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Les lecteurs déficients visuels dans les bibliothèques publiques

1998
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    Les lecteurs déficients visuels dans les bibliothèques publiques

    L'expérience de la salle Louis-Braille

    Par Marie-Pierre Tallec, Responsable Médiathèque de la C.S.S. la Villette

    Voici bientôt dix ans que la salle Louis-Braille a ouvert ses portes à la Médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie. Un service, pionnier à l'époque, qui offre aux lecteurs déficients visuels un endroit chaleureux, au coeur des espaces publics, où, grâce aux équipements informatiques adaptés et à un accueil personnalisé, ils peuvent accéder à la lecture et aux différentes activités proposées par la médiathèque. En dix ans, bien des choses ont changé : l'équipe s'est renouvelée, les matériels se sont modernisés, certains lecteurs s'en sont allés, d'autres ont pris le relais... même si certains fidèles ne se lassent pas. Depuis dix ans, ils se comptent par centaines, ceux qui sont venus, seuls ou accompagnés... accompagnés souvent de leurs chiens-guides qui finissent par connaître le chemin par coeur. Mais chacun, chaque lecteur, chaque lectrice, arrive porteur de son propre projet et d'attentes bien particulières.

    Jean, par exemple : il a vingt-six ans. Il est ingénieur du son, diplômé de l'université en physique. Gravement blessé à la tête sur un chantier il y a deux ans, il a perdu la vue. Mais, en plus de son look branché, il a gardé au maximum ses centres d'intérêt et sa manière de vivre : il continue notamment à lire des revues spécialisées dans le domaine du son, afin de rester en contact avec sa profession car il cherche à retrouver du travail. Il trouve à la médiathèque, avec l'aide des collègues du secteur concerné, la plupart de ces revues. Quand il souhaite lire un article, il le scanne : soit il l'écoute en sortie de scanner, soit nous le lui imprimons pour qu'il puisse le lire,, tranquillement chez lui. Il continue aussi à voyager en stop avec ses potes comme il dit. Juste avant de partir en voyage en Écosse, il a trouvé sur les rayons un livre qui lui a permis de parfaire sa culture à la fois sur les Highlands et sur le whisky et de savourer encore plus son voyage...

    Pierre, lui, a 20 ans. Il vient de temps en temps, l'après-midi, car pour ses études de musicologie, il a besoin de textes sur la voix et la phonation. Notre collègue du secteur santé lui a trouvé deux livres qui correspondent tout à fait à sa demande. Quand Pierre vient à la salle Louis-Braille, il numérise ce qui l'intéresse : il lui a fallu un quart d'heure pour apprendre à le faire. Ensuite, nous corrigeons puis imprimons son texte en braille. Si nous n'avons pas le temps de le faire le jour même, nous le faisons plus tard dans la semaine et il revient le chercher. Comme il s'est abonné à la Cité et donc à la médiathèque, il a souvent l'occasion de revenir.

    Parfois, certains lecteurs ont besoin de rédiger des textes ou de prendre des notes à partir de plusieurs documents. C'est une possibilité que nous leur offrons en leur proposant le matériel en libre service. Nous sommes là, bien sûr, en cas de problèmes, car les débuts ne sont pas toujours faciles !

    Myriam vient ainsi presque tous les jours. Cette jeune femme très malvoyante ne peut plus lire qu'en braille. Elle rédige une thèse sur les intellectuels, ingénieurs notamment, qui quittent les pays arabes pour exercer leurs compétences en Europe ou aux États-Unis. Elle a donc besoin de prendre connaissance de certains articles de revues, qu'elle apporte ou qu'elle trouve à la médiathèque dans le secteur qui concerne le monde du travail. Il faut qu'elle les exploite et qu'elle écrive son texte. Elle en scanne donc certains et les lit avant de rédiger et de se corriger à l'aide de la plage tactile qui affiche en braille tout ce qu'elle écrit au clavier. Enfin, elle copie son travail sur disquette pour le donner à imprimer à l'université.

