Le Cambodge, petit pays qui atteint bientôt les huit millions d'habitants, avait vécu sous protectorat français pendant quatre-vingts ans, avant de retrouver son indépendance en 1953. Dès 1968, le Cambodge était entraîné dans les luttes meurtrières qui désolaient le Viêt-nam voisin.
En 1970 les Nord-Vietnamiens s'emparent d'une grande partie du pays, ils permettent la création d'une armée khmère rouge qui s'empare de Phnom Penh en 1975, la vidant de ses habitants et exterminant environ un tiers de la population sous prétexte de faire table rase du passé.
En janvier 1979, l'armée vietnamienne entre au Cambodge et une grande partie de la population fuit massivement vers la frontière thaïlandaise où elle restera enfermée pendant 10 ans dans des camps. Un régime marxiste-léniniste s'installe pour plus de dix ans, jusqu'à l'intervention de l'ONU et la signature des accords de Paris du 23 octobre 1991 permettant de rétablir une indépendance politique.
C'est alors un pays exsangue qui doit tout à la fois reconstruire, un État, une économie, une société, une culture.
L'agglomération de Kompong Speu, à quarante-cinq kilomètres de Phnom Penh, regroupe environ 30 000 habitants, dans un environnement de rizières et de vie rurale. La bibliothèque pour enfants est dans une maisonnette bâtie en bois, de plain-pied, située dans un enclos dans lequel se trouvent des maisons traditionnelles sur pilotis.
A l'entrée, une grande bassine pour se laver les mains, et le traditionnel petit tas de chaussures et de tongs : au Cambodge comme dans la plupart des pays d'Asie on se déchausse pour pénétrer dans un intérieur.
La pièce unique d'environ 70 m2, au sol recouvert de nattes de paille, est divisée en trois compartiments par des étagères de rotin sur lesquelles se trouvent les livres présentés à plat. On trouve ainsi un coin lecture, dans lequel les enfants assis par terre lisent individuellement ou écoutent l'un des animateurs lire ou raconter ; l'espace central sert plutôt aux jeux éducatifs, aux séances de marionnettes tandis que dans l'espace atelier, sur une grande table de bois, les enfants peuvent dessiner, modeler, plier ou fabriquer de menus objets.
La bibliothèque est ouverte tous les jours, elle accueille les enfants de un à quatorze ans. Les enfants s'y succèdent individuellement ou par petits groupes, le plus souvent de frères et soeurs, ils sont en moyenne vingt ou trente enfants, très sages, un peu intimidés sans doute ce samedi matin par la présence des visiteurs occidentaux.
La bibliothécaire, rémunérée et formée par le SIPAR, est aidée par cinq personnes. C'est une vraie professionnelle qui nous expose pourquoi et comment elle travaille. Un système de bibliothèques mobiles, avec des caisses de bois transportées sur un vélo ou sur une mobylette lui permet de desservir les dix-huit écoles dépendant de l'agglomération de Kompong Speu. Elle passe environ une heure dans chaque école où elle dépose ses livres. Pendant les vacances, les bibliothécaires s'installent sur les marchés ou dans les pagodes. Ils desservent aussi le service de pédiatrie de l'hôpital.
Le fonds de livres est assez diversifié : environ 300 livres, qui sont à l'origine, des livres français, thaïlandais, russes, australiens. Ils ont été traduits par des traducteurs cambodgiens, le texte khmer écrit à la main est soigneusement collé sur le texte original. On trouve encore les textes khmers édités sur place par le SIPAR ; ils sont dus à des auteurs cambodgiens, qui créent et illustrent des textes, ou adaptent les légendes et les récits traditionnels. La vraie création est encore pauvre, et l'on remarque dans la production plusieurs écoles d'illustrateurs, dont certains fortement influencés par Walt Disney.
On trouve encore des textes khmers produits par une ONG japonaise, qui imprime en couleur. Depuis quelques temps, les animateurs du SIPAR se procurent, sur les marchés de Phnom Penh, des livres de contes édités à Pékin, en édition bilingue chinois-anglais, d'un très beau graphisme. Ces livres font eux aussi l'objet d'une traduction en khmer.
La plupart des livres sont des ouvrages de fiction, pour petits et tout-petits. L'édition de documentaires est encore cruellement manquante.
Dans le milieu de la matinée nous assistons à un petit spectacle de marionnettes ; l'histoire a été créée par les animateurs, elle est proche de la vie quotidienne des enfants, avec une tonalité pédagogique et morale : un enfant désobéit à sa mère et refuse d'aller garder les vaches, il entraîne ses amis dans une promenade, au retour le méchant leur barre la route et les enfants sont bien punis de leur désobéissance avant de pouvoir finalement rentrer chez eux. Ensuite on distribue les jeux : des jeux pour la plupart fabriqués ou adaptés sur le principe du mémory, des petits chevaux, du loto, du jeu de l'oie. Visiblement les enfants sont de milieu modeste, voire pauvre, leurs vêtements sont misérables. Tous sont posés, soigneux, souriants. La plupart de ces jeux sont de fabrication locale, les jeux en bois proviennent d'un lycée technique de Phnom Penh aidé par une ONG japonaise.
La bibliothécaire nous montre une série de dessins réalisés aux crayons de couleur, sur du papier d'ordinateur, soigneusement classés par enfant. Elle en fait une exposition une fois par an ; on retrouve le dessin d'enfant traditionnel : la maison, la rizière, les animaux domestiques, le soleil. On retrouve quelques rêves de belles jeunes filles, parées avec des vêtements, des bijoux et également beaucoup d'expressions de violence : des mitraillettes, des explosions, des destructions. Pourtant seuls les adolescents peuvent avoir de vrais souvenirs de guerre, pour les plus petits il s'agit de récits, de choses entendues. Mais on ne peut oublier que la guérilla n'est pas loin, que sans cesse des mines antipersonnelles explosent blessant avant tout les enfants, que les khmers rouges imposent encore leur loi dans les campagnes, et pas seulement à la frontière de la Thaïlande. Les enfants cambodgiens vivent auiourd'hui dans ce contexte d'instabilité et de danger permanent. C'est bien ce qu'expriment leurs dessins.
