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    La Grande Bibliothèque du Québec

    Par Lise Bissonnette, Présidente-directrice générale

    Sous les très beaux atours de « nouvelle institution culturelle nationale dont nous aimons nous parer, rien n'a été plus prosaïque que la gestation de la Grande Bibliothèque du Québec. Elle est née des essais et des erreurs de réponse aux besoins d'hébergement de deux institutions très différentes, la Bibliothèque nationale du Québec et la Bibliothèque centrale de Montréal (municipale), qui cherchaient séparément depuis une vingtaine d'années une solution à des carences d'espace chroniques. L'idée de les loger sous un même toit montréalais avait circulé en toute intimité dans des cercles spécialisés, mais c'est sans doute l'ampleur et l'audace du projet français qui s'appelait encore la TGB qui a insufflé au gouvernement du Québec, à la fin des années 1990, la volonté de passer aux actes.

    Le ministère de la Culture avait en effet confié à un comité, en 1996, le soin d'étudier une hypothèse de "Très Grande Bibliothèque pour le Québec En 1997, le comité recommandait plus modestement la création d'une Grande Bibliothèque du Québec, dont le concept complexe désoriente toujours les citoyens. Résumons-le de façon trop lapidaire : la GBQ, dont la loi constitutive a été adoptée en juin 1998, est une société d'État qui mènera parallèlement trois missions.

    • 1. Elle reprendra, de la Bibliothèque nationale du Québec, la mission de diffusion de la collection nationale. Cette collection, constituée à partir du deuxième exemplaire du dépôt légal, est accessible au public sur tous supports : livres, disques, cédéroms, affiches, estampes, cartes postales, brochures, journaux, périodiques. Elle rassemble tout ce qui a été publié au Québec ou à propos du Québec depuis l'apparition de l'imprimé en Nouvelle-France. Les fonctions de conservation et de traitement de la collection nationale demeureront à la BNQ, qui dispose depuis peu d'un immeuble distinct pour ce faire, outillé selon les règles les plus récentes de l'art.
    • 2. Elle deviendra la bibliothèque publique centrale de la Ville de Montréal, qui lui cédera ses collections - une large collection universelle de prêt et une collection patrimoniale plus restreinte - ainsi que son personnel. La municipalité continuera à assumer la charge des bibliothèques de quartier et contribuera aux frais de fonctionnement de la GBQ, dont la direction, rappelons-le, relève du gouvernement du Québec puisqu'il s'agit d'une société d'État.
    • 3. À ces missions substitutives s'en ajoute une toute nouvelle. La GBQ devra servir l'ensemble du territoire québécois, soit par des services directs aux citoyens, soit par des services aux bibliothèques publiques dans toutes les régions. La loi lui confie le soin de mettre en réseau l'ensemble des institutions documentaires (bibliothèques publiques, bibliothèques d'enseignement, bibliothèques spécialisées), de promouvoir le livre et la lecture, d'être la vitrine de l'édition québécoise et de la mettre en valeur, et d'assurer la participation québécoise à la bibliothèque virtuelle universelle. À quelques nuances près (dont l'une est que nous n'en avons pas l'autorité), la GBQ devient une sorte de Direction du livre et de la lecture pour le Québec, une fonction disparue du ministère de la Culture depuis une vingtaine d'années.

    Comment programmer une institution aux vocations aussi diverses, de ses fonctions les plus immatérielles à son bâti ? Le siège social de la GBQ, qui se déploiera sur 33 000 mètres carrés, s'élèvera au coeur de Montréal, en prise sur la station centrale de correspondance du métro, dans une zone urbaine dense où se côtoient, dans une paix précaire, des petits patrons du crime, une université, les commerces usuels à un quartier latin, divers organismes culturels et communautaires, un fort tourisme saisonnier et une part croissante de résidents d'un quartier que la seule prévision de notre présence contribue déjà à « gentrifier » ?

    Il m'est évidemment impossible, en quelques minutes, de présenter toutes les étapes et les moyens de notre programmation. Les questions que vous nous posez aujourd'hui n'en touchent qu'une partie et ne sont sans doute pas les plus complexes quand on dispose comme nous d'une table rase, ou presque, et d'un temps raisonnable de réflexion tandis que se déroulent notre concours international d'architecture et les activités de construction qui devraient mener à une ouverture à la fin de l'année 2003. Je tenterai donc d'y répondre brièvement, pour me donner le loisir de revenir à d'autres questions touchant la programmation des contenus d'une nouvelle bibliothèque, questions qui me hantent tout autant sinon plus que celle des supports et véhicules de l'information.

    Quelles évolutions prévisibles ?

    Il me semble que la seule façon de prévoir les évolutions, aujourd'hui, est de se donner d'avance les moyens de les accepter. Nous nous sommes d'abord dotés d'une forte direction de la bibliothéconomie, chargée de définir les équilibres de notre collection universelle, de trouver les moyens de mise en valeur et de large diffusion de nos collections patrimoniales, d'étudier les besoins des usagers à partir non seulement de leurs comportements connus mais aussi de nouveaux facteurs, dont la démographie montréalaise, mosaïque multilingue au sein d'un pays très majoritairement de langue française. Les collections dont nous hériterons se présentent déjà sous de multiples supports, parmi lesquels les plus récents.

