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    Immeubles à gérer

    Par Jean-Pierre Roze, Bibliothèque Sainte-Geneviève

    Il est assez rare, en dehors de la BNF, que des bibliothèques aient, en France, à assurer l'essentiel de la charge de leurs bâtiments avec un concours extérieur relativement limité. Les bibliothèques d'universités, de grands établissements ou de collectivités territoriales profitent généralement des services spécialisés de leur tutelle. Les tâches que j'assure à Sainte-Geneviève depuis quelques années peuvent donc être considérées comme originales même si elles se rattachent à tout un savoir-faire que beaucoup d'entre nous ont pu acquérir dans la gestion plus modeste de leur habitation. Il n'y a qu'une différence d'échelle dans beaucoup de cas. La formation reçue à l'École, sous la dynamique impulsion de Jean Bleton, avait à tout le moins l'avantage de procurer de solides bases pour tout ce qui, dépassant le simple bon sens, relevait d'une connaissance particulière et de l'expérience de terrain. Il en ressortait aussi les éléments d'une certaine philosophie mettant bien chaque chose à sa place dans la hiérarchie des urgences et des priorités, dans un domaine où les faux pas sont aisés et leurs conséquences difficilement rattrapables.

    Les procédures de marchés ou de commandes pour les travaux diffèrent légèrement de celles que tous ont l'habitude d'employer pour s'approvisionner en documents ou en matériel. Cependant, les écueils restent sensiblement les mêmes, je ne m'étendrai donc pas, préférant aborder des points plus originaux.

    Le rôle des différents intervenants

    Dans une opération d'une certaine ampleur, il est important, tout d'abord de définir le rôle des différents intervenants. Les textes édictent des règles concernant l'obligation de passer par un architecte, un coordinateur de chantier, qui doivent assurer la direction technique des travaux au-delà d'un certain seuil de complexité. Il est hors de question de se substituer à eux. Le rôle du bibliothécaire chargé des travaux peut en fait se définir selon les grands axes suivants.

    En tout premier lieu participer à l'examen des besoins des utilisateurs, de l'opportunité des travaux envisagés dans un plan d'ensemble à long terme. Un bâtiment a une histoire parfois longue et prestigieuse, parfois plus récente. En principe, il répondait à des besoins exprimés dans un programme. Mais les besoins changent. Il est naturel d'avoir des vues à long terme sur leur évolution et l'utilisation des bâtiments. Des changements d'affectation ou des modifications importantes peuvent faire l'objet de prévisions. C'est même absolument indispensable si l'on veut éviter des interventions éphémères coûteuses en crédits, en énergie et éventuellement dangereuses pour le bâtiment lui-même. Qui n'a pas vécu des déménagements successifs opérés sans réflexion suffisante ! Par une connaissance transversale de l'ensemble de l'établissement, appuyée à la fois sur l'étude des sources, archives, plans, mais aussi par des contacts suivis avec l'ensemble des services, le chargé de travaux acquiert une largeur de vues qui peut lui permettre de contribuer utilement à cette réflexion. Il est bon qu'il ait lui-même une certaine pratique des tâches des différents services. Il est bon aussi qu'il note au passage les attentes et les réactions du public. En ce sens il est important qu'il participe, à sa place, au service public.

    Le programme des travaux étant bien arrêté en interne, de façon à parler ensuite d'une seule voix lors de l'élaboration du cahier des charges, intervient le choix des différents acteurs de leur réalisation. Le bibliothécaire chargé des travaux doit faire son possible pour avoir, sinon la maîtrise de ce choix, au moins part à la discussion. C'est finalement lui qui devra tout au long du chantier assurer une perpétuelle confrontation entre les attentes de l'établissement et les contraintes techniques avancées par le maître-d'oeuvre et les entreprises. Aussi précis qu'aient pu être les plans, les chiffrages, les prescriptions techniques du cahier des charges, il y a toujours des détails, parfois même des éléments essentiels remis en cause au cours des travaux. L'urgence est mauvaise conseillère, mais les effets pervers peuvent être largement gommés par la bonne entente régnant entre les parties. Pour en être assuré, autant les avoir un peu choisies.

