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    Des messieurs bien élevés

    Par Maud Esperou

    Oublions vite ce maire duXIe arrondissement de Paris qui voulait du bien à ses administrés ; il ouvrit la première bibliothèque municipale parisienne, mais celle-ci n'était accessible... qu'au hommes1.

    Ce bon monsieur Morel a oeuvré pour la lecture publique ; on nous dit qu'il fut "un bibliothécaire exceptionnel, intelligent, généreux, dévoré de sa passion du public, un éveilleur, un entraîneur"2. Chrisale n'est pas très loin, malgré les deux siècles et demi qui l'en séparent. Ecoutons-le : «Il y a le côté intéressant à discuter : la femme peut-elle être dans les bibliothèques l'égale de l'homme, peutelle administrer, diriger, fonder ? A travail égal doit-elle avoir salaire égal ? Eh! bien, selon moi, ce côté de la question n'intéresse que des discussions de salon. Les prétentions féminines en ce sens sont peut-être justes en droit... Admettons que dans les hautes directions quelques femmes puissent réussir aussi bien que les hommes, admettons que des femmes supérieures aient conservé dans leur supériorité toutes lesfonctions de lafemme (...) qu'est-ce que le sexe aura gagné à ce que les quelques douzaines de places honorées soient femelles au lieu d'être mâles Il concède bien aux personnes du sexe féminin une place dans les bibliothèques : «En France des centaines de bibliothèques peuvent occuper plusieurs milliers de femmes à des besognes très douces, qui exigent du soin, de la régularité, de la netteté, et sont absolument compatibles avec les devoirs quotidiens d'une mère de famille (.. JJe ne puis m 'empêcher depenser qu'on devrait voir partout des demoiselles ou dames à la distri ution des livres, aux copies descatalogues, et surtout là ou lesemprunteurs sont des enfants.»3

    Soyons juste envers Morel, ses pro-pos ont un siècle ; ses bibliothé-caires féminines sont vouées à despetits emplois mais sont bienaimées des lecteurs. Les années ontpassé et les dames des biblio-thèques se métamorphosent : «Labibliothécaire, que je n'avaisjamais vue, gardait la bibliothèquecomme l'aurait fait un chien à l'at-tache - un de ces pauvres chiensque les chaînes et la faim finissentpar rendre méchant... ; elle étaitpetite, sans poitrine et sanshanches, cireuse, rabougrie etmonstrueusement myope (..) Bienqu'elle n 'eût certainement pas plusde trente ans, elle donnait l'im-pression de n'avoir jamais étéjeune et d'être née là dans l'ombre,dans cette vague odeur de moisi etde renfermé.»61

    Voici portée littérairement sur les fonts baptismaux « la demoiselle de bibliothèque». Les femmes auront acquis le droit de vote ; certaines d'entre elles seront ministres et même chefs d'Etat dans certains pays voisins, mais des messieurs bien titrés et bien mis" continueront d'associer bibliothèques et "vieille fille" et de s'adresser à elles, en les gratifiant d'un Mademoiselle sonore, quel qu'en soit leur âge. Ces messieurs resteront tout ébahis quand on leur fera remarquer que la personne à qui il s'adressait n'avait plus vingt ans depuis longtemps et que dans d'autres lieux, ils ne se seraient pas permis une telle grossièreté. Cette petite chronique d'un machisme très ordinaire aurait pu faire sourire, si ces messieurs avaient habité, non pas Paris, mais un tout petit village, et s'ils avaient été peu lettrés et non des auteurs reconnus de leurs pairs.

    De telles anecdotes se racontent encore.On espère que bientôt il n'y aura plus per-sonne pour ranger ensemble biblio-thèque et femmes dans une positionmineure.

    1. D'après Henri Comte, Les bibliothèques publiques enFrance, Lyon, 1977.

    2. Jean-Pierre Seguin, Eugène Morel et la lecture publique,Paris, 1994.

    3. Cité par Jean-Pierrre Seguin, op. cit.

    4. Primo Levi, Il systema périodico, cité par Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître in Drôle debibliothèque.