Ainsi s'exprime Neda Cukac, au nom de ses collègues de la Bibliothèque nationale de Bosnie à Sarajevo (NUB). Ces derniers, au nombre de 150 avant la guerre, sont encore une quarantaine, dont 17 bibliothécaires qualifiés, à venir travailler régulièrement dans les locaux provisoires de la NUB, situés sur un quai de la rivière Miljacka, qui traverse la ville dans sa longueur et dessine la ligne de front vers l'ouest. Beaucoup ont changé de métier, émigré, ou sont au front. Une dizaine de bureaux, sur deux étages, non chauffés en hiver, des machines à écrire de modèle ancien. Les fournitures manquent de manière chronique : un tube de blanc correcteur pour six personnes, quelques liasses de papier-pelure, des registres. Des collections de périodiques, le plus souvent dépareillées, sont entassées tant bien que mal dans un long couloir sombre.
Comme l'explique Neda, l'équipe est rarement au complet, en raison des problèmes de transports ou de l'activité des snipers. Comme tous les Sarajeviens astreints à l'obligation de travail (1) , les bibliothécaires se rendent tôt le matin sur leur lieu de travail et rentrent chez eux vers quinze heures. En effet, en fin d'après-midi, les tirs venus des collines se déclenchent à nouveau.
La Bibliothèque nationale était domiciliée depuis 1945 dans le bâtiment de l'ancien hôtel de ville, construit à l'époque de la domination austro-hongroise (1878-1918) dans un style néo-mauresque. En 1992, dès le début de l'investissement de la ville (en avril), on met à l'abri une partie des collections les plus remarquables dans les caves de la bibliothèque, sous la conduite de M. Kulender. Après avoir été atteinte une trentaine de fois par les projectiles des assiégeants serbes, elle est touchée le 26 août 1992 par une grenade incendiaire. Malgré les efforts des équipes de sauvetage, aidées par la Forpronu, la majeure partie des collections (trois millions de volumes) est détruite dans l'incendie, subissant le même sort que les milliers de manuscrits de l'Institut oriental de Sarajevo. Ainsi, un ensemble inestimable de documents témoignant de l'histoire et du patrimoine des différentes communautés bosniaques a disparu.
Tous les ouvrages de référence, le fonds austro-hongrois, le fonds musical et surtout les collections de périodiques bosniaques, irremplaçables, ont disparu, de même que l'ensemble des catalogues imprimés et sur fiches (à l'exception de celui des périodiques) ainsi que les systèmes informatiques. On estime que 10 % des collections subsistent, dispersées dans trois dépôts différents, entassées le plus souvent à même le sol. Plusieurs bibliothèques universitaires ont également été endommagées... Selon Munevera Zeco, 40 % environ du patrimoine écrit de la Bosnie-Herzégovine a disparu dans la guerre.
Après ans deux d'inactivité quasi totale, les bibliothécaires ont repris leur travail selon plusieurs axes :
Les ouvrages de références (manuels, dictionnaires, encyclopédies) nécessaires à ces entreprises font cruellement défaut. Certains, comme des dictionnaires de langue, sont disponibles à Sarajevo, mais la NUB ne dispose pas de budget officiel. La NUB n'a plus de liaison avec l'Institut bibliographique de Belgrade qui assurait le dépôt légal pour toute l'ex-Yougoslavie, ni avec l'Institut des sciences de l'information de Maribor, Slovénie, qui recueillait notamment les données informatisées envoyées par la NUB depuis 1987.
P..., ancien élève de l'école Estienne de Paris. Il occupe un poste clef dans une importante maison d'édition de la ville de Svetlost qui a publié une dizaine de titres depuis 1992. Il me montre la maquette d'un ouvrage en cours de fabrication : Sarajevo, avant, après. De confession orthodoxe, il vit depuis des générations à Sarajevo. Il s'est battu pendant deux ans sur le front dans l'armée gouvernementale bosniaque et a été blessé au genou.
Enes Kujundzic, le directeur de la Bibliothèque nationale. Orientaliste de formation, il habite Dobrinja, un des quartiers les plus excentrés et le plus dévasté par la guerre. Lui et sa famille habitent à cent mètres de la ligne de front. Pour se rendre à son travail, il prend le tramway qui descend sur plusieurs kilomètres l'interminable avenue Vojvode Putnika - dite Sniper Allée - très exposée aux tirs des collines surplombant la cuvette de Sarajevo. Lorsque le service du tramway est interrompu (souvent du fait des snipers) il fait le chemin à pied, soit quatre heures de marche aller-retour dans la journée. Il est le seul membre du personnel à être payé par son gouvernement, l'équivalent d'un Deutschmark par mois.
Favzida, bibliothécaire. Elle se souvient avec émotion de Paris où, boursière du gouvernement français, elle a été l'élève de Louise-Noëlle Malclès. Symptomatique du besoin confinant à l'obsession de nos collègues de Sarajevo de renouer des contacts avec le monde extérieur, elle s'enquiert de la possibilité de rétablir le prêt interbibliothèques international. Ce qui, à nos yeux, semble pour le moins prématuré et traduit le souci de répondre à une demande bien réelle de la part de la communauté universitaire de Sarajevo. Elle exprime son espoir que le monde prouve sa solidarité avec une nation qui persiste à adhérer, malgré les pressions qui s'exercent sur elle, aux valeurs de base de nos démocraties occidentales ; ce dont elle et ses collègues, témoignent à leur manière. Pour Nada, Munevera, Neda, An-ka, Amira, Meliha et les autres, toutes confessions confondues, la partition « ethnique » est un non-sens.