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    Les interrogations d'une bibliothécaire

    Par Maud Espérou

    En préface au Congrès annuel de notre Association, dont le thème sera, cette année «De la plus grande à la plus petite», notre réunion d'aujourd'hui voudrait tenter de mettre en lumière des bibliothèques que je ne qualifierai pas de confidentielles mais dont on ne parle pas souvent et à qui les grandes institutions traditionnelles font, sans doute, de l'ombre. Ces lieux de mémoire, pour reprendre cette belle expression que l'on doit à Pierre Nora, que sont les musées littéraires, conservent aussi des livres, des périodiques, des papiers, des estampes, des photos, que sais-je, un véritable gisement de ressources pour la recherche littéraire. Tous ces documents constituent de réels bibliothèques et centres de documentation, qui ont une identité par eux-mêmes et une vie propre, à côté du musée proprement dit. Mais jusqu'à présent il n'existe pas de répertoire pour les recenser en tant que tels ; ces bibliothèques sont absentes de l'Histoire des bibliothèques françaises; elles ne sont pas non plus mentionnées, si je ne m'abuse, dans les rapports annuels du président du Conseil supérieur des bibliothèques. Elles sont assimilées à toutes les bibliothèques spécialisées qui dépendent d'un musée, quelle qu'en soit la nature des fonds.

    Si la Maison de Balzac est une institution vivante, bien établie, que fréquentent non seulement des spécialistes mais aussi des étudiants et qui attire par ses expositions un public nombreux - et cela grâce au dynamisme de Judith Meyer-Petit et de son équipe - combien d'autres musées ont des difficultés à se faire connaître, malgré le travail de leurs conservateurs. Pour nous les bibliothécaires, combien de fois avons nous été pris en défaut par des chercheurs qui nous interrogeaient sur tel ou tel écrivain, et qui voulaient localiser des manuscrits, des correspondances, des notes de travail, que les héritiers n'avaient pas versés à la BN ou dans une grande bibliothèque patrimoniale? Nous pressentons bien que ces fonds existent quelque part, qu'ils ont à voir avec les lieux de naissance ou de vie des auteurs.

    Souvent nous faisons appel à nos souvenirs, à nos lectures, à nos promenades à travers la France ou ailleurs ; nous associons facilement Germaine de Staël à Coppet, Victor Hugo à Guernesey, Jean Giraudoux à Bellac, Romain Rolland à Vézelay... Ces souvenirs, si précieux et si enrichissants qu'il soient pour nous personnellement, ne sont pas très efficaces pour nos chercheurs. Car combien de ces lieux où sont passés nos classiques sont abandonnés ; je pense à la maison natale de Chateaubriand à Saint-Malo qui abrite aujourd'hui un hôtel, à la « librairie de Montaigne que j'ai visitée, il y a vingt ans, en traversant un poulailler, à Ferney (1) qui est en vente, et à tant d'autres qu'il serait trop long de citer.

    Parfois, un conseil municipal ou général, dans un effort louable, a voulu honorer la mémoire d'un enfant du pays ; mais comme aucun souvenir authentique, aucun témoignage réel n'ont été conservés et exposés, aucune émotion ne filtre. La Maison figure occasionnellement dans le guide Michelin, et seuls quelques « fétichistes » y trouveront leur bonheur.

    Il ne faudrait pas s'arrêter à cette unique vision. À côté de ces attitudes futiles, nous savons des descendants qui entretiennent les maisons familiales et ont su garder la bibliothèque, les correspondances, le patrimoine de leur illustre ancêtre, qui sont des sources indispensables à la recherche littéraire. Mais voilà nous ne les connaissons pas très bien ; ils sont peut être parfois trop discrets et hormis quelques spécialistes renommés, nul n'a accès aux collections qu'ils conservent: pas d'inventaire publié comme nous l'entendons, pas toujours de facilité pour obtenir un simple microfilm. On peut redouter aussi de mauvaises conditions de conservation, des ventes à des collectionneurs, voire un exil définitif, hors de France, de tout ce qui a sa place légitime dans des bibliothèques et des musées nationaux.

    Toutes les interrogations, que nous nous formulions plus ou moins clairement, se retrouvent dans les contacts, et dans les conversations que nous avons, les uns et les autres, avec des conservateurs de musées littéraires qui gèrent des collections imprimées et aussi dans deux séries d'articles. La première série, consacrée à Louis Aragon, a paru dans La Pensée (2) en 1987 après la donation que celui-ci fit de son patrimoine et de sa bibliothèque personnelle. L'autre série d'articles, qui fit suite à un colloque Littérature et Musées », organisé par la Société d'histoire littéraire de France sous la responsabilité de M. Roger Pierrot (ancien chef du Département des manuscrits à la Bibliothèque nationale et que tous les bibliothécaires connaissent bien) a été publié en 1995 dans la Revue d'histoire littéraire de France (3) . Nous sommes redevables à tous les auteurs de ces articles et nous les en remercions.

