signaleront d'eux-mêmes les livres de moins de 50 000 écus ayant un intérêt éminent pour une collection publique. La rétention - rachat par l'Etat - n'existant plus, la seule mesure sera désormais le "classement" qui impose le maintien d'un document ou objet d'art, à l'intérieur des frontières.

    Et J.-C. Garreta se plaît à imaginer que le progrès de l'idée d'Europe amène à considérer que l'important est de ne pas laisser partir au-delà des mers les grands chefs-d'oeuvre nés sur le Vieux continent, quel que soit le pays d'origine. Mais tout le monde conclut qu'un document d'archives touchant l'histoire nationale a sa place normale dans le pays même.

    Enfin, M. Benelli exprime les doléances des libraires à l'égard des délais de l'administration. Les bibliothécaires en sont bien conscients mais n'ont aucun pouvoir d'intervention sur les pesantes pratiques des services financiers et des agents comptables.

    M La coopération : relations personnelles et stages

    Les rapports entre bibliothécaires et libraires d'ancien ont aussi des côtés positifs. J. Viardot a toujours entretenu de bons rapports avec les bibliothécaires et fréquente avec fruit la Réserve des imprimés de la Bibliothèque nationale. Les bibliothécaires ont également leurs librairies de prédilection ; c'est par l'entremise de libraires que B. James a pu directement acquérir des bibliothèques privées pour constituer le fonds d'histoire des sciences de la Médiathèque de la Villette.

    Les catalogues envoyés par les libraires sont dépouillés par le conservateur chargé des acquisitions et par le directeur ; dans plusieurs bibliothèques, le public trouve à côté du dernier numéro des revues, les catalogues de libraires proposant des livres sur l'histoire locale. Mais les bibliothécaires regrettent que les catalogues cachent si jalousement leur âge (coquetterie qu'expliquent des motifs commerciaux) : il faut les composter à la date d'arrivée pour pouvoir les classer convenablement (car la collection en est souvent conservée). Les libraires souhaiteraient mieux connaître l'existence des fonds spécialisés : quitte à vérifier adresse et téléphone dans l'annuaire électronique, le Répertoire des bibliothèques et centres de documentation [de France] publié par la Bibliothèque nationale en 1971 (et Supplément en 1973) a gardé tout son intérêt. On peut signaler aussi l'Annuaire du livre de collection 1985-1986_sous la direction d'A. Labarre, Paris, Pro-modis,1986 (voir p.159-226), et Papyrus, Répertoire des bibliothèques et centres de documentation Paris, C.E.P. Pilotes éditions, 1992, et sur Vidéotexte (3615 ABCDOC), la base créée par ORIADOC, avec plus de 7 000 bibliothèques classées par région. De leur côté les libraires font circuler entre eux des listes de desiderata ; chacun peut aussi laisser une recherche par le 36 15 BIBLIOTEL.

    Un domaine témoigne d'une coopération active c'est celui des stages complémentaires de quelques jours proposés depuis quatre ans par Médiadix et d'autres centres de préparation au CAFB, option patrimoine. Les membres du SLAM se sont de bonne grâce prêtés à cette opération, dans la mesure où leur calendrier (expertise chez un particulier, correction d'épreuves d'un catalogue, mise en place d'une vente aux enchères etc.) rencontrait les possibilités des candidats, souvent limitées par leurs obligations professionnelles parallèles. L'étude théorique du livre ancien ne doit pas faire oublier le contact essentiel avec les ouvrages, leur papier, leur reliure, dont un professionnel sait commenter l'originalité. Le stage en librairie donne l'occasion de manipuler une grande variété de livres.

    M La formation professionnelle

    Le second thème de la journée devait permettre de dresser un état des lieux de la formation professionnelle . contenus des formations existantes, recensement d'expériences significatives, afin de distinguer les disciplines et les outils communs facilitant un rapprochement entre les deux professions.

