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    Voyage devant les écrans

    Les informaticiens au pays des bibliothécaires..., les bibliothécaires au pays des informaticiens

    Par Serge Salomon, Directeur-adjoint de l'Informatique et des Nouvelles Technologies Bibliothèque nationale de France

    Le temps est révolu où le personnel traditionnel des bibliothèques pouvait gérer, à partir de son métier de base, pratiquement sans appui externe, toutes les activités d'une bibliothèque. L'accroissement qualitatif et quantitatif des tâches, les nécessaires gains de productivité demandés aux établissements, ainsi que l'évolution rapide des techniques extrêmement variées à mettre en oeuvre au service d'objectifs à moyen et long terme, ont imposé au monde des bibliothèques de faire appel à d'autres métiers.

    Ainsi, l'informatique, que ces bibliothèques françaises n'ont largement découverte que depuis une douzaine d'années, constitue, au-delà d'une simple technique, une des multiples facettes aujourd'hui incontournable des divers métiers agissant à l'intérieur ou en accompagnement des bibliothèques.

    Symétriquement, force est de constater que l'informatique a découvert tardivement les bibliothèques. Pour des raisons de taille et de rentabilité du marché des bibliothèques et également en raison de la complexité de techniques spécifiques de base de données textuelles et de traitement transactionnel à mettre en oeuvre, l'informatique a d'abord envahi le monde de la gestion traditionnelle des entreprises avant de proposer des solutions viables financièrement et fonctionnellement pour les bibliothèques.

    De ce rapprochement récent, dont j'ai été le témoin et un des acteurs parmi tant d'autres, il est possible de tirer des enseignements, des comparaisons et des perspectives en termes de champ d'activités, de méthodes ou de rapports de travail, de compétences.

    L'informatique dans l'entreprise

    Sans que cela ait valeur de définition, on peut considérer que l'informatique couvre, à un premier niveau, l'ensemble des techniques automatisées de traitement de l'information d'une entreprise et au service de celle-ci. Il est banal aujourd'hui de considérer l'information, sous toutes ses formes, comme une richesse et une ressource de l'entreprise, comme le sont également les ressources financières ou humaines. Un des facteurs de performance d'une entreprise dépend de la maîtrise qu'elle a de son système d'information », c'est-à-dire de l'ensemble des composants (organisationnels, matériels, fonctionnels...) nécessaires à la conduite de ses activités dans son environnement propre.

    Les activités d'une entreprise sont largement fondées sur des acteurs, c'est-à-dire sur des hommes et des femmes qui mettent en oeuvre des procédures et exécutent des tâches pour réaliser des produits et services créés par l'entreprise. On constate immédiatement que l'automatisation d'une partie de ces tâches par informatique touche à l'organisation et requiert l'assentiment de l'ensemble des acteurs concernés par cette informatisation.

    Ainsi de technique et d'outil, l'informatique est devenue progressivement un enjeu managérial, non seulement par le coût qu'elle représente dans les budgets d'investissement et de fonctionnement, mais aussi par le capital de connaissance de l'entreprise qu'elle est amenée à gérer et par l'impact qu'elle a nécessairement sur l'organisation et les hommes ou les femmes qui l'utilisent.

    L'informaticien se doit évidemment de maîtriser la technique ; il doit de plus en plus être au service des évolutions stratégiques de l'entreprise pour tout ce qui concerne la maîtrise par celle-ci de son capital informationnel. Enfin il doit veiller à ce que l'outil s'intègre harmonieusement dans l'organisation de l'entreprise et soit accepté par l'ensemble des utilisateurs de cet outil.

    L'informatique dans les bibliothèques

    À cet égard, la rencontre de l'informatique avec le monde des bibliothèques est doublement passionnante. D'abord parce qu'elle répond à la découverte classique, mais toujours enrichissante, entre un informaticien et un utilisateur. Enfin parce que, dans ce cas particulier, il s'avère que l'utilisateur bibliothécaire est lui-même un médiateur de l'information et qu'il a depuis longtemps développé ses propres techniques d'organisation de l'information au service d'une autre catégorie d'utilisateurs : les lecteurs.

    Informaticiens et bibliothécaires se voient aujourd'hui ainsi conduits à travailler ensemble pour mettre en oeuvre les techniques les plus modernes afin de donner accès à une information encore plus abstraite, enjeu de la connaissance, à une population de lecteurs de plus en plus large et éloignée de la collection physique des documents de la bibliothèque.