    Nous avons aussi mis en place une direction de l'informatique qui travaillera étroitement avec l'équipe de construction pour assurer au bâtiment toute la souplesse technique nécessaire à l'accueil des changements techniques, ainsi qu'une direction des technologies de l'information qui se partagera, d'ici à l'ouverture, entre la planification et la veille.

    J'insiste sur la nécessité de cette direction des technologies de l'information, et notamment sur son rôle de « veilleur ». La vitesse phénoménale du changement, tant pour la quincaillerie informatique que pour les nouveaux supports de lecture, rend impossible la prévision précise de ce que sera le necplus ultra en ces domaines en 2003 ou 2004. Et quiconque s'intéresse au débat actuel sur les attitudes de lecture, sur la disponibilité prochaine du livre électronique ou même de l'encre et du papier électronique, sait que nous nageons en pleine spéculation, nourrie par une recherche où la frénésie de l'innovation n'a plus de limites, comme l'ont enseigné les débats du récent congrès de l'Association internationale des éditeurs, dont M. Roger Chartier a récemment rendu compte dans Le Monde (« Édition et numérique : révolution dans la révolution ", édition du 12 mai).

    La question est moins de savoir si nous devons consacrer une partie de nos ressources à l'acquisition et à l'utilisation de ces nouveaux supports que de savoir à quel moment nous devrons le faire. Nous ne faisons pas partie de ceux qui croient que l'odeur de l'encre et du papier sera assez forte pour triompher des pixels et charmer encore longtemps, sans rivale, toutes les générations. Mais nous ne saurions non plus nous confondre avec les « cracks du multimédia qui disposent à Montréal d'une fascinante cité dans la cité où aller et venir entre leurs essais et erreurs.

    Le rôle de la bibliothèque est d'adopter les nouveaux supports au fur et à mesure qu'ils se stabilisent, c'est-à-dire qu'ils se présentent sous une forme réellement utilisable par un large public et non seulement par les chercheurs, et aussi d'accompagner ce public en le formant à leur utilisation. Nous devons être les médiateurs des nouvelles sources d'accès aux richesses documentaires, nous n'en sommes pas les inventeurs et nous ne devons surtout pas en être les cobayes.

    Pour l'instant, nous prévoyons d'offrir des documents sous de multiples supports, outre l'imprimé traditionnel : pour l'audiovisuel, des livres-cassettes, cassettes audio, disques compacts, DVD, cassettes vidéo, diapositives, microfilms et microfiches, notamment pour les éditions antérieures de journaux et périodiques mais aussi pour les livres anciens non disponibles sous un autre format ; pour le numérique, des logiciels, bases de données spécialisées, abonnements électroniques à des journaux et périodiques, encyclopédies et autres outils numérisés de référence, dont nous acquerrons les licences ou les droits de diffusion pour les rendre disponibles à nos usagers soit à la GBQ même, soit à distance ; de même, nous espérons pouvoir offrir aux citoyens, où qu'ils soient au Québec, la numérisation à distance et sur demande de documents, service aujourd'hui réservé aux seuls chercheurs. Enfin notre direction des technologies, de concert avec d'autres services documentaires, envisage de rendre disponible le catalogage bibliothéconomique de sites internet reliés aux grands domaines d'intérêt littéraires et documentaires.

    Notre direction des technologies de l'information, en coopération avec les bibliothécaires mais aussi avec des ressources issues du monde du multimédia, agira au surplus comme une unité de veille, ayant pour mission d'informer la bibliothèque sur les nouveaux supports, de les évaluer et de préparer les décisions adéquates.

    Nous avons en parallèle créé une direction du développement institutionnel qui planifie l'ensemble des activités «non bibliothéconomiques » du futur établissement (notamment l'animation, les expositions, les liens avec les milieux scolaires et communautaires). Cette direction, liée à une Fondation qui servira de canal à nos partenariats avec divers organismes et entreprises, pourra conclure des ententes de commandite des bancs d'essai de nouveaux supports, sans que cela engage nécessairement la GBQ à les adopter. L'établissement pourra ainsi servir de vitrine aux innovations, y intéresser sa clientèle, et en suivre le mieux possible l'évolution.

    Sans ces conditions, le lieu que nous devons créer sera d'une grande diversité. Nous ne prévoyons pas moins de 29 types d'espaces dans la future GBQ, dont voici sommairement la répartition en cinq catégories (tableau ci-dessous).

    La GBQ disposera de 700 postes informatiques, dont 305 postes disponibles aux usagers, et 90 en six salles de formation. Ce qui signifie que, dans chacun des espaces où il le faudra, les supports imprimés traditionnels côtoieront les données numérisées les plus récentes. Toutes nos collections, sur tous supports, devraient être en accès libre et gratuit, y compris pour les banques de données spécialisées qui seront notamment utilisées par les travailleurs autonomes, les chercheurs et les usagers de la bibliothèque d'affaires.