    En effet, plusieurs types de questions sont apparus. La première d'entre elles semble fondamentale : la recherche littéraire peut-elle se donner à voir? Un musée littéraire fait-il sens ? La littérature peut-elle figurer dans un programme d'expositions. La réponse nous a été donnée dans un texte déjà ancien : « Ébauche et premiers éléments d'un musée de la littérature présenté par Julien Cain en introduction à la plaquette publiée lors de l'Exposition universelle de 1937 (4) . Permettez moi de vous en donner quelques extraits :

    « Nous avons tenté un essai d'explication, toujours concrète, de la matière littéraire. Nous savons bien que nous ne pénétrerons jamais le secret même de la création ; il serait insensé d'y prétendre, et, du reste, bien vain. Mais ce que nous pouvions atteindre c'est le travail littéraire, ce sont les traces mêmes que l'auteur a laissées de son effort, depuis les premières notes jetées sur le papier jusqu'au manuscrit sur lequel le livre sera composé : tout un jeu de substitutions, de surcharges, d'épuration, la démarche même de la volonté créatrice aux prises avec son objet. » Un peu plus loin Julien Cain écrit : "Notes de lecture, notes de travail, carnets de souvenirs et d'impressions : c'est tout un cheminement difficile, parfois douloureux, que l'on peut suivre. La page est achevée, et voici que l'artiste insatisfait veut la reprendre - quand ce n'est pas le livre lui-même. » Ailleurs il déclare encore : Un écueil était pourtant à éviter : la seule utilisation du document écrit... C'est alors que l'image doit s'ajouter au manuscrit. Mais si on peut montrer les paysages devant lesquels a grandi un homme, ou s'est formée une oeuvre, on entre dans le domaine du réel.

    Julien Cain traçait là un programme pour des musées littéraires futurs. Mais peut-on créer un musée littéraire dans un lieu sans souvenir? Tous les châteaux, manoirs, maisons où sont passés des écrivains sont-ils appelés à devenir lieux de mémoire et à être transformés en musées littéraires ? Entre la maison natale et celle où l'auteur a longuement vécu, mais où il ne reste que des murs, que choisira-t-on pour créer un centre de recherche actif? Deux sites entreront-ils en concurrence ? La vocation d'une maison d'écrivain à devenir musée n'est pas inscrite dans nos habitudes, en France. M. Friedrich Pfafflin nous familiarisera, cet après-midi, avec la tradition allemande des musées littéraires.

    D'autres questions, que je dirai bibliothéconomiques, se posent à nous bibliothécaires. La constitution des collections muséales ou documentaires est au coeur de la création de ces musées littéraires et de ces maisons. Si Malraux, comme nous le dit excellemment Catherine Bédarida, dans un article paru dans le Monde du 30 janvier 1996 (5) , n'a voulu rien laisser derrière lui de « son misérable petits tas de secrets" et a détruit lui-même ou a demandé que soient brûlés, après sa mort, ses papiers personnels, combien d'autres ont abandonné à leurs héritiers des cartons impressionnants de lettres, de notes, de carnets. En reprenant Michel Foucault, qui, dans un article célèbre (6) , s'interrogeait sur la notion d'oeuvre et se demandait s'il devait y figurer des brouillons, des références, des indications de rendez-vous et même une note de blanchisserie, faut-il tout conserver, objets et papiers apparemment insignifiants ? À quelles règles se soumettre pour privilégier tel ou tel objet usuel, dans un temps où les choses » nous envahissent ? Faut-il conserver, éliminer les relevés bancaires, ceux de la sécurité sociale, par exemple ? En revanche nous nous sentons fondamentalement opposés à laisser se disperser la bibliothèque d'un auteur ; rien n'est plus précieux que les livres reçus, les livres lus et surtout annotés ; les marginalia sont toujours les témoins d'un itinéraire intellectuel.

    Par ailleurs, est-il légitime qu'un centre de documentation, une bibliothèque puissent coexister avec un musée littéraire, sans posséder au départ des manuscrits, des éditions originales, mais en offrant uniquement une documentation la plus exhaustive possible sur un auteur et son temps, grâce à des éditions critiques, des reprints, des microfilms. Quels sont les liens souhaitables avec les bibliothèques patrimoniales qui, le cas échéant, conservent les manuscrits ou les éditions originales? Comment ces bibliothèques s'inscrivent-elles dans le réseau des bibliothèques de recherche? Par cette dernière question, nous sommes confrontés à un autre problème que nous avons déjà évoqué. Dans l'espace géographique français, deux lieux peuvent-ils revendiquer, pour le même écrivain, d'établir un centre de recherche ? Nous savons bien qu'une trop grande dispersion est un handicap à la constitution de collections iconographiques et imprimées de qualité.