    Comme le bouche-à-oreille fonctionne bien chez nos lecteurs, l'une de ses amies a, elle aussi, beaucoup utilisé les possibilités de la salle Louis-Braille. Anne était venue à la Cité des métiers : un centre de renseignements sur les formations et les professions, qui aide à la recherche d'emploi. Elle y a trouvé des fiches concernant des formations et des offres d'emploi. Après les avoir transcrites en braille, elle y a répondu en joignant son CV et ses lettres de motivation rédigés avec l'aide d'une conseillère sur les ordinateurs de la salle Louis-Braille. Aujourd'hui, elle est télévendeuse dans une grande société de vente par correspondance. Mais elle aime revenir à la médiathèque : elle s'informe des films ou des conférences qui sont proposés le week-end et vient parfois y assister.

    Les jeunes aveugles sont moins assidus : ils préfèrent souvent occuper leurs loisirs autrement qu'en fréquentant une bibliothèque, ce qui est un comportement somme toute assez communément partagé chez les jeunes, qu'ils voient ou pas... Mais, si leurs parents aiment lire, s'ils leur ont transmis ce plaisir et qu'ils sont prêts à les accompagner à la Cité, alors, ça entraîne des visites parfois bien animées.

    Julie, par exemple, a sept ans et nous la connaissons depuis qu'elle en a cinq. C'est une habituée, et une habituée très exigeante ! Aveugle de naissance, elle commence à bien se débrouiller en braille, mais surtout, elle adore que son papa lui lise des histoires, le soir, dans son lit. Elle lit en même temps que lui, en braille, pour vérifier qu'il lit bien tout... Ils viennent souvent, le samedi, à la Cité des sciences car le musée est accessible aux personnes aveugles et que la Cité des enfants est vraiment un espace attractif. Après s'être livrée à des tas d'expériences scientifiques là-bas, Julie vient à la salle Louis-Braille. Elle choisit dans notre collection d'ouvrages sur disquettes celui qu'elle veut lire : celui sur les animaux du bord de mer, ou un conte où on parle de loups... elle aime beaucoup les loups. Si elle en a envie, nous lui transcrivons un livre qu'elle a apporté, nous l'imprimons en braille, nous le mettons dans un sac de la médiathèque et elle s'en va avec. Dans quelques années, elle aura chez elle un ordinateur équipé d'une voix de synthèse où elle pourra lire directement les disquettes, mais elle nous a confié en soupirant que ce serait uniquement si elle était très sage...

    En plus de la lecture, les jeunes visiteurs peuvent avoir accès bien sûr aux autres ressources offertes par la médiathèque des enfants : contes, ateliers ou films.

    Sonia a onze ans et ne voit pas du tout. Elle a une longue habitude de la salle Louis-Braille où elle est venue, la première fois, avec sa classe de CP et où elle revient régulièrement avec l'un ou l'autre de ses parents. Elle connaît bien certaines de nos collègues qui disent des contes, là-haut, chez les enfants... où, il y a quelques mois on a exposé des origamis. Pendant cette exposition, il était proposé aux enfants de participer à des ateliers afin qu'ils puissent créer leur propre origami. Après avoir visité l'exposition, Sonia a désiré participer à un atelier, ce qui a un peu déconcerté nos collègues : une petite fille aveugle découpant du papier ? Stéphanie, ma collègue et deuxième membre de l'équipe Louis-Braille, l'a donc accompagnée. Elles ont utilisé de gros éléments de puzzle en bois pour tracer des cercles et des carrés et les enfants voyants qui participaient à l'atelier ont trouvé ça " génial ». Sonia a créé un très bel origami et elle était très émue d'avoir appris quelque chose aux jeunes voyants : c'était un peu le monde à l'envers !

    De temps à autre, nous voyons arriver également des adolescents qui ont un travail à faire pour l'école. En général, ils s'en souviennent le dernier jour des vacances scolaires, et il faut faire vite, très vite !

    C'est comme ça que nous avons connu Laura et Claire, des soeurs jumelles très malvoyantes et braillistes. Elles ont treize ans. Ce jour-là, elles avaient besoin de faire un exposé sur le système solaire. À la médiathèque des enfants, il y a beaucoup de livres sur le sujet. L'une des bibliothécaires les a aidées à choisir des textes dans les collections pour enfants et les a raccompagnées à la salle Louis-Braille. Elles se sont mises à deux pour scanner les paragraphes qui les intéressaient, les copier sur disquette après que nous les ayons corrigés. Elles ont enfin pris la disquette pour pouvoir faire leur exposé chez elles où elles disposent d'un ordinateur équipé d'une voix de synthèse.