    Le péril en notre demeure

    Revenons au titre de notre session : « Programmer une bibliothèque aujourd'hui ? " Le défi de la diversité des services, de leur adéquation aux nouvelles façons de fréquenter le livre et la bibliothèque, me semble moins préoccupant que l'effet pervers de cette diversité, pourtant souhaitable à tous égards. Les bibliothèques comme la nôtre, qui vont se multiplier, sont d'évidence menacées de devenir de vastes centres de documentation, des stations-service documentaire où le client se sert à la pompe et disparaît, ni vu ni connu, grâce au libre accès aux rayons, au catalogue informatisé, à l'auto-prêt et bientôt à l'auto-retour.

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    29 types d'espaces dans la futur Grande Bibliothèque du Québec répartit en cinq catégorie

    Quand j'ai pris mes nouvelles fonctions, en août 1998, j'ai été rapidement traumatisée par le « Programme des espaces et activités », qui avait déjà été dûment préparé par une instance provisoire. Ses 350 pages étaient une bible de la bibliothèque d'avant-garde, où ne manquaient ni une fonction, ni une circulation, ni un branchement. J'arrivais mal, toutefois, à saisir la personnalité de cette future bibliothèque, à en trouver le sens au sein du foisonnement par ailleurs fascinant et stimulant de ses activités.

    Comme les travaux préparatoires avaient essentiellement porté sur les exigences du bâtiment, et que la mission nationale restait en friche hors son esquisse dans la loi, j'ai entrepris de mener moi-même une série de rencontres dans toutes les régions du Québec, d'abord avec les bibliothécaires régionaux et locaux, ensuite avec les milieux d'éducation et de culture, enfin avec les élus municipaux.

    Or, même si le Québec est un de ces lieux où la fièvre du multimédia gagne villes et campagnes -d'autant plus fortement que le territoire est immense et que la communication électronique y change la vie -, les « besoins et demandes », pour reprendre le thème de notre session, touchaient moins souvent les supports que les contenus. Partout on nous a demandé de mettre en valeur l'édition patrimoniale, y compris celle des régions, de trouver des moyens de diffuser la littérature québécoise et les littératures régionales, d'ouvrir des forums de lecteurs grâce à notre - toile » électronique, d'établir des ponts entre les collections généralistes des bibliothèques publiques et les collections universitaires spécialisées (ce que nous ferons en lançant les travaux de mise en place d'un catalogue collectif), et de contribuer aux activités d'animation qui feront passer les enfants et les adolescents de l'école à la bibliothèque, c'est-à-dire qui les feront entrer en lecture et participer au bonheur des lettres.

    Ainsi s'est confirmée une hypothèse qui était déjà la nôtre. Les nouvelles bibliothèques, croyons-nous, doivent réaffirmer avec plus de force que jamais l'idée fondatrice de leurs origines, celle de la primauté de leur vocation culturelle. L'ensemble de services qu'elles offrent doit être ordonné selon des valeurs qui imposent des choix, et ces choix doivent être visibles, de ses collections à son architecture.

    Notre politique de développement des collections, actuellement en définition, sera donc soutenue par diverses études qui tenteront non seulement d'éclairer la demande des usagers, mais de susciter de nouvelles demandes culturelles en enrichissant l'offre. Il est relativement simple, par exemple, de proposer aux Québécois la diversité de contenus littéraires français et québécois, dont ils ont déjà l'appétit. Mais nous devons élargir cette diversité en nous faisant le forum des découvertes littéraires, ou encore de la promotion de genres littéraires nobles mais négligés comme l'essai ou la poésie.

    Autre exemple : l'approfondissement de notre rapport aux littératures étrangères exige une attention particulière, une planification particulière, notamment dans une métropole où, aujourd'hui, un enfant ou adolescent sur trois vient d'un pays dit d'immigration et où l'interpénétration des cultures, déjà réelle et enthousiaste, mérite d'être mieux soutenue par des institutions aux fortes ressources comme la nôtre.

    Autrement dit, autant je crois que la bibliothèque n'est pas le premier vecteur de l'innovation en supports techniques de lecture même si elle doit les connaître et les accompagner, autant je crois qu'elle doit exercer un leadership en matière de développement culturel et d'aide à la création de nouveaux patrimoines littéraires. Cette affirmation d'un ordre de valeurs pour une institution, cette décision de dire que tout n'est pas égal se situent en amont de la planification, de façon à pouvoir l'inspirer à chacune des étapes.

    Personne ne dit mieux cette primauté des contenus sur la forme que l'écrivain et essayiste Alberto Manguel dans son désormais célèbre essai Une histoire de la lecture (1) , où l'on ne trouve pas une ligne sur l'édition électronique sans pourtant que sa conception de la lecture la bannisse. « Les formats essentiels, écrit-il, ceux qui permettent au lecteur d'éprouver le poids physique de la connaissance, la splendeur de grandes illustrations ou le plaisir d'emporter un livre en promenade ou au lit, ceux-là demeurent. »

    1. Actes Sud/Léméac, 1998. retour au texte