    La première phase de l'automatisation

    De la première phase de la rencontre, il est possible de tirer un ensemble d'enseignements à travers les étapes somme toute classiques de tout processus d'informatisation.

    Dans une première étape, le dialogue s'est instauré principalement autour des données manipulées. L'informaticien a alors tenté de comprendre la structure d'un catalogue et a découvert très vite que ses a priori simplificateurs, par exemple sur la signalisation d'un document par un auteur, un titre et un mot clé, ne correspondaient pas à la réalité complexe de la gestion d'un catalogue. Souvent d'ailleurs le bibliothécaire a préparé à l'intention de l'informaticien néophyte quelques volumes du format INTERMARC (avec ou sans notices à niveaux !) ou UNIMARC pour persuader l'informaticien que lui, bibliothécaire, savait à l'évidence quelles étaient les informations nécessaires et suffisantes pour gérer un catalogue automatisé et comment les structurer.

    Informaticiens et bibliothécaires ont découvert alors qu'ils partageaient des concepts équivalents tels que fichier/ index/point d'accès/classement/champ... pour organiser les informations de manière cohérente, ce qui montre malgré des cultures extrêmement différentes, un voisinage conceptuel particulièrement caractéristique dans la relation bibliothécaire/informaticien.

    Dans l'existence de ce fameux Machine Readable Cataloguing format (MARC) qui est le b. a.-ba du jargon commun entre le bibliothécaire « informatisé » et l'informaticien initié à la bibliothéconomie on peut voir beaucoup d'avantages : langage commun et international aboutissant à une structuration des données bibliographiques favorisant leur échange et le développement de systèmes progiciels de gestion des bibliothèques.

    Mais il conviendra un jour (sûrement pas dans cet article) d'en mesurer les inconvénients. On peut, en effet, s'interroger sur les conséquences de l'ambiguïté de leurs rôles respectifs, qui a prévalu à l'origine de cette rencontre entre le bibliothécaire et l'informaticien. Dans le processus d'informatisation des bibliothèques des années quatre-vingt, un format de données, élaboré par les utilisateurs dans un contexte technologique tout à fait obsolète (fin des années soixante) a été imposé aux informaticiens. Une modélisation, menée selon les règles de l'art et sans contraintes de l'historique, ne donnerait sans doute pas aujourd'hui le format MARC.

    Dans une deuxième étape, l'informaticien s'est penché sur les différentes chaînes de traitement de la bibliothèque (acquisition/catalogage/prêt/magasinage) Dans cette étape de développement d'un système d'information l'utilisateur est amené à réfléchir sur son schéma d'organisation manuel, à le décrire en détail d'abord et à le revoir ensuite. C'est évidemment dans cette étape que le projet informatique peut être amené indirectement à bousculer des modes de fonctionnement traditionnels, à décloisonner certains particularismes (le syndrome du « spécifique ») et, pourquoi le cacher, à remettre en question certains pouvoirs au sein de la bibliothèque. Cette situation est classique. Informatiser un processus oblige l'utilisateur à s'interroger sur l'efficacité et la pertinence de ce processus.

    Pour la plupart, cette étape a été vécue de manière très positive et motivante, comme une opportunité de faire évoluer le métier, les conditions de travail, la qualité du service rendu aux lecteurs. Pour certains, cette remise en cause peut être vécue comme un « droit de regard » que s'arrogerait un élément extérieur au monde des bibliothèques sur le fonctionnement actuel d'une institution. Ce risque de conflit ne peut être résolu que par une double démarche : de la part de l'informaticien qui doit travailler avec une déontologie claire privilégiant l'écoute de l'utilisateur, sans arrogance ni complaisance, et de la part de l'utilisateur qui doit accepter que ses investissements coûteux soient justifiables pour le management.

    Un moyen pour réguler ce risque de conflit est la mise en place de structures de pilotage impliquant la direction de la bibliothèque et ses tutelles financières, les services utilisateurs et les informaticiens. Pour des raisons opérationnelles, il est parfois judicieux de mettre en place, pour des projets importants, une structure intermédiaire de travail réunissant les informaticiens et des utilisateurs désignés (des correspondants informatiques) possédant le fonds et ayant également une large confiance de leur direction pour instruire les multiples questions fonctionnelles ou organisationnelles posées par un processus d'automatisation, et pour prendre des décisions rapidement.