Cette bibliothèque représente une véritable innovation dans un environnement où le livre est totalement absent. En effet, le Cambodge reconstitue à grand peine son système éducatif et son matériel pédagogique, 70 % des instituteurs ont disparu dans la période khmère rouge, la plupart des écoles ont été brûlées, les livres détruits. 60 % de la population actuelle a moins de quinze ans et les enfants vont à l'école à mi-temps, deux groupes d'enfants se succédant dans une journée. Le livre scolaire reste encore pauvre et rare, l'ouvrage de fiction est totalement absent de l'école et des foyers.
Les enfants, dans ce havre de calme, prennent contact avec le livre, retrouvent le chemin de l'imaginaire, réapprennent à connaître leur propre culture.
Aujourd'hui, le ministère de la Culture, avec à sa tête un ministre francophone, Nouth Nareng, prépare la mise en place de structures et de programmes concernant le livre et la lecture.
Un directeur de l'édition vient d'être nommé, un vaste de programme concerne la réhabilitation de la Bibliothèque nationale : reconstruction du bâtiment, restauration des collections, mise en place d'une législation sur le dépôt légal, de même qu'un programme d'installation dans chaque province d'une bibliothèque publique et d'un musée.
Le projet de bibliobus doit logiquement prendre sa place dans cet ensemble.
La coopération française à d'ores et déjà apporté une aide très concrète en procédant dans huit des principaux ministères à l'installation de centre de documentation dotés d'un fonds spécialisé, d'un ordinateur et d'un copieur, et en organisant la recrutement et la formation du personnel.
En ce qui concerne la Bibliothèque nationale, c'est une vaste coopération qui se met en place ; la France participe à la réhabilitation des locaux, à des échanges de personnel : deux conservateurs cambodgiens sont en stage à la Bibliothèque nationale de France pour six mois, un conservateur français sera détaché pour un an, quelques membres du personnel des bibliothèques universitaires ont effectué des stages en France.
Avec le projet de bibliobus, il s'agira de participer à la création de structure de lecture publique.
La ville de Phnom Penh avant les événements avait une bibliothèque publique, dont le bâtiment est actuellement occupé par un restaurant, c'est la Bibliothèque nationale, dont on sait qu'elle est en cours de réhabilitation qui joue actuellement un rôle modeste de la lecture publique.
L'État français va donc dans quelques mois remettre au Cambodge un bibliobus, réformé par le département du Tarn, mais au demeurant en très bon état. La législation française interdit la cession gratuite d'un véhicule, mais les autorisations ont été données au plus haut niveau ; il faut en remercier les ministres du Budget et de la Culture de même qu'un certain nombre de fonctionnaires de l'État et du département du Tarn. Le départ est prévu au mois de décembre, le ministère des Affaires étrangères prenant en charge les frais de transport.
D'ores et déjà les dons affluent de la part d'un certain nombre d'éditeurs ; il a été convenu d'emporter essentiellement des livres d'enfants, abondamment illustrés. Le bibliobus partira donc avec ses livres et du matériel d'équipement.
Les missions assignées à ce bibliobus de même que ses modalités de fonctionnement font actuellement l'objet d'une concertation très précise entre le ministre de la Culture et la coopération française. Il s'agit d'un don à l'État cambodgien, qui prendra en charge le rattachement administratif du bibliobus à la Bibliothèque nationale, la nomination et le détachement du personnel, les conditions matérielles de garage, entretien, fonctionnement. Le centre culturel français apportera son appui technique pour la gestion des fonds documentaires, classement, le stockage, l'entretien, le renouvellement. Il organisera conjointement avec les services cambodgiens des évaluations du fonctionnement de ce nouveau service.
Quant aux missions proprement dites du bibliobus, on comprendra aisément qu'elles ne vont pas de soi. Au départ le bibliobus emportera des livres d'enfants, en français. La francophonie dans ce pays sinistré est aujourd'hui quasiment nulle, les enfants parlent khmer, ils sont scolarisés à grand-peine comme on l'a vu. La ville de Phnom Penh et ses environs regroupent plus d'un million d'habitants, l'habitat est précaire, manque d'électricité et d'eau par exemple. La voirie est dans un état déplorable. Le bibliobus desservira donc la ville elle-même et la proche banlieue.
A l'évidence ce bibliobus ne fera pas de prêt direct, ni ne pourra s'adresser directement à aucun public, sans intermédiaire. C'est là sans doute que nous retrouverons le SIPAR et ses équipes d'animateurs et de traducteurs.
Les livres devront être traduits, lus, ou racontés. Ils devront être le plus vite possible complétés par les éditions cambodgiennes, ou les ouvrages d'origine diverses déjà traduits. Ils devront être déposés auprès d'instituteurs ou dans les pagodes qui jouent actuellement un véritable rôle d'animation socioculturelle, auprès de personnes relais elles-mêmes sensibilisées à ce nouveau rôle de médiateurs du livre.
On comprendra combien ce projet est passionnant, et combien il faut de précautions et d'assurances des meilleurs collaborations avant sa mise en place, pour éviter les échecs connus par d'autres expériences de ce genre, et permettre ainsi de favoriser le retour de la lecture publique au Cambodge.