On pense souvent que la lecture est la panacée au problème de communication et de manque d'information des sourds, c'est compter sans la difficulté qu'ils ont à apprendre à lire, l'acquisition de la langue écrite étant liée dans notre système éducatif à la langue orale. Peu de sourds maîtrisent le français et on compte 80 % d'illettrés dans la population des sourds de naissance en France. Dans son livre Le Cri de la mouette, Emmanuelle Laborit écrit : « En général, les sourds ne lisent pas beaucoup. Ils ont des difficultés. Ils mélangent les principes de la langue orale et de la langue écrite. Pour eux, le français écrit est une langue d'entendants. »
C'est à la demande d'enseignants d'une école spécialisée de la ville de Massy (École intégrée Albert-Camus) que nous avons commencé, en 1992, à recevoir à la médiathèque Jean-Cocteau, des enfants sourds d'une section de maternelle. En 1994, devant les difficultés de communication rencontrées avec ces enfants, Colette Barbelivien de la section jeunesse a pris contact avec l'ASE 91 (Association des sourds de l'Essonne) et entrepris une formation LSF. Ce fut le point de départ de nos actions en direction des sourds.
À ce jour, nous recevons des enfants de la maternelle au CM2, à raison d'une séance par mois pour chaque classe. La bibliothécaire formée à la LSF reçoit ces classes tout au long de l'année, ce qui permet d'installer une relation de confiance et une meilleure communication avec les enfants.
La surdité de ces enfants nous oblige à une autre approche des livres, de la lecture et de la communication. Les enfants sourds sont toujours à la recherche de repères ; plus que les autres, ils aiment le concret. Ils ont besoin de retrouver dans les livres les situations qu'ils vivent au quotidien et de trouver des réponses à leurs interrogations. '
Il est plus difficile de les faire entrer dans l'imaginaire qui les effraie. Progressivement, avec les plus âgés, on peut s'aventurer dans les contes, les histoires plus irréelles, mais la barrière du langage est toujours difficile à franchir. En effet, il n'est pas rare que dans un même groupe les enfants aient des modes de communication différents. Hormis les enfants qui ont eu la langue des signes comme langue maternelle, ou ceux dont le degré de surdité permet l'utilisation de l'oral, peu d'entre eux possèdent un langage structuré qui leur permette de communiquer (par conséquent d'acquérir lecture et écriture), d'appréhender le monde et d'être autonome (2) .
Pas question donc de « lire une histoire , ; il faut toujours avoir recours au support visuel pour qu'ils puissent suivre le récit : des images suffisamment explicites, complétées au besoin par des mimiques ou de la LSF.
Pour les plus jeunes, il convient de choisir des albums aux illustrations très lisibles qui permettent de comprendre l'histoire sans le support du texte (nous avons établi une liste d'ouvrages compréhensibles pas l'image seule).
Les BD ont un franc succès : elles correspondent tout à fait à leur besoin d'information visuelle, les images qui se suivent comme dans un film correspondent à leur vision du monde ; malheureusement ils n'y trouvent pas un panel de récits très large et là encore le problème du langage fausse la compréhension. Les images non comprises sont parfois mal interprétées et le résultat peut être désastreux. Il convient donc de guider leur choix. On peut trouver des contes en BD, quelques documentaires mais finalement peu de choses qui correspondent à leurs centres d'intérêt.
Les documentaires leur plaisent aussi beaucoup : ils y cherchent des réponses à leur insatiable curiosité du monde qui les entoure, la difficulté étant de trouver des documentaires qui répondent à leurs questions avec un texte simple.
Nous avons organisé des rencontres entre les enfants du CM et Didier Jean et Zad, auteurs illustrateurs pour la jeunesse, qui leur font découvrir le processus de création d'un livre.
Nous avons pu observer, avec les enseignants et les parents, des différences notables de comportement des enfants face au livre. Ils sont stimulés, motivés dans leur apprentissage de la lecture.
À l'occasion du Temps des livres en octobre 1997, nous avons organisé, en section jeunesse, un atelier de découverte de la langue des signes destiné à l'ensemble du public de la section jeunesse. Cet atelier a rassemblé une dizaine d'enfants de 7 à 13 ans, dont une fillette sourde. Les enfants sont très attirés par cette langue gestuelle et visuelle. Ils ont posé des questions judicieuses et fait des remarques très pertinentes sur la différence et le bilinguisme. Le moment fort de l'atelier fut la traduction d'une chanson simple en LSF, qu'ils ont ensuite interprétée sur fond musical. Cette séance ayant été filmée, nous avons pu la revoir et la commenter avec les enfants et leurs parents.
En mars 1998, en collaboration avec un comédien sourd, Olivier Schétrit, Colette Barbelivien a organisé un après-midi de contes bilingues (langue des signes/français parlé). Cet après-midi fut l'occasion d'un réel échange culturel entre sourds et entendants de tous âges qui ont pu partager le plaisir des mêmes histoires.