    Annie Bethery (Médiadix, IUT de Nanterre) présente le nouveau département "Métiers du livre" de l'IUT qui délivre après une scolarité d'un ou deux ans (après le BAC ou le DEUG) un DUT, formation qui devrait compenser la disparition du CAFB. Le programme a été conçu non pas de façon optionnelle mais le plus généraliste possible, englobant les métiers tournant autour d'une culture commune, le livre. Pour mieux travailler ensemble par la suite, il faut connaître les techniques et les contraintes de chacun. Jean-Claude Utard (IUT de Nanterre), chargé de cours sur l'édition contemporaine, insiste sur le fait que l'interprofessionnalité est quelque chose de concret et de nécessaire. Vocabulaire, outils, méthodes de gestion respectifs doivent être appréhendés par l'une et l'autre profession. Au-delà de la communauté du support, il y a une relation marchande avec des outils d'échange à connaître ; chacun doit connaître les procédures de l'autre pour réaliser une coopération harmonieuse. A. Bethery souligne l'importance des soixante heures réservées à la gestion du livre, dans le cursus de Nanterre.

    Martine Breton (Librairie "A tout livre" à Paris) décrit l'attente de formation chez les nouveaux libraires et sa propre expérience de formation des bibliothécaires, dans le cadre du CAFB. Elle note d'emblée, la grande différence de la librairie avec le statut des personnels de bibliothèque : pour ouvrir une librairie, il suffit de pouvoir acheter le fonds. On peut être libraire sans être formé, sans diplôme. Beaucoup de choses s'apprennent sur le tas. Le rôle des bibliothèques est souvent mal compris et de nombreux libraires y voient plutôt une concurrence à leur activité. Il est difficile de cerner les besoins des libraires qui n'ont pas de voix unanime ni de vision identique des choses. Dans la formation et la volonté d'ouverture des jeunes libraires, le rôle de l'ASFODELP est souligné. Rencontres et stages interprofessionnels permettent une reconnaissance mutuelle qui peut par la suite être approfondie. Tout le monde s'accorde à penser que la formation doit rappeler aux deux professions les occasions de travailler ensemble, comme par exemple les activités d'animation. De part et d'autre, il y a des choses à apprendre, des informations à échanger sur la mise en valeur des fonds, sur la présentation, la mise en espace des collections, la signalétique. Sur le plan de la formation, toutes les interventions ont bien marqué la nécessité de réaliser l'interprofession.

    M Le livre neuf

    Les marchés publics, les remises et la qualité des services ont été au coeur des débats de l'après-midi, consacrés aux acquisitions. Avec précision et transparence, chiffres à l'appui, libraires et bibliothécaires ont décrit leurs pratiques respectives et la manière dont s'établissait entre eux un véritable partenariat.

    Les trois libraires invités : (François Ver-gnon ("Les Mots Tordus", à Evreux), Christine Wodiczko (Librairie Sauramps à Montpellier), Ludovic Plaquevent (Le Livre français à Paris) insistent sur les relations de confiance, la reconnaissance réciproque des compétences qui existent entre les deux métiers. En effet, au-delà de la seule fourniture d'ouvrages, la librairie peut devenir un partenaire de la bibliothèque, à travers les "services" rendus. "Les Mots Tordus", qui réalise 40 % de son chiffre d'affaires avec les collectivités; Sauramps, avec 18 %, ont plafonné leur remise à 20 %. Mais en contrepartie, une variété de services sont offerts faisant du libraire un partenaire intellectuel permanent pour la bibliothèque : faculté de se servir directement en magasin sur le stock présent, office sur les nouveautés, participations aux activités culturelles, à des comités de lecture, production de bibliographies, accueil de visites de jeunes... Ces activités sortent de la fonction marchande, même si l'activité de base est économique et repose sur la marge brute. L. Plaquevent considère toutefois que les librairies, avec le type de clientèle que représentent les bibliothèques et leurs contraintes (remise consentie) sont une des rares professions commerciales acceptant de voir d'entrée leur marge brute diminuer de moitié. Il ajoute qu'il faut se réjouir quand les bibliothécaires disent qu'ils sont sensibles à la qualité du service et que la remise n'est qu'un élément parmi d'autres.