    Sans faire de corporatisme, nous nous sommes aussi interrogés sur la professionnalisation de ceux et celles qui avaient la responsabilité de ces bibliothèques et centres de documentation. Les autorités de tutelle, avec sagesse, quand ces maisons relèvent du domaine public, ont confié leur direction à des conservateurs de musées ; la partie « bibliothèque est-elle bien assurée par un responsable qui a reçu une formation de bibliothécaire ? Et qu'en est-il plus particulièrement là où les musées littéraires appartiennent à des fondations, des associations ou à des personnes privées ?

    Autre question qui concerne aussi les chercheurs : comment ont-ils eu connaissance de ces fonds, quand les répertoires manquent? Quel accueil ont-ils reçu? Quelle part ont eue ces maisons dans la problématique de leurs recherches ?

    Vous avez là un aperçu des questions que nous nous sommes posées. Les réponses ne pouvaient venir que de ceux qui avaient la charge des musées littéraires. Il convenait de lancer un début d'enquête auprès d'eux. Grâce à la carte des musées et maisons natales établie par madame Blanche Grinbaum-Salgas, et qui vous en parlera après moi, grâce au Guide des maisons d'hommes célèbres dirigé par Georges Poisson, et aux deux guides des musées de France, celui de Seat et celui de Bordas, nous avons recensé plus de 150 établissements susceptibles de posséder des fonds littéraires. Or, ces trois guides, qui ont essentiellement une visée touristique, sont de peu d'utilité pour la recherche documentaire : ils ne sont pas explicites sur les fonds conservés. Il nous fallait joindre directement les responsables des musées pour connaître la nature exacte de leurs collections, leur accessibilité, etc. Nous leur avons donc envoyé un courrier, en juillet dernier (7) ; nous avons eu 70 réponses.

    Une première conclusion s'impose : la grande majorité de ces lieux de mémoire concerne des auteurs du XIXe et XXe siècle, comme nous le constaterons au long des interventions d'aujourd'hui. Les raisons en sont multiples et il serait trop long de les développer ici. Il y a néanmoins des ébauches, des projets pour faire revivre des demeures anciennes délaissées. Le château de Grignan abrite une petite bibliothèque de travail autour de madame de Sévigné et l'histoire littéraire du XVIIe siècle ; il en est de même à la Ferté-Milon où l'Association Jean Racine a aménagé un espace bibliothèque et expose des souvenirs, des portraits. La lecture de ce courrier nous a montré aussi que ces maisons ne concentraient pas toute leur activité autour du seul écrivain, celui qui avait habité les lieux, mais qu'elles s'intéressaient aussi aux mouvements littéraires et politiques auxquels il avait appartenu et participé.

    Toutes ces lettres témoignaient de l'intérêt pour notre projet et d'un désir de collaboration plus effective avec le monde des bibliothèques ; quelques uns de nos correspondants ont apporté des réponses à nos interrogations et se sont dit prêts à venir exposer leurs expériences, leurs difficultés et leurs réussites. Ils sont présents parmi nous ; nous les en remercions, car nous sommes assurés d'apprendre beaucoup en les écoutant. Toutes ces interrogations dont je vous ai rendu compte aujourd'hui et dont nous avions débattu longuement, au cours de nos réunions du groupe Paris, concernent, à l'évidence aussi, les demeures où ont vécu des hommes politiques, des musiciens, des peintres, voire des savants, en un mot tous ceux dont les papiers personnels portent témoignage pour leur oeuvre.

    Les débats, que nous ouvrons aujourd'hui, sont, à n'en pas douter, le prélude à d'autres journées, réunions, recensements et études, tous travaux qui révéleront, peut-être, des correspondances, des mémoires ou d'autres textes oubliés ou totalement ignorés.

    1. Il semblerait qu'un projet existe: Ferney deviendrait un lieu d'accueil pour les écrivains en exil, poursuivis dans leur pays pour leurs idées et leurs écrits. retour au texte

    2. La Pensée, n° 260, nov.-déc. 198" retour au texte

    3. Revue d'histoire littéraire de France, 1995, n° 1, janv.-févr. retour au texte

    4. Ébauche et premiers éléments d'un musée de la littérature, présentés sous la dir. de Julien Cain ; préf. de Paul Valéry. - Paris, Denoël, 1937. retour au texte

    5. Catherine Bédarida : Héritier d'auteur : métier ou sacerdoce in Le Monde, 30 janv. 1996. retour au texte

    6. Michel Foucault: Qu'est-ce qu'un auteur ?- Conférence à la Société française de philosophie, le 22 février 1969, publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, juil.-sept. 1969; reprise dans Littoral, 1983, n° 9. Sur cette notion d'auteur qu'au cours de ces débats nous tenons pour acquise, on se reportera à l'examen historique et critique qu'en fait Roger Chartier : Culture écrite et société, l'ordre des livres (XIV-XVILF siècle), chap. 2 Figures de l'auteur Paris, Albin Michel, 1996. retour au texte

    7. Juillet 1995. retour au texte