Peu de spectacles s'adressent aux enfants sourds, notamment en ce qui concerne les contes. Les contes sont une part de notre patrimoine que les sourds connaissent très peu puisqu'elle se transmet essentiellement par l'oral. Leur traduction en LSF est la seule façon de les transmettre aux sourds. Ce fut aussi l'occasion pour les entendants de découvrir la richesse et la poésie de la langue des signes : expérience à renouveler absolument.
Si la plupart des adultes sourds ne lisent pas, ils n'en ont pas moins un désir de découvrir, d'apprendre, de connaître. La bibliothèque, lieu de rencontres et d'échanges, se doit d'être accessible à tous ; il semble donc normal qu'elle puisse accueillir les sourds. Cela ne peut se faire du jour au lendemain : il est indispensable que le personnel mais aussi les lecteurs soient sensibilisés aux problèmes qu'engendre la surdité au quotidien.
Il paraît difficile d'accueillir des sourds sans connaître la langue des signes. C'est parfois la seule façon d'établir un dialogue. S'il est possible de communiquer par d'autres moyens (lecture labiale, écriture, mime), le fait qu'une personne au moins connaisse la LSF dans la bibliothèque, est un gage de reconnaissance et de considération pour les sourds. Par ailleurs, notre collaboration avec l'ASE 91 (Association des sourds de l'Essonne) a été déterminante pour mieux appréhender leurs besoins.
Dans un premier temps, nous avons demandé à l'ASE 91 de venir parler de leurs difficultés de communication et des moyens d'y remédier. Lors de cette rencontre, un interprète en LSF a permis l'échange entre sourds et entendants. Pour compléter cette information, nous avons réalisé une exposition sur la surdité et programmé deux films vidéo en LSF (doublés en voix off et sous-titrés) sur le sujet (3) .
Nous ne souhaitions pas organiser des animations spécifiques aux sourds mais au contraire rompre leur isolement social et culturel, en les faisant participer aux animations habituelles.
Chaque année, la médiathèque Jean-Cocteau organise un cycle de conférences destinées à un large public. En avril 1997, nous avons pour la première fois fait appel à un interprète en LSF pour une de ces conférences. Les sourds se sont déplacés nombreux et sont venus de loin, témoignant du besoin de ce genre de manifestations. Cette initiative a rencontré un écho très favorable auprès du public entendant. Encouragés par ce succès, nous avons par la suite fait doubler en LSF certaines de nos animations : visites commentées d'expositions, contes bilingues, conférences. Nous sommes obligés de limiter les manifestations bénéficiant d'une traduction simultanée en LSF, la présence d'un ou plusieurs interprètes professionnels étant onéreuse.
Nous disposons actuellement d'un fonds sur la surdité et la langue des signes relativement conséquent. Ce fonds est régulièrement emprunté, notamment les dictionnaires bilingues et méthodes d'apprentissage de la LSF. Nombre de personnes s'y intéressent aujourd'hui, les médias faisant de plus en plus cas des sourds et de la langue des signes (clips, publicités, téléfilms, cinéma...). Ce fonds attire aussi des étudiants ou des professionnels de la surdité.
Nous avons également des vidéos en LSF (contes, documentaires, pièces de théâtre) qui s'adressent aux personnes sourdes qui ne lisent pas ; la production est malheureusement peu importante dans ce domaine.
En section adulte, les documents sont ventilés dans différentes classes Dewey : selon qu'ils parlent de la LSF, du handicap même, d'éducation ou d'appareillage. Pour les sourds ou les personnes qui ne sont pas familières des recherches en bibliothèque, il est parfois difficile de s'y retrouver. Mais le fait que ces documents soient classés comme les autres peut être un parti pris du point de vue de l'intégration des sourds. Faut-il regrouper ce fonds ou le rendre plus accessible par une signalisation plus adaptée ? C'est une question qui n'est pas encore tranchée.
En section jeunesse, tous les documents en LSF, livres et vidéos (dictionnaires, méthodes d'apprentissage à la LSF, documentaires et contes) sont traités comme les documents en langue étrangère sous la cote LSF.
Aujourd'hui encore, beaucoup de sourds sont isolés, exclus de la société. Peu de lieux publics offrent la possibilité aux sourds et aux entendants d'être réunis autour d'un sujet commun : susciter ces occasions, c'est faire un pas de plus vers l'intégration. Notre expérience montre que cette intégration est possible à condition de respecter les étapes et de créer des habitudes de rencontres du public sourd et entendant. Cela implique une réelle volonté politique pour accorder les moyens humains et financiers nécessaires à cette orientation : formation du personnel, frais d'interprétariat, création d'un fonds spécifique.
Pour finir, nous citerons une phrase de Victor Hugo à son ami sourd Ferdinand Berthier (25 novembre 1845) : « Qu'importe la surdité de l'oreille, quand l'esprit entend ? La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c'est celle de l'intelligence. » .