    Car apparaît un autre risque de conflit dans le processus de développement du système d'information (la troisième étape), c'est la gestion du temps et " qui dit temps dit argent ». Ce n'est pas faire injure aux utilisateurs que d'affirmer que ceux-ci n'ont pas la même notion des contraintes de délais ; symétriquement, il faut reconnaître que l'informaticien a bien souvent tendance à ne pas respecter les calendriers qu'il a lui-même annoncés. Le « dialogue sur le thème Qui est responsable du retard ? » est aussi un classique que bibliothécaires et informaticiens ont l'habitude de pratiquer !

    Dans une quatrième étape, il s'agit de mettre en oeuvre le système, après l'avoir testé, documenté, paramétré et finalement recetté, étape fondamentale où généralement se retrouvent tous les acteurs qui ont collaboré au projet informatique depuis sa genèse. C'est l'étape de l'appropriation du système par l'utilisateur, de son accompagnement pour que le petit cercle des acteurs qui ont conduit le projet s'élargisse à l'ensemble des personnels et lecteurs concernés par l'informatisation de la bibliothèque.

    De cette première phase de rencontre d'un processus d'informatisation d'un nouveau secteur, je retire essentiellement des points forts : un avantage commun, de très nombreux projets qui, malgré les aléas du début, ont réussi une motivation générale de l'ensemble des personnels de bibliothèque, une réticence au changement relativement minoritaire, des acquis de plus en plus stables en termes fonctionnels, organisationnels ou techniques.

    Au cours des dix dernières années, a été constitué un capital en termes de savoir-faire, de compétences, de méthodes de travail, d'échange d'expériences dans le domaine de l'automatisation des bibliothèques, qui ne semble pas assez reconnu et valorisé, sans parler évidemment du capital informationnel qui a été constitué pendant cette période depuis ces millions de notices informatisées en 1985 et les vingt-cinq millions, et plus sans doute, disponibles aujourd'hui.

    La deuxième phase

    Avec ces acquis, sommes-nous prêts, bibliothécaires et informaticiens, à aborder la deuxième phase de notre rencontre, celle de l'ouverture vers la société de l'information qui nous est promise ?

    Car il ne faut pas s'y tromper, une deuxième révolution attend les bibliothèques. Si dans une première phase, il s'est agi essentiellement d'automatiser les processus internes de fonctionnement, aujourd'hui le public, les chercheurs, les médias, les prescripteurs en général, imaginent une mise à disposition rapide et généralisée des ressources des bibliothèques (catalogue et documents), sur des réseaux mondiaux, tels qu'Internet, en cours de constitution (les autoroutes de l'information »).

    On a vu plus haut que le bibliothécaire et l'informaticien partagent tout un ensemble de concepts et de méthodes, autour de ce qu'on pourrait qualifier des technologies de l'information.

    Ce partage est une richesse, s'il est vécu également comme une complémentarité de métiers, de rôles et de responsabilités. Mais ce partage peut être source de conflits, si ne sont pas reconnus par l'une ou l'autre des parties, la spécificité et l'apport propres de l'autre partie. En particulier, il serait dangereux que ne soit pas trouvé rapidement un cadre commun d'analyse des enjeux, mais aussi des contraintes techniques, financières ou juridiques de mise en oeuvre et d'exploitation de toutes ces nouvelles technologies.

    Le mythe ou l'illusion entretenus consciemment ou non par les différents acteurs sur ces technologies ne fera que se retourner contre les bibliothèques elles-mêmes. Il a fallu dix ans pour introduire de manière concrète l'informatique dans les bibliothèques françaises. Les défis qui attendent les bibliothèques sont bien plus considérables en termes financiers et technologiques.

    À cet égard, la répartition classique des rôles - à l'utilisateur la définition du besoin (le quoi), à l'informaticien la conception et la réalisation des moyens (le comment) - apparaît bien insuffisante lorsque l'utilisateur s'avère être aujourd'hui » Monsieur Tout le monde ».

    Sans que je puisse ici tracer la solution », je pense qu'il est temps que, forts de l'expérience acquise ces dix dernières années et conscients des effets qui nous attendent, bibliothécaires et informaticiens réfléchissent ensemble au contour, sinon d'un nouveau métier, au moins d'une nouvelle approche responsable et commune privilégiant la reconnaissance qu'ils ont besoin des médiateurs de l'information au service des citoyens, et qu'ils ont besoin les uns des autres pour répondre aux attentes des utilisateurs finaux que sont les usagers.