    Les bibliothécaires : (Francis Deguilly, (bibliothèque municipale d'Orléans), Nicole Letellier (Sorbonne), Nicole Picot, (BPI), Alain Massuard, bibliothèque de France ; Guy Limousin, BPI ; Paul Grange (Ville de Paris) ont largement évoqué la question des marchés publics et leur dialogue avec les tutelles financières pour imposer le principe du partenariat avec la librairie. Ainsi F. Deguilly a pu convaincre la municipalité que passer tout le budget en marché serait contre-performant (pour la bibliothèque comme pour le libraire) : 40 % de son budget se dépense ainsi hors-marché. Quant au marché, il se joue entre les deux principaux libraires d'Orléans, avec des remises autour de 25 %. Dans le cas de la Sorbonne, les accords de marché sont négociés au niveau de l'université et non de la bibliothèque. Mais celle-ci a bataillé avec les agents comptables pour garder un nombre varié de fournisseurs. Pour N. Letellier, le fait que le libraire assure un service rigoureux et stable est plus important que la remise. La bibliothèque a le minimum de déchets dans ses commandes si elle a facilité le travail du libraire, dans un contexte où rentabilité, complexité des procédures, une certaine précarité de l'édition ont modifié les relations entre libraire et bibliothèque. N. Picot, pour ses acquisitions de livres d'art, est très attachée à garder un grand nombre de fournisseurs, garantissant une pluralité d'informations et de services.

    Pour ces bibliothèques, les services demandés sont variés : commandes permanentes, souscriptions, ouvrages étrangers, localisation d'éditeurs, informations sur les coéditions, les traductions. La BPI tente avec l'accord de ses tutelles, comme nous l'a décrit G. Limousin, d'avoir les procédures administratives les plus souples possible. Actuellement, celles-ci permettent dans le cadre ou en dehors des marchés, de déterminer des chiffres d'affaire annuels avec les fournisseurs, aux meilleurs conditions de service, l'objectif étant d'obtenir une gestion optimale des crédits tout au long de l'année. Pour G. Limousin, la question des taux de remise, compte tenu de la politique d'acquisition de l'établissement, est un élément parmi d'autres à prendre en compte. A. Massuard fait remarquer que dans la procédure des marchés publics à laquelle il est souvent difficile d'échapper, il y a moyen de dégager des marges de manoeuvres communes. En effet, le code des marchés publics n'oblige pas à choisir le fournisseur le moins disant mais le mieux disant, notion très importante pour les bibliothécaires car elle permet d'introduire dans les cahiers des charges un glissement de la notion de remise à la notion de service. D'autre part, grâce à une bonne connaissance de ce qu'est l'offre libraire et la structure du prix du livre, le bibliothécaire doit pouvoir juger de la capacité d'une librairie à rendre tel ou tel service en dégageant telle ou telle marge, et finalement de la fiabilité du libraire sur la durée du marché. Dans cette voie, la Ville de Paris, pour ses bibliothèques, vient de passer un marché sur appel d'offres ouvert qui comporte trois séries de lots dont l'une exclut la souscription aux deux autres. Cela doit permettre de dégager différents types de libraires sur un marché d'achats groupés de nouveautés, lequel constituera un ballon d'essai sur la manière de travailler avec des libraires, procédure jusque-là peu utilisée par la Ville de Paris. Dans la procédure des appels d'offres, le découpage en lots apparaît être la bonne solution. Comme une évolution semble se dessiner, A. Massuard préconise l'association de libraires dans l'objectif de remporter des marchés. L'appel d'offres de la Ville de Paris est européen comme l'exige la législation. Toutefois, peu d'informations permettent actuellement d'estimer la capacité des fournisseurs étrangers à concurrencer le niveau de service des libraires français. Si la question de la concurrence déloyale des éditeurs et diffuseurs a été quelque peu éludée, ceux-ci ont été sévèrement critiqués pour la mauvaise gestion de leur stocks et des commandes. Libraires et bibliothécaires sont unanimes pour réclamer davantage de précision et de clarté dans les réponses sur les bordereaux de livraisons et les factures.