Index des revues

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    Contre la perte et l'oubli de tout

    Par Georges-Olivier Châteaureynaud, Écrivain

    J'ai commencé ma carrière d'écrivain au début des années soixante-dix, dans un monde où nombre d'ouvrages littéraires comportaient encore, lors de leur première parution, deux tirages distincts : le tirage de tête, sur un papier plus ou moins luxueux, et l'ordinaire, sur un papier plus ou moins déplorable. Au moins chez certains éditeurs, même les débutants avaient droit à leurs « vingt-quatre exemplaires sur alfa, dont dix exemplaires de vente numérotés HC 1 à HC XIV, constituant l'édition originale ». Ils pouvaient ainsi se flatter de marcher sur les traces de leurs aînés, puisque l'institution éditoriale semblait faire presque autant de cas des oeuvrettes des uns que des oeuvres des autres. On montait en grade de livre en livre car le suivant paraissait sur vélin pur fil, le troisième sur vergé. Le plus beau c'est qu'on épuisait ce tirage de tête à tous les coups, grâce à une poignée de bibliophiles intrépides, même s'il arrivait que le tirage courant courût surtout vers le pilon.

    Sous quelle forme le livre se présente-t-il d'abord à nous ? J'ai connu les armoires à livres des écoles, pleines de " contes et légendes ", de « Bibliothèques vertes » et de « Rouge et or », tous en bleu de chauffe, ce papier bleu très épais qui, à l'usure, s'avachissait et se feutrait d'une façon caractéristique de la communale, IVe République... Ma mère gardait dans une armoire, elle aussi, une quarantaine de Bibliothèque pourpre », de « Marabout et de premiers poches de la Librairie générale française. Mon grand-père, lui, possédait une vraie bibliothèque, un meuble vitré qui ne servait qu'à ça. Bourré sur deux rangées de romans policiers, de romans de gare américains et d'honnêtes classiques français, il renfermait en outre un bon demi-mètre de volumes aux couvertures aussi fascinantes que criardes : des » Fleuve noir anticipation à « La fusée J'allais oublier la bibliothèque du pirate, une étagère de livres de mer et de voyage, bien sûr, à bord du voilier de mon père. Bref! Rien que du tout-venant. Le volume le plus remarquable que j'ai tenu entre mes mains avant ma dix-huitième année était un Chante-cler de Rostand chez je ne sais plus qui, illustré et numéroté ; un joli bouquin mais sans doute pas un beau livre.

    Vignette de l'image.Illustration
    Blaise Cendrars in Pour une bibliothèque idéale

    Peut-être ce relatif dénuement originel, en me tenant longtemps éloigné de trop ensorcelantes merveilles, m'a-t-il épargné de donner dans la vraie bibliophilie, celle à laquelle, d'une façon ou d'une autre, on est amené à consacrer, voire à sacrifier sa vie ? J'avais déjà dans l'idée de faire autre chose de la mienne. Et puis il vaut mieux ne pas s'enticher de manuscrits à enluminures quand on est surveillant d'externat à mi-temps... A vingt ans j'ai aimé à ma portée : éditions originales d'auteurs contemporains que nous n'étions pas trop nombreux à placer au-dessus de tout. Une loi interdisait aux éditeurs de spéculer sur leur propre fonds. La Vie dans les plis d'Henri Michaux, dans son cartonnage de Mario Prassinos de 1951, n'était pas épuisé chez l'éditeur et coûtait encore 10,50 F à la librairie Gallimard du boulevard Raspail. Une dizaine d'années plus tard le cartonnage romantico-rococo de Colette Duhamel pour le Peter Ibbetson de Georges Du Maurrier illustré par l'auteur valait moins cher chez Gilbert Jeune que le best-seller du moment, laid dehors comme dedans.