    Il y aurait tant d'autres portraits à faire... mais peut-être pouvons-nous arrêter là car ces quelques portraits suffisent à donner une idée de ce à quoi peuvent servir les services pour déficients visuels dans les bibliothèques quand on ne veut pas qu'ils deviennent des centres de transcription en braille, ce qui est le risque majeur. En effet, malgré les efforts de toutes les bibliothèques spécialisées, les lecteurs aveugles manquent toujours de livres et accourent dès qu'ils savent où trouver un scanner. Nous refusons de transcrire des ouvrages entiers : d'abord, la loi française sur le droit d'auteur nous l'interdit; nous sommes aidées dans cette attitude extrêmement morale par le fait que, de toute façon, nous n'en aurions pas le temps : transcrire un texte, ça veut dire le passer page par page sur un scanner, puis relire mot à mot pour détecter d'éventuelles erreurs orthographiques ou de mise en page. Ce qui demande beaucoup de temps. Dès qu'il s'agit d'une page d'un ouvrage scientifique, pleine de formules, ça devient impossible. Alors, il faut pouvoir compenser ces refus en proposant d'autres activités. Car si la plupart des lecteurs sont agréables, sympathiques et souriants, il en est qui repartent, mécontents et frustrés car ils n'ont pas compris notre refus, ni, surtout, notre projet. À ce moment-là, il faut savoir bien les réorienter, que ce soit sur des éditeurs spécialisés ou sur des bibliothèques, quand ce n'est pas sur des services sociaux. Car il ne s'agit pas de se lancer dans des activités qui n'ont rien à voir avec la lecture publique sous le prétexte qu'il faut augmenter son nombre de visiteurs. Si les mécontents reviennent quand même, comme c'est arrivé déjà, et qu'ils reviennent cette fois pour la bonne cause, qu'ils repartent contents, c'est une réelle victoire pour nous.

    Et quand je dis nous, je ne parle pas là uniquement de Stéphanie Giacchi et de moi-même qui sommes les deux médiathécaires affectées à la salle Louis-Braille. Je parle de tous nos collègues, qui s'associent à notre travail ; car, si nous accueillons les lecteurs, si nous les aidons ensuite à traiter leurs textes, nous les conduisons systématiquement auprès de nos collègues qui assurent l'accueil dans les différents services thématiques de la médiathèque : ce sont eux ou elles qui répondent aux questions sur les contenus, qui choisissent les ouvrages les plus pertinents, car ils ont toute compétence pour le faire et que le lecteur bénéficie ainsi d'un service documentaire de qualité au même titre que les lecteurs voyants. Cette démarche évite aussi le "syndrome de Ponce Pilate » : à savoir que seuls les personnels affectés à l'espace spécifique soient concernés par l'accueil des personnes handicapées visuelles. Même s'il est important que la spécificité du travail de ces personnels soit reconnue et respectée : il est vrai que les tâches qui leur sont confiées peuvent être lourdes à porter. Même si une partie du travail consiste à acquérir et traiter des livres sur disquettes, il faut aussi avoir des compétences techniques pour utiliser les matériels spécifiques que sont les scanners, plages tactiles braille ou embosseuses. Il faut surtout assurer un accueil personnalisé à des lecteurs très différents les uns des autres : parfois très perturbés par un handicap récent, parfois polyhandicapés, parfois extrêmement brillants et tout à fait au courant des technologies de pointe, tous sont des lecteurs qu'il faut pouvoir accueillir chacun en fonction de son niveau, afin que tous puissent retirer un plaisir de leur visite.

    C'est cet ensemble d'exigences qui permet de parler d'intégration ; car c'est bien là le sens de l'ouverture de tels services dans les bibliothèques publiques. Il ne s'agit pas de concurrencer les bibliothèques associatives ou les éditeurs spécialisés, il s'agit de permettre à des lecteurs malvoyants ou aveugles de se sentir au maximum des lecteurs comme les autres lorsqu'ils se présentent dans une bibliothèque dont la vocation est d'accueillir tous les publics..

    Vignette de l'image.Illustration
    Salle Louis-Braille Médiathèque

    Note : Les prénoms de nos lecteurs ont été modifiés.