PERMETTEZ-MOI UNE PRÉCISION : CERTAINS DOCUMENTS ANNONÇANT CE CONGRÈS m'ont présenté comme « président de la commission culture du Conseil régional du Languedoc-Roussillon. Je suis tout simplement membre de celle-ci mais j'y siège dans l'opposition. Je continue en effet à récuser dans cette région l'alliance entre la droite et l'extrême droite qui y dure encore. Ceci étant, ma posture d'opposant me fait obligation de vigilance et de critique et c'est de celle-ci que je vais nourrir les réflexions que je vais vous livrer maintenant.
Vous m'avez demandé mon point de vue sur les usagers du service public des bibliothèques. Je vois deux missions assez distinctes de ce service : vis-à-vis du territoire et vis-à-vis des lecteurs.
Ces missions renvoient à des populations exclues ou discriminées dans l'accès à la culture en général, écrite ou construite en particulier, mais aussi à des populations locales qui n'ont pas un égal accès aux ressources culturelles.
Ce sont celles dont le profil social ou le parcours de consommation les tiennent éloignés des bibliothèques (même devenues médiathèques). Ce sont celles des MLI, des ANPE, des CCAS mais aussi celles des galeries commerciales ou de certaines plages dites populaires. Vis-à-vis d'elles, ne faudrait-il pas définir des stratégies de suivi individuel en petits groupes comme cela se fait dans le domaine de l'économie solidaire ou de l'insertion par le travail ? Cela suppose que la bibliothèque/médiathèque se fasse « hors les murs », définisse des publics-cibles, dispose de personnel formé en ce sens.
Ce sont celles qui n'ont pas les moyens d'exploiter pleinement le capital du système scolaire. Vous savez combien ce système reproduit les inégalités sociales, quel que soit le dévouement des enseignants ou la performance de l'encadrement. Ces inégalités sont particulièrement éclatantes dans le domaine de la lecture que ce soit à travers les taux impressionnants d'analphabétisme ou dans le désintérêt pour les bibliographies que l'on constate dans l'enseignement supérieur. Face à ce problème, ne faut-il pas intensifier le partenariat entre bibliothèques et écoles ? Même et surtout s'il faut se réjouir que 30 à 40 % de vos usagers soient des jeunes scolarisés, il n'est pas possible de faire l'impasse sur les pourcentages importants qui n'y viennent pas. Ce partenariat, on peut l'imaginer aussi avec des associations luttant contre l'illettrisme, pratiquant l'aide aux devoirs, avec des organismes de formation professionnelle. Il se concrétise dans des projets d'animation mêlant la fréquentation des lieux, l'intéressement aux productions culturelles, l'initiation à l'écriture et à la création.
Elles sont coupées d'un accès spontané aux biens culturels marquant d'ores et déjà l'existence d'une nouvelle fracture sociale. Une fracture entre ceux qui sont dans les réseaux de communication et d'échange et ceux qui ne savent pas y entrer ou s'y mouvoir. La sociologie des usages de l'Internet l'illustre amplement : l'idéal égalitaire républicain est de plus en plus nié par un équipement inégal du territoire, mais aussi par l'absence de propédeutique et le mythe du village global ». Car c'est bien un mythe que de croire que tout le monde peut accéder au même moment aux mêmes sources pour son bénéfice personnel. Souvent la bibliothèque/médiathèque est localement le seul équipement à vocation sociale et culturelle, de nature démocratique. Démocratique, c'est-à-dire capable de répondre à des attentes ou des besoins contradictoires et de les arbitrer. Raison de plus pour qu'elle structure des pratiques spécifiques, des apprentissages à l'organisation de manifestations, de débats, d'expositions. Pensons ainsi l'exploitation des fonds patrimoniaux locaux trop souvent réservés aux érudits ou aux chercheurs et qui peuvent être des points de passage collectifs vers des lieux de mémoire et une identité culturelle localisée.
Ces missions qui me semblent incomber au service public des bibliothèques pourraient être mieux remplies encore dans la définition d'un service culturel de proximité. C'est l'idée du Schéma des Services collectifs contenue dans la loi du 25 juin 99 sur l'Aménagement et le Développement durable du Territoire. Les Conseils régionaux ont donné leur avis et parfois défini leur orientation sur ces perspectives législatives en ce début d'année. Il s'en dégage un consensus, un dissensus et un oubli.
On le voit, les missions de service public vis-à-vis de publics territorialisés mais mal à l'aise dans l'espace culturel sont particulièrement larges. Celles ancrées sur la lecture publique sont au coeur de ces défis.
Ces missions renvoient à une question finalement très ancienne mais relancée par l'arrivée des nouvelles technologies de la communication (NTC) : comment produire un public, une opinion publique ? C'est-à-dire comment construire une instance universelle de jugement et d'appréciation des biens de la pensée. Une instance définie par la possible et libre participation de chacun de ses membres à l'examen critique de ces biens et des discours échangés. C'est le défi toujours actuel lancé par l'Europe des Lumières et par la Révolution française. Ce défi est aujourd'hui renouvelé par l'irruption des NTC dans la formation de l'opinion : le texte électronique (entre autres) ne va-t-il pas favoriser la multiplication de communautés spécialisées et séparées par leurs usages spécifiques de nouvelles techniques ? Cette fragmentation ne va-t-elle pas favoriser le contrôle global des échanges par les entreprises multimédias les plus puissantes ? Ce sont des questions souvent posées par Roger Chartier et qui méritent qu'on s'y arrête. Sinon l'arrivée d'Internet et du livre électronique suscitera toujours plus de peurs : celle d'une édition sans éditeurs (je pense à l'essai d'André Schiffrin), sans auteurs, sans libraires et finalement sans lecteurs. Cette angoisse peut expliquer la virulence prise par le débat en France sur le prêt payant conçu par beaucoup comme une réponse immédiate à la remise en cause du droit d'auteur sur Internet.
Dans ce contexte, elles sont à mes yeux, au nombre de trois.
Pour conclure, permettez-moi une dernière observation : l'implication des élus dans le service public de la lecture est de moins en moins assurée. Elle apparaît synonyme de politisation et de censure comme on a pu le voir dans les villes de Vitrolles ou d'Orange. Mais ce risque masque un problème plus profond : celui de l'exclusion des élus par les professionnels de la culture. La décentralisation et la démocratisation de la culture ont depuis vingt ans entretenu cette professionnalisation qui est, au demeurant, une bonne chose. Mais elle aboutit à une déresponsabilisation des élus qui ne demandent pas mieux, dans une logique de guichet, que de financer des opérations ou des systèmes dont ils se désintéressent. Vous connaissez sans doute la boutade de Valéry : « La politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Il ne faudrait pas que cette formidable professionnalisation de la culture décharge les politiques de l'obligation de se mêler de ce qui regarde les gens...