    La collectivité qui rassemble, recense et préserve les livres, ne fait que systématiser, avec les moyens que lui confère la puissance publique, la quête individualiste du bibliophile. A cette différence près que le particulier rue parfois -souvent - dans une folie en principe épargnée au professionnel : celle de la possession. Un conservateur, un bibliothécaire acquièrent des ouvrages pour les ajouter au patrimoine commun. Il ne leur viendrait pas à l'esprit de confondre leur moi, son étendue, sa complexité, son éventuelle excellence, avec le fonds qu'il leur revient de gérer. Il y a dans le principe de la propriété d'un livre rare, comme d'un tableau, quelque chose d'obscurément hérétique. Cette hérésie-là est d'autant plus délectable qu'il s'agit à peu près de la dernière dont on puisse se rendre coupable en Occident où l'on a poussé la décadence à une extrémité impensable pour nos pères : on va jus-qu'à tout respecter.

    J'aurai passé une part non négligeable de mon temps à chercher des livres. Un des privilèges du chineur, quel que soit son domaine d'élection, c'est qu'il demeure par le biais de sa passion en communication constante avec le destin. On lui donne à tout instant des nouvelles de son étoile : il trouve ou il ne trouve pas, il brûle ou il gèle, comme on dit à cache-tampon. Le jour où, enthousiasmé par la lecture de « Marbre ", je me mis en tête de chercher des premières éditions d'An-dré Pieyre de Mandiargues, j'en trouvai à chaque pas du matin jusqu'au soir. Le Musée noir et Le Cadran lunaire chez Laf-font, le Belvédaire et le Deuxième belvédaire dans la collection La galerie chez Grasset, poussaient sous mes doigts dans les bacs des libraires d'occasion comme des champignons dans le sous-bois après l'ondée.

    En s'entourant de livres, l'Homme s'efforce de délimiter autour de lui un enclos d'éternité. Une telle compulsion se heurte pourtant à la fois à toute notre expérience, et à un sentiment si profond, si intime, qu'il est comme le signe de notre appartenance à l'espèce humaine : rien n'est impérissable. En cela cette folie entreprise nous exprime au plus près. C'est le compte du temps, notre éternel débit sur ses registres, que nous tentons désespérément d'apurer.

    Dans notre lutte contre la perte et l'oubli de tout, nous usons d'armes paradoxales. Le fragile papier dure plus que le granit. C'est qu'il se prête à la duplication, à la multiplication, à la dissémination. Les vingt ou trente exemplaires combustibles et putrescibles d'un incunable avaient plus de chances de traverser les siècles qu'une stèle de pierre. Pour celle d'Hammourabi qui nous est parvenue, combien reposent à jamais « sous dix couches de ténèbres » ?A contrario, a-t-on vraiment perdu une phrase, une ligne, depuis l'invention de l'imprimerie ? Naïfs nazis, gourdifles en chemise brune ! Brûler un livre, c'est brûler Phénix.

    Parce que, sur les modes fantasmatiques et fétichistes, seul le livre nous permet, en assouvissant la compulsion dont je parlais plus haut, d'apaiser l'angoisse qui la sous-tend, on peut compter que rien ne saurait le remplacer, c'est-à-dire exercer sur nous la même fascination. Bien sûr, un CD-Rom pesant quelques dizaines de grammes renferme plus d'écrit que n'en déchiffreront la plupart de nos contemporains dans la durée de leur vie. Cependant, si on le compare au livre, aucune magie ne se dégage de l'ordinateur. Ou du moins, celle qui s'en dégage est autre. Le cerveau artificiel renvoie plus à Prométhée ou au Golem qu'à Cronos.

    Dans notre univers mental où le grimoire a sa place archétypale, il n'y a pas encore de « vieux programmes d'ordinateur inintelligibles mais renfermant de terribles secrets ». On n'oublie certes pas que le livre a d'abord été le Livre, la Bible, et qu'il lui en est resté quelque chose jusqu'en notre siècle où il est d'abord profane.

    L'ordinateur, qui n'a pas bénéficié d'une telle sacralisation, ne peut revendiquer un statut comparable. Et l'attachement, l'espèce de piété nostalgique dont nous entourons les petits albums mâchouillés et écornés de notre enfance ? A cela non plus, l'ordinateur ne saurait prétendre. Le livre charnel et familier dont on tourne les pages, qu'on prend dans ses mains, qu'on peut serrer contre soi, contre son coeur », n'appartient pas seulement à l'ordre pré-technologique. Il est aussi enraciné en nous, dans les couches archaïques de notre psyché. Nous avons tous, outre notre parentèle de chair, une famille de papier.