    Sans vouloir une fois de plus se substituer aux hommes de l'art, il convient de se pencher un peu sur le choix des matériaux proposés. Dans un bâtiment classé ou simplement de caractère, il n'est pas question d'agir sans discernement. Mais en toute circonstance, il y a le matériau qui sera solide et celui qui ne le sera pas, celui qui est agréable à vivre : à la vue, au contact et qui vieillira bien et celui - pas toujours sensiblement moins cher - dont on regrettera le choix dès la fin du chantier. Il faut alors se faire l'avocat des futurs utilisateurs.

    Les différentes techniques à mettre en oeuvre telles que définies dans le cahier des charges ou telles qu'on les découvre dans le cours du chantier ne sont pas non plus à négliger. Sans être à tout instant sur le dos des compagnons et sans harceler le maître d'oeuvre et les chefs d'équipe, il faut s'assurer à la fois de l'opportunité de leur choix et de leur bonne exécution. Tout l'art consiste à toujours avoir l'oeil à tout sans donner l'impression de surveiller, ce qui risquerait d'être mal perçu. Venir dire bonjour quotidiennement, faire une ultime visite de chantier chaque soir au départ des ouvriers - d'ailleurs amplement justifiée par d'évidentes raisons de sécurité - permettent de remarquer beaucoup de détails et de s'assurer que tout est dans l'ordre. Là aussi de bonnes relations peuvent faire passer bien des choses - pas toujours agréables - que l'on peut avoir à dire. Il faut bien choisir à qui faire une remarque : de préférence à un contremaître ou chef d'équipe qu'à un compagnon, et surtout à l'architecte ou au coordonnateur des travaux de façon à laisser chacun à sa place. Mais il y a les cas d'urgence où il faut faire cesser immédiatement le travail avant de chercher à joindre les responsables, tels ces urinoirs qui auraient nécessité pour le commun des mortels l'usage d'un marchepied à la suite d'on ne sait quelle erreur de tracé. Cela risque de retarder le chantier, sur lequel le facteur temps est toujours un point sensible, il faut juger en un instant de l'opportunité d'arrêter et travailler tout de suite à obtenir une solution des personnes compétentes.

    Le chantier

    En cours de chantier se posent aussi des questions de cohabitation, l'établissement continuant souvent à fonctionner parallèlement. Même s'ils n'assurent pas la gestion directe des travaux, tous les bibliothécaires connaissent bien cet aspect des choses. C'est une affaire à double sens. Du côté de la bibliothèque, le bruit, la poussière, la présence de travailleurs étrangers à l'établissement, sans parler de la condamnation de certaines parties du bâtiment compliquent la vie du personnel et du public. Il faut programmer les heures où les travaux bruyants sont autorisés, cloisonner les espaces pour éviter bruit et poussière, définir les conditions d'accès, les cheminements autorisés (ou même réservés) aux ouvriers que l'on ne souhaite pas retrouver partout et intervenir pour régler les inévitables conflits.

    Du côté des entreprises, il faut assurer la possibilité effective de travailler sans de perpétuels temps creux, d'acheminer sur le chantier engins et matériaux par les voies les plus directes. Il faut aussi comprendre qu'un travailleur en vaut un autre et que l'on doit la même attention aux conditions de travail des compagnons qu'à celles du personnel ou des lecteurs. Chaque corps de métier a ses traditions qui fixent les pauses par exemple. Il y a surtout les règles de sécurité sur le chantier tout aussi impératives que celles qui régentent nos établissements et les règles d'hygiène dictées par le code du travail. La réglementation fixe très clairement la responsabilité du chef d'entreprise dans ce domaine. Il n'est pas interdit de lui faciliter la tâche.

    Pendant toute la durée d'un chantier, des " réunions de chantier sont programmées. C'est le lieu privilégié de la concertation, puisqu'en principe, tous les acteurs sont présents : architecte ou coordonnateur des travaux, responsables ou contremaîtres des entreprises, et bien sûr le bibliothécaire qui suit les travaux. Toute question évoquée dans ce cadre a ainsi les meilleures chances de trouver une solution satisfaisante pour tous. Portée au procès-verbal de la réunion, elle s'imposera ensuite avec la même valeur que les prescriptions du cahier des charges initial.

    La fin du chantier est toujours une période délicate, même quand le déroulement général de l'opération n'a pas soulevé de problème particulier. D'ufî point de vue juridique d'abord, l'ultime visite commune à tous les intervenants - qu'elle entre ou non dans le cadre de la « réception » propre à la procédure des marchés - est la dernière occasion de faire des réserves, pour employer le terme consacré. De nombreuses dispositions légales laissent la possibilité de faire ultérieurement des recours, mais si la malfaçon ou le défaut existent déjà, autant les dénicher à ce stade et bloquer tout ou partie du paiement en gage de la remise en état. C'est dire s'il faut avoir l'oeil. La tâche sera d'autant plus aisée que le chantier aura été suivi régulièrement pendant sa phase de réalisation. Ces précautions prises, il reste à assurer le démontage des installations de chantier, le nettoyage, et accessoirement la remise en état des lieux avec les éventuels engagements de la responsabilité des uns et des autres.

    Il faut encore assurer la mise à disposition des lieux, les ultimes aménagements, en régulant autant que possible les visites de chantier intempestives, tout en cherchant à satisfaire la légitime curiosité des futurs utilisateurs. Il y a souvent tout un mode d'emploi à expliquer, particulièrement si de nouvelles installations techniques sont en cause, mais aussi pour éviter par exemple que l'on « scotche d'abondance des murs fraîchement repeints ou un beau meuble verni. C'est sans doute gâcher le travail accompli et mépriser celui qui l'a fait. Il faut aussi essayer de convaincre que, si tous les besoins n'ont pu être pris en compte, la débrouille sauvage n'est pas obligatoirement la première solution à envisager.

    En l'absence de gros contentieux, et chacun ayant « repris ses marques », on peut allègrement passer au chantier suivant, s'il n'est déjà en cours.

    Entretien courant

    Les joies singulières des chantiers ne doivent pas faire négliger les nécessités pressantes de l'entretien régulier. C'est souvent un des points faibles de nos bâtiments publics, souvent faute de moyens, parfois faute d'initiative et de bonne volonté car tout ne peut venir d'en haut.

    C'est certes en partie l'affaire de spécialistes. Il y a d'abord l'équipe de ménage, partenaire quotidien. Accomplissant régulièrement une large tournée des lieux, elle peut faire plus que d'en assurer la propreté. Il doit lui devenir naturel de signaler les petits accidents constatés : mobilier cassé, robinets rebelles ou éviers bouchés par exemple. De la promptitude de la réparation dépendra largement son zèle futur. Il est souhaitable d'effectuer avec les moyens dont on dispose, ouvrier d'entretien ou membre du personnel un peu habile, les interventions de première urgence. Pas toujours pour réparer définitivement. Ce sera l'affaire d'un spécialiste, mais au moins pour éviter une dégradation plus importante et à plus forte raison un accident. C'est aussi sensibiliser chacun à l'importance de l'état des lieux et du matériel. Il y aurait beaucoup à dire sur les graffitis et autres dégradations à visées plus ou moins artistiques qui ne sont ni l'exclusivité du public ni celle de « partenaires » extérieurs. On glisse très vite de quelques crayonnages épars à la gravure en creux ou la dégradation plus sophistiquée. Refaire très régulièrement n'est guère dans les moyens d'un établissement. Est-ce d'ailleurs opportun? D'un côté la dégradation commencée attire irrésistiblement d'autres dégradations. D'un autre côté la rénovation à peine finie offre un champ inexploré à la joie de ces partenaires anonymes qui se jouent des procédés de protection les plus sophistiqués...

    On voit bien par là que l'entretien d'un lieu est en définitive, comme sa réalisation initiale et la mise au point de ses transformations successives, l'affaire de tous. Il est important que chacun se sente à l'aise dans les lieux qui servent de cadre à son activité, aussi bien côté public que côté " maison ». Faut-il risquer l'idée que des lieux adaptés et adoptés par leurs utilisateurs auraient de meilleures chances de bien vieillir ?

    En méditant sur l'exemple de la grande salle de lecture de Sainte-Geneviève, si controversée à l'origine, je mesure souvent l'équilibre qui reste à maintenir entre l'observation des pratiques des utilisateurs, l'écoute de leurs besoins, dans la variété de leur expression et, pour une réalisation appelée à durer, le refus de s'enfermer dans une vision à court terme ou l'expression de goûts trop particuliers. Bel exercice à renouveler